Dimanche 13 juillet, dans une interview au quotidien italien de gauche La Repubblica, le pape François affirmait disposer de données fiables selon lesquelles il y aurait 2% de pédophiles dans l’Eglise. Ces propos ont été partiellement démentis par le Vatican, qui a toutefois reconnu le «sens général et l’esprit» du texte.
L’affirmation laisse en tout cas perplexe: comment le Pape a-t-il pu estimer la proportion de pédophiles dans le clergé, au-delà de ceux qui ont été exclus de l’Eglise pour cette raison (qui ne sont qu’au nombre de 848 en dix ans, soit 0,2% des effectifs), et de ceux sur lesquels pèsent des accusations crédibles selon le Saint-Siège, et qui ont reçu pour instruction de «vivre une vie de prières et de repentance» (soit 2.572 prêtres, ce qui équivaut à 0,6% du total)?
Des réalités très différentes
Et s’il a pu faire ce calcul pour le clergé, pourrait-on l’étendre à l’ensemble de la société française, pour évaluer la proportion de pédophiles qu’elle comporte?
De nombreux obstacles entravent cette velléité statistique. Les quelques tentatives qui ont été réalisées dans le monde à partir de sondages ont débouché sur des chiffres peu solides, en raison du caractère inavouable de la pédophilie, et de la variété de ses définitions.
Interrogé par Slate, le docteur Paul Bensussan, psychiatre agréé par la Cour de cassation, confirme:
«Nous n’avons aucun moyen fiable d’évaluer la proportion de pédophiles: comme toujours en matière de sexualité, nous dépendons cruellement de la sincérité du sujet expertisé, qui peut non seulement mentir à l'investigateur, mais encore se mentir à lui-même, notamment si son orientation sexuelle est incompatible avec ses options morales ou religieuses.»
De plus, l’unité du mot pédophilie est illusoire, car il peut décrire des réalités très différentes:
«La pédophilie peut être exclusive (dans ce cas les personnes n'éprouvent aucune attirance pour les adultes), préférentielle, ou secondaire, c’est-à-dire des personnes qui sont ponctuellement attirées par les enfants, explique le psychiatre Roland Coutanceau, auteur des Blessures de l’intimité (éd. Poches Odile Jacob). Il ne faut pas non plus la confondre avec l’adolescentophilie, qui est l’attirance pour les 13-18 ans.»
Il est donc difficile d’appréhender numériquement la pédophilie. L’hétérogénéité de la catégorie «pédophile» empêche d’en faire une estimation précise, à moins d’en préciser les sous-catégories. A cet égard, le chiffre fourni par le Pape manque de rigueur. Paul Bensussan:
«Dans son évaluation, le Pape ne semble pas prendre en considération ces différences, que le public ne fait pas non plus. Ce pourcentage me paraît donc dénué de sens, car on ne peut pas confondre ces trois catégories, qui supposent des passages à l'acte et une dangerosité (au sens de propension à la récidive) fondamentalement différents.»
L’apparente évidence de l’estimation du pape François se noie donc dans le déluge de questions qu'elle suscite.
La vérité judiciaire et la vérité historique
Les seuls chiffres qui pourraient donner une indication partielle sur le nombre de pédophiles émanent des institutions de justice et de police (Interpol). En 2008 en France par exemple, il y a eu 430 viols sur mineurs et viols par ascendant ou personne ayant autorité de sanctionnés. En 2009, l'ONU estimait que 750.000 personnes dans le monde consultaient simultanément des sites pédopornographiques. En 2012, 3.500 alertes ont été lancées sur le site Point de contact (créé en 1998 par l'Association des fournisseurs d'accès et de service Internet pour permettre le signalement des contenus de pornographie enfantine et de haine raciale), concernant des contenus pédopornographiques. Enfin certaines personnes qui ont une attirance sexuelle fantasmatique pour les corps pré-pubères sont repérées cliniquement.
Du fantasme au passage à l’acte, et de l'exclusif au secondaire, le pédophile présente à chaque fois un profil différent. «Dis-moi comment tu définis la pédophilie, je te dirai combien il y en a», résume le psychiatre Roland Coutanceau.
Mais même les chiffres fournis par les institutions souffrent d'apories, selon le docteur Paul Bensussan:
«On peut avoir les chiffres des mises en cause et des condamnations, mais ils ne reflètent pas non plus exactement à la réalité: d'une part parce que la vérité judiciaire ne reflète pas toujours la vérité historique, d'autre part du fait que nombre de pédophiles luttent contre leurs pulsions et sont abstinents.»
En dépit de ces multiples questions soulevées par le pourcentage du Pape, l’effort de l’Eglise pour mesurer la proportion de pédophiles dans le clergé est louable, selon le docteur Roland Coutanceau:
«C’est une démarche psychologique, humaniste et de prévention très intéressante à l’intérieur d’un corps dynamique.»
Interrogé par la BBC, le psychologue spécialiste des comportements sexuels à l’université de Toronto James Cantor estimait que, «si l’on utilise une définition très stricte et que l’on estime que la pédophilie se réfère exclusivement à l’attirance pour des enfants pré-pubères, alors elle concerne certainement beaucoup moins de 1%» de la population globale. Même s’il ne s’agit là que d’une «estimation éclairée», et que le chiffre présenté par le Pape suscite des interrogations, la proportion de pédophiles serait donc plus importante au sein de l’Eglise que dans l’ensemble de la société.
Inviter les candidats à la prêtrise à une introspection
La psychanalyste Cécile Sales écrivait en 2003 dans un article de la revue Etudes:
«Le plus fréquemment, [les pédophiles] exercent un métier ou des activités les mettant en contact avec les enfants, que ce choix ait été délibéré ou inconscient: enseignants, éducateurs, magistrats, pédiatres, animateurs culturels ou sportifs, prêtres censés exercer un magistère spirituel...»
Pour détecter la pédophilie et prévenir les passages à l’acte, certains pays proposent une une assistance psychiatrique anonyme et gratuite destinée aux personnes qui ont des fantasmes pédophiles, comme en Allemagne par exemple, pionnière en la matière avec le projet de prévention Dunkelfeld.
Quant à l’Eglise, le docteur Paul Bensussan estime que le célibat n'est pas un facteur de risques en soi, mais que les vœux de chasteté peuvent être «considérés par certains comme un moyen de se mettre à l’abri de pulsions inavouables, ce qui pourrait constituer un regrettable (et dangereux) biais». Aussi faudrait-il selon lui «inviter les candidats à la prêtrise à une introspection plus poussée au moment de leur recrutement, pour approcher, autant que faire se peut, leurs motivations conscientes, mais aussi inconscientes».