Une pieuvre femelle défend ses œufs jusqu'à la mort – au sens strict. Chez les espèces vivant en eaux peu profondes, la mère veille sur ses œufs rassemblés dans une cachette. Chez les pieuvres de haute mer, elle les transporte dans ses tentacules afin de les protéger du courant. Et chez les pieuvres vivant en eaux profondes, la femelle se fixe à un endroit pour couver. Une couvaison qui, selon une récente étude, peut durer des années.
Des chercheurs ont observé une femelle veillant sur ses petits pendant quasiment quatre ans et demi. Ce qui fait désormais de la pieuvre Graneledone boreopacifica, une espèce des profondeurs, la titulaire officielle de la plus longue couvaison connue au sein du règne animal. Et elle en paye le prix ultime, en s'affaiblissant progressivement jusqu'à mourir au chevet de ses enfants. Mais ce faisant, elle lègue à ses petits poulpes prodiges un avantage reproductif certain: parmi toutes les pieuvres, c'est chez cette espèce que les portées sont les plus nombreuses et les plus «avancées d'un point de vue développemental», ce qui leur offre une tentacule d'avance dans la grande course évolutive à la survie.
Au bout de ses forces
La couveuse marathonienne avait choisi une saillie rocheuse, située à 1400 mètres de profondeur dans le canyon sous-marin de la baie de Monterey, en Californie – un emplacement populaire chez les individus de son espèce, selon un article publié le 30 juillet dans la revue PLOS ONE. En avril 2007, des scientifiques du Monterey Bay Aquarium Research Institute, dirigés par Bruce Robison, y avaient plongé leur véhicule sous-marin téléguidé pour y trouver une femelle pieuvre, identifiable grâce à plusieurs cicatrices, nageant vers le rocher. Un mois plus tard, en réitérant leurs explorations, ils l'avaient retrouvée sur le rocher, à un mètre du plancher océanique, où elle avait élu domicile avec sa couvée. Les œufs mesuraient à peu près 1,5 centimètres de long pour 0,5 de large, soit un gros tas de Car en Sac blancs et translucides.
De mois en mois, les chercheurs reviennent voir la maman et assistent à sa déliquescence progressive. Au départ, elle a une «robe violet pâle, très texturée», qui ne cesse de blanchir à mesure que la couvaison se poursuit. Son corps, rond et charnu, se ratatine graduellement, sa peau se détend et perd de sa texture, ses yeux deviennent vitreux et ses tentacules se décolorent. Qu'importe que de savoureux crabes et crevettes passent à sa portée, elle se contente de les repousser dès qu'ils s'approchent trop près de ses œufs, sans jamais en croquer un morceau. Avec la pince de leur machine, les scientifiques lui proposent même des morceaux de crabe décortiqués, mais elle les ignore systématiquement. S'il lui est arrivé de manger, ils n'en savent rien.
A quarante mois, soit aux trois-quarts de la couvaison, la forme des bébés pieuvres est parfaitement reconnaissable à travers les œufs. La dernière fois que les plongeurs voient la femelle, en septembre 2011, ses œufs ont atteint la taille de noix du Brésil. Lors de la 18ème plongée du robot, un mois plus tard, elle a disparu et a laissé derrière elle 160 capsules d’œufs vides. Elle avait passé 53 mois à couver ses œufs – presque quatre fois plus longtemps que le précédent record de couvaison observé chez une espèce de pieuvre, la Bathypolypus arcticus. Si, chez les éléphants, la mise bas intervient après 21 mois, que les requins-lézards portent leurs embryons pendant 42 mois, la seule créature qui s'approche d'une telle durée est la salamandre alpine, avec 48 mois de gestation.
Développement lent et températures très basses
Pourquoi est-ce si long? Pour deux raisons. La première, c'est qu'il fait froid au fond de l'océan et la seconde, c'est qu'il faut du temps pour que de mini pieuvres se développent parfaitement. Au cœur de la nichée, la température varie entre 2,8 et 3,4 °C et pour des animaux à sang froid, plus il fait froid, plus le temps nécessaire au développement des embryons est long. De même, un temps de développement long permet aussi des œufs plus gros, pour que les petits soient tout de suite autonomes après l'éclosion.
Pour la mère, le challenge consiste à déterminer le nombre d’œufs qu'elle peut pondre, par rapport au temps qu'elle peut prendre pour les couver et s'assurer de leur sécurité. C'est un véritable numéro d'équilibriste pour la mère pieuvre: elle doit survivre suffisamment longtemps pour voir l'éclosion, mais si elle survit trop longtemps après, cela veut dire qu'elle aurait pu pondre davantage. Plus le moment de sa mort coïncide avec celui l'éclosion, mieux elle saura combien pondre d’œufs pour s'assurer au maximum de leur sûreté, même si le mécanisme à l’œuvre dans une telle coordination n'est pas encore connu.
L'autre mystère, c'est la manière dont la mère survient à ses propres besoins pendant la couvaison. Même si, avec des températures aussi basses et le fait qu'elle reste immobile, son métabolisme ne nécessite pas beaucoup d'énergie, on ne sait toujours pas comment elle s'y prend pour survivre si longtemps sans visiblement se nourrir. Il est possible qu'elle ait avalé des crabes qui passaient à proximité quand les scientifiques ne l'observaient pas, voire des œufs non fécondés ou malades, comme le font d'autres espèces de pieuvres. Dans tous les cas, la durée de sa couvaison excède ce que les biologistes estimaient être jusqu'à présent son espérance de vie.