Culture

«Ana Arabia»: un labyrinthe pour la paix

Temps de lecture : 5 min

Amos Gitaï utilise une prouesse technique, son film est un unique plan-séquence d'1h20, pour nous livrer une vigoureuse affirmation politique: sous ce ciel unique, il n’y a qu’une terre à habiter par tous.

 © Océan Films
© Océan Films

Ana Arabia

d’Amos Gitaï.

Avec Yuval Scharf, Sarah Adler, Assi Levy, Youssef Abou Warda.

Durée: 1h20.

Sortie le 6 août.

Séances

Il semble y avoir un paradoxe embarrassant à la sortie d’Ana Arabia alors même qu’ont lieu les combats meurtriers qui voient une fois de plus l’armée israélienne tuer des Palestiniens par centaines à Gaza.

Réalisé il y a plus d’un an, durant une période relativement calme dans la région, le film semble porter un espoir que démentiraient cruellement, une fois de plus, les événements actuels. Il est pourtant possible que ce soit exactement le contraire, et que la fable réaliste mise en scène par Amos Gitaï soit aussi le plus intelligent commentaire politique sur le drame actuel, ou plutôt le ixième acte du même drame qui se joue dans la région depuis des décennies.

La fable d’Ana Arabia naît de deux histoires réelles, deux histoires d’aujourd’hui. L’une est la découverte d’une femme palestinienne, Leïla Jabbarine, épouse d’un arabe israélien, mère et grand-mère de famille nombreuse, qui s’avère être juive, née à Auschwitz où sa mère fut déportée et a péri, ce que ses enfants et petits-enfants n’ont appris que très tardivement. L’autre histoire concerne l’existence d’une enclave où cohabitent toujours, dans des conditions précaires mais en bonnes relations, des juifs et des arabes, à proximité de Tel-Aviv, dans la banlieue de Jaffa.

Gitaï a toujours été attentifs à de tels lieux, il a réalisé trois documentaires dans une zone de Haïfa à certains égards comparables, Wadi (1981), Wadi (1991) et Wadi Grand Canyon (2001), tandis qu’une part essentielle de son œuvre –fictions et documentaires– n’aura cessé d’interroger la notion de frontière, comme espace qui relie tout autant qu’il sépare: depuis House en 1980, 35 ans d’un cinéma qui est l’antithèse même du Mur israélien. Ana Arabia s’inscrit dans cette filiation longue, et la radicalise avec un choix de mise en scène extrême, pratiquement sans précédent dans l’histoire du cinéma: tourner un long métrage entier en un seul plan.


On sait que La Corde d’Hitchcock imite ce dispositif grâce à des astuces de réalisation, mais c’était pour filmer à huis clos une pièce de théâtre. Et si L’Arche russe d’Alexandre Sokourov s’est, lui aussi au nom d’une affirmation politique et historique, affronté au même défi, la circulation au sein du musée de l’Ermitage à Saint Petersbourg relevait d’un exercice différent (par ailleurs, le film a en fait été tourné en deux prises raccordées de manière invisible).

Que le film de Gitaï soit réalisé en un unique plan séquence d’une heure vingt n’a rien d’un exercice de maîtrise gratuit. C’est au contraire une manière à la fois élégante et efficace de prendre en charge, en termes de mise en scène, l’affirmation politique et éthique qui soutient tout le film.

C’est l’inextricable et déstabilisante unité de ce qui construit ce lieu, ses habitants et habitantes –dont, outre le personnage de fiction inspiré par Leïla Jabbarine, une autre femme juive ayant elle aussi épousé un arabe– qui se met en pace dans la circulation qu’organise le film.

Car cette unité n’est en aucun cas simple ni linéaire. C’est un labyrinthe dont les lieux, dédale de cours, de ruelles, de petites maisons, de lopins cultivés, de décharges d’ordures, est la formulation topographique du labyrinthe d’histoires qui relient et si souvent opposent les protagonistes, présents physiquement à l’image ou dans les multiples récits, protagonistes eux-mêmes fruits de non moins labyrinthiques relations familiales épousant les tragédies et rebondissements de la deuxième moitié du XXe siècle, et jusqu’à aujourd’hui.

