La décision du président Obama d'envoyer 17 000 soldats supplémentaires en Afghanistan ne signifie ni qu'il «est en train d'imprimer fermement sa marque» sur la guerre, comme l'a écrit le New York Times, ni qu'il est en train de «glisser sur la voie dangereuse de l'escalade militaire», comme le lui reproche un groupe pacifiste. Il va devoir prendre une décision sur l'avenir de cette guerre dans les prochains mois, et peut-être finira-t-il effectivement par choisir cette voie, en dépit de tous ses efforts pour l'éviter. Pour l'instant, cependant, aucune de ces affirmations n'est vraie.
Le président a annoncé, mardi 17 février, qu'il enverrait deux bataillons supplémentaires ainsi que leur personnel de soutien en Afghanistan - augmentant ainsi de moitié la présence militaire des Etats-Unis dans ce pays - pour deux raisons simples: il faut empêcher l'Afghanistan de s'effondrer avant l'élection présidentielle du mois d'août et assurer un minimum de sécurité afin que l'élection puisse avoir lieu.
La Maison Blanche est en train de procéder à un «examen stratégique» de l'Afghanistan, qui doit s'achever dans 60 jours. L'état-major du Pentagone a déjà soumis sa propre analyse. Le commandement central américain du général David Petraeus est, lui aussi, en train de rédiger son rapport. Ensuite, Obama décidera quelle position adopter sur cette guerre à long terme. Mais s'il avait attendu le résultat de cet examen stratégique pour décider d'envoyer les deux bataillons en renforts, ces derniers ne seraient jamais arrivés à temps pour l'élection.
En bref, quoi qu'Obama décide de faire à propos de cette guerre, il n'avait pas vraiment d'autre choix que de déployer ces deux brigades maintenant - ce que lui recommandaient tous ses conseillers, civils et militaires - à moins d'opter pour un retrait pur et simple d'Afghanistan. Mais il n'allait pas faire ça. Il a répété à de nombreuses reprises, au cours de la campagne électorale et après, qu'il redéploierait un certain nombre des soldats retirés d'Irak en Afghanistan. Les deux brigades qu'il compte affecter à l'Afghanistan - l'une relevant de l'armée de terre et l'autre de la marine - devaient à l'origine retourner en Irak.
Néanmoins, le président a clairement signifié dans son annonce que ce déploiement ne serait pas indéfini. Son objectif, a-t-il expliqué, est seulement de «stabiliser une situation qui se détériore». Il a également souligné que «ce renforcement des effectifs ne préjugeait en rien de l'issue de cet examen stratégique».
Le défi de l'Alliance atlantique en Afghanistan, déjà ambitieux, s'est encore compliqué depuis quelques jours en raison d'un accord conclu entre le gouvernement pakistanais et un personnage clé des talibans. En échange de la cessation des conflits intérieurs entre l'armée et les rebelles, les talibans ont été autorisés à instaurer la loi de la charia (loi islamique) dans la vallée de Swat, une région de 1,3 million d'habitants, lesquels ont majoritairement voté en faveur des candidats laïques aux dernières élections. La vallée de Swat est située à seulement 160 km de la capitale du Pakistan, Islamabad.
Le président Obama et le secrétaire d'État américain à la Défense Robert Gates ont affirmé que leur mission en Afghanistan se limitait à empêcher ce pays de devenir un repaire sûr pour les terroristes qui voudraient attaquer les Etats-Unis et leurs alliés ou déstabiliser la région. Et pourtant, les talibans semblent avoir trouvé un tel repaire à l'intérieur du Pakistan, un État bien plus riche et doté de l'arme nucléaire. En plus, ils ont la bénédiction du gouvernement pakistanais pourtant censé être l'allié de l'Amérique dans la guerre contre le terrorisme.
Depuis quelque temps déjà, des gradés américains reconnaissent que le Pakistan est devenu une menace plus importante et pourrait s'avérer la plus grande source de terrorisme mondial. Par conséquent, quand bien même la guerre en Afghanistan prendrait une meilleure tournure, l'initiative d'Obama ne serait pas concluante.
La question qui se pose est la suivante: si les terroristes islamistes trouvent refuge au Pakistan avec l'approbation officielle des autorités, dans quelle mesure le sort de l'Afghanistan importe-t-il? Combien de sang et d'argent doit-on sacrifier dans un combat inutile?
Il convient de souligner que l'accord n'a pas encore été entériné et qu'au vu de ses termes, il ne le sera probablement jamais. Contrairement à certaines affirmations, il ne préconise pas un abandon total de la vallée de Swat à l'autorité talibane. En réalité, comme le précise le journaliste respecté Ismail Khan dans un article paru récemment dans le Dawn (le journal anglophone pakistanais le plus lu aux Etats-Unis) cet accord prévoit le respect du code pénal laïque pakistanais, à moins qu'un conseil de juges de la charia ne déclare une loi particulière contraire à l'islam. Il exige aussi la cessation des hostilités entre l'armée pakistanaise et les milices talibanes.
Pour le moment, aucune sorte de justice ne fonctionne dans la vallée de Swat. Par ailleurs, les milices talibanes, quoiqu'en infériorité numérique, ont infligé des défaites cuisantes à l'armée pakistanaise lors de leurs confrontations armées. Finalement, cet accord entre le Pakistan et les talibans impose une autorité nationale laïque davantage qu'il ne légitime la loi de la charia. Et vu les rapports de forces, on voit mal comment les talibans pourraient l'accepter.
En fait, cet accord n'a pas été conclu avec «les talibans» dans leur ensemble - cette expression suppose une entité plus cohérente qu'elle ne l'est en réalité - mais plus spécifiquement avec le Maulana Suffi Mohammed, que les Pakistanais ont arrêté il y a deux ans pour avoir dirigé des attaques djiahistes de l'autre côté de la frontière, en Afghanistan. Il a par la suite été libéré après avoir accepté de renoncer au combat et d'œuvrer pour la paix.
Le but espéré de cet accord est d'amener le Maulana Suffi Mohammed à conclure à son tour un accord avec son gendre, le Maulana Fazlullah, l'adjoint d'un chef taliban nettement moins modéré. Ou, s'il n'arrivait pas à s'entendre avec son gendre, de voir un fossé se creuser entre différentes factions islamistes, ce qui éloignerait Suffi Mohammed et ses partisans des radicaux et renforcerait le gouvernement central.
Mais Daniel Markey, spécialiste du Pakistan au Conseil des relations étrangères, doute que ce stratagème fonctionne. «[Ce stratagème] suppose que les militants radicaux accepteront l'autorité de l'Etat pakistanais», a-t-il déclaré dans une interview téléphonique. «Pour quelle raison le feraient-ils?»
Sur le principe, il n'y a rien de mal à tenter de négocier des accords avec des factions talibanes. Le général Petraeus a dit ouvertement que toute stratégie fructueuse en Afghanistan devra inclure ce genre d'accords. Mais Petraeus et d'autres officiers posent deux conditions à de telles négociations: premièrement, il est inutile de suivre cette voie avec les talibans purs et durs; deuxièmement, dans la mesure où des négociations seraient possibles avec une faction, il faut les engager en position de force.
Or l'accord au Pakistan viole ces deux règles: d'une part, les dirigeants politiques pakistanais essaient de conclure indirectement un accord avec la frange dure des talibans. Et, d'autre part, ils abordent les négociations en position de faiblesse évidente.
C'est pourquoi cet accord est voué à l'échec et, de surcroît, il pourrait s'avérer catastrophique. Il révèle la grande faiblesse de l'Etat pakistanais. Les politiques ont mené cet accord uniquement parce que l'Etat n'est pas en mesure de contrôler son propre territoire. A moins que Suffi Mohammed n'arrive à convaincre son gendre d'accepter la paix et l'obéissance à l'autorité laïque en échange d'une parcelle de terre où la loi islamique aurait un tant soit peu poids, cet accord est davantage susceptible de convaincre les activistes talibans de continuer à faire pression pour obtenir plus.
Ou, s'ils ont de la chance, cet accord échouera tout simplement. Comme d'autres accords similaires ont échoué par le passé. Et les combats continueront de faire rage.
Quoi que le président Obama décide de faire en Afghanistan, le véritable danger se trouve au Pakistan. Or les problèmes de ce pays dépassent le cadre du pouvoir et de la juridiction de l'armée des Etats-Unis ou de l'OTAN.
La solution, si tant est qu'elle existe, sera d'une extrême complexité. Elle nécessitera qu'un semblant d'ordre règne à la frontière afghano-pakistanaise (souhaitons bonne chance à Richard Holbrooke) et que l'armée pakistanaise soit prête à se faire entraîner à des opérations de contre-insurrection par des armées ou des conseillers d'autres pays. Pour que cela soit possible, il faudra un apaisement à la frontière entre l'Inde et le Pakistan, de sorte que l'armée pakistanaise se sente suffisamment en sécurité pour retirer ses hommes de la frontière indo-pakistanaise (alors que l'Inde est son ennemi extérieur traditionnel) et les affecter à la lutte contre les menaces intérieures bien plus réelles. Par ailleurs, un règlement indo-pakistanais nécessitera probablement des garanties de sécurité de la part de plusieurs puissances de la région; il faudra donc négocier au préalable avec ces puissances au sujet des objectifs et des moyens. Pour finir, toutes ces initiatives devront être menées quasi-simultanément, puisque le succès de l'une dépendra dans une certaine mesure du succès des autres.
La diplomatie a rarement reposé sur autant de bases bancales. Mais il va falloir les rééquilibrer si on veut éviter une issue désastreuse.
Fred Kaplan
Traduit par Micha Cziffra