Ce parti pris de mise en scène peut être vu comme suggérant que la thèse «deux peuples, deux pays», est une sanglante impasse

Portée par quatre interprètes remarquables, Youssef Abou Warda campant un émouvant et modeste patriarche, et trois femmes magnifiques jouées par Yuval Scharf, Sarah Adler et Assi Levy, cette construction aux allures de 1001 nuits de la catastrophe subie par les Palestiniens est aussi une vigoureuse affirmation politique que sous ce ciel unique qui finira par occuper tout l’écran, il n’y a qu’une terre à habiter par tous.

L’espace, matériel, politique et métaphorique dans lequel se joue Ana Arabia n’est pas une utopie, un lieu imaginaire.

Cet endroit existe, il occupe géographiquement et imaginairement un emplacement qu’on désigna jadis comme «la zone», aux limites des grandes villes, territoire échappant à la règle sociale dominante, inventant des modes de vie alternatifs aussi bricolés et précaires que les habitats de fortune qu’y érigent ceux qui les occupent, et que les autorités politiques et mercantiles n’ont de cesse de faire disparaître.

Si Ana Arabia est en effet une fable, c’est de donner à explorer un espace réel en lui conférant une exemplarité, une puissance de référence qui l’excède infiniment sans rien résilier de son existence.

Le film construit ainsi un des ces lieux que Michel Foucault appelait, par différenciation avec les utopies, des hétérotopies:

«Des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l'institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d'utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l'on peut trouver à l'intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables.»[1]

A mesure que la jeune journaliste juive israélienne s’enfonce dans ce réseau topographique, temporel et affectif, elle fait comme surgir sous ses pas une floraison complexe, entrelacée, où les citronniers et les pièces de mécanique auto, les verres de thé et les décorations murales sont à la fois des signes et des êtres vivants, qui semblent attachés par mille lien à d’autres souvenirs, d’autres gestes, d’autres êtres.

Amos Gitaï cherche depuis longtemps les traductions plastiques qui, en construisant d’autres rapports à l’espace et à l’histoire, ouvriraient sur d’autres compréhensions que les face-à-face institués et mortels –on se souvient en particulier du montage de la voix arabe sur les images de la conquête juive à la fin de Kedma, des plans séquences reliant intérieur et extérieur d’Alila, des images «filées» de Promised Land, des reflets d’un autre récit sur les vitres du véhicule en mouvement de Free Zone.

Le plan unique d’Ana Arabia mais surtout la manière dont il se révèle capable d’accueillir une telle pluralité de présences, de mémoires, de formes de vie, est une des plus puissantes et des plus suggestives, notamment parce qu’elle établit du même élan unité de lieu et unité de temps, ce «temps réel» qui s’écoule pour tous simultanément tandis qu’inexorablement s’allongent les ombres d’une fin d’après midi.

Et aujourd’hui plus encore que lors de sa réalisation ou de sa présentation au Festival de Venise, ce parti pris de mise en scène peut être vu comme suggérant silencieusement que le schéma politique sur lequel la totalité des entreprises diplomatiques, politiciennes et militaires se fondent depuis des décennies, à savoir la thèse «deux peuples, deux pays», est une sanglante impasse, dont le déluge de bombes sur Gaza comme les roquettes du Hamas, et plus généralement les extrémismes juifs et arabes qui dominent politiquement les deux zones, sont l’inévitable traduction.

Film de paix, Ana Arabia parle de manière humaine et visionnaire de la guerre, celle qui est en cours depuis trois semaines, celle qui est en cours depuis plus de 40 ans.

1 — Conférence de 1967 «Des espaces autres» publiée dans LE CORPS UTOPIQUE - LES HÉTÉROTOPIES aux éditions Lignes en 2009. Retourner à l'article

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