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Ne prenons pas (tous) les scouts numériques de l’économie collaborative pour de naïfs altruistes

Temps de lecture : 18 min

L’économie collaborative ou sharing economy bouleverse les modes de production et de consommation. Mais ses évangélistes ne peuvent masquer la contradiction fondamentale de ce mouvement: il sera soit le dépassement du capitalisme, soit exactement l’inverse. Internautes de tous pays, au boulot.

OuiShare Summit 2012 / OuiShare via Flickr CC License By
OuiShare Summit 2012 / OuiShare via Flickr CC License By

Ils résistent rarement à l’envie de citer Ghandi, une maxime bouddhiste ou une fulgurance de Steve Jobs lors de leurs conférences sur le potentiel révolutionnaire des nouvelles technologies, sans oublier les «bar camps», les «meet up» et les espaces de «coworking» où ils prêchent la bonne parole collaborative, séduisant une population jeune et urbaine souvent idéaliste et avide de changement.

Ils communiquent via tout un lexique ésotérique pour le profane, fait de social innovation, de réseaux organiques, horizontaux, distribués, ouverts, open source, fluides et agiles.

Lors de leurs réunions de fidèles –ils parlent eux-mêmes d’évangélisation avec un certain sens de l’autodérision– ou quand ils entreprennent sur le terrain, ils promettent «la disruption» (perturbation) et «la désintermédiation».

Leurs stars se qualifient de gourous, d’inspirationnal thinker, de thought leader et, bien entendu, sont souvent à la tête d’au moins une start-up à succès.

Leur programme? Une forme hybride entre communisme de production et de consommation, mise en avant de l’entrepreneur individuel comme personnage clé du futur et promesse d’un monde à la fois plus juste, plus sain et moins matérialiste.

Leur stratégie? Vous et moi. Les foules qui, équipées de smartphones et de connexions haut débit, vont les aider à renverser le monde ancien. Ces sympathiques scouts numériques veulent changer le monde... et au passage, changer le montant de leur compte en banque? A moins que ce ne soit les deux à la fois?

Une nouvelle utopie d’après la fin des utopies

Qui l’aurait prévu il y a encore dix ans? La possibilité d’un Paradis sur terre à portée de clic ou d’iPhone fait son grand retour après la «fin des idéologies» et des «grands récits». Le monde capitaliste en aurait fini avec la propriété et basculerait vers «l’âge de l’accès» dans lequel «l’usage prime sur la possession».

Ça sent bon la vie communautaire et le retour aux valeurs altruistes, et c’est sans doute pour cette raison que cette économie émergente suscite tant d’espoirs.

L’économiste et prospectiviste Jeremy Rifkin, qui avait déjà annoncé la fin du travail et l'âge de l'accès, annonce dans son nouveau livre (à paraître en France en septembre), La nouvelle société du coût marginal zéro.

«L’idée même que la valeur de l’être humain était mesurée presqu’exclusivement par sa production de biens et services et sa richesse matérielle semblera primitive, même barbare, et sera regardée comme une terrible perte de valeur humaine pour nos progénitures qui vivront dans un monde grandement automatisé où la plupart de la vie sera vécue sur les Communs collaboratifs.»

OuiShare Summit 2012 / OuiShare via Flickr CC License By

Qui ne voudrait pas d’un tel monde? A première vue, difficile de résister à un pareil élan, quand on nous promet un monde meilleur fait de technologies qui révolutionnent nos modes de vie, de mise en commun des ressources produites ou consommées et de reconnexion avec un projet collectif qui prend ses distances avec la tyrannie de la croissance (qui, de toute manière, n'est plus là).

Sauf que cette fois, l’utopie sera servie par Internet sans substrat idéologique, en tout cas en apparence.

Car pour Rifkin comme pour d’autres observateurs enthousiastes de cette révolution économique à venir, «à la fois le capitalisme et le socialisme perdront leur emprise autrefois dominante sur la société, alors qu’une nouvelle génération s’identifie de plus en plus au “collaborationnisme”» (on espère que les traducteurs trouveront une alternative à ce terme pour la version française).

Une économie sans intermédiaire?

Les services dits collaboratifs sont des places de marché numériques, et vont au-delà du modèle du simple e-commerce. Comme l’écrit Arun Sundararajan, professeur à la NYU Stern School of Business et l’un des économistes les plus en pointe sur le sujet:

«Ces services permettent au capital physique d’être désagrégé dans l’espace et dans le temps, créant des plateformes numériques qui rendent ces composants désagrégés –quelques jours dans un appartement, une heure d’utilisation d’un robot aspirateur “Roomba”, un siège dans votre voiture pour aller de Berlin à Hambourg– susceptibles d’être facilement tarifés, mis en relation et échangés.»

Tentatives de définition

Si on s’inspire de la présentation qu’en fait Rachel Botsman, essayiste pionnière et évangéliste du secteur, on distingue aujourd’hui trois grandes étapes «collaboratives» de la circulation des biens.

• En amont, leur financement avec le crowdfunding ou les systèmes bancaires pair à pair.

• La production, démocratisée grâce à une circulation des savoirs théoriques comme les MOOC, des techniques comme l’imprimante 3D et des lieux de fabrication mettant ces outils à disposition, comme les Fab labs.

• Enfin au stade de l’usage, la consommation dite collaborative ou de partage, qui consiste à prêter, louer, emprunter un bien ou un service. En pratique, ce sont surtout les biens de consommation de masse déjà produits selon un processus industriel qui se retrouvent sur le marché collaboratif, qu’on pense aux voitures, aux logements ou aux perceuses.

Dès l'origine, ces services ont donc un double visage: ils peuvent être perçus comme des modes de production et de consommation plus économes puisqu'ils permettent d'éviter le gaspillage de temps ou d'espace, tout en s'insérant dans une logique capitaliste: rationaliser et optimiser le moindre gisement de valeur «dormante».

La tendance se généralisant à de nombreux secteurs, on trouve désormais du bœuf collaboratif, des voitures collaboratives, des logements collaboratifs, des dîners collaboratifs, des espaces de travail collaboratifs, des perceuses collaboratives, des jouets collaboratifs, des ateliers collaboratifs, etc.

Avec partout le même slogan: la désintermédiation, c’est-à-dire la fin des intermédiaires. Or il s’agit là d’un contresens, parfois savamment entretenu par le secteur.

Les modèles dits collaboratifs ont en commun, la plupart du temps, de remplacer un ou plusieurs intermédiaires traditionnels. Car l’intermédiation est le principe même sur lequel se sont fondés les grands acteurs du secteur: à l’image du leader Airbnb qui met en relation des loueurs de logement avec des voyageurs, les innombrables start-ups qui se développent autour sur le modèle du «sharing» sont des plateformes de mise en relation.

Leur modèle économique consiste la plupart du temps à monnayer d’une manière ou d’une autre, à un moment ou à un autre, cette position stratégique qu’ils viennent disputer aux acteurs installés.

Un puissant levier industriel

Parler de "partage" génère des attentes morales, qui sont parfois déçues

Arthur de Grave, Oui Share

Arthur de Grave est l’un des organisateurs de OuiShare, un des principaux groupes de réflexion autour de l’économie collaborative, dont la OuiShare Fest, un grand événement annuel qui s’est déroulé début juin à Paris, est devenu un forum de premier ordre du secteur où se croisent «start-upers» ambitieux nourris à l’école de commerce et au business plan disruptif, écolos ou décroissants adeptes des «circuits courts» et du mode de vie communautaire, et tout un tas de curieux et d'observateurs évoluant à proximité de l’un ou l’autre de ces deux pôles.

Arthur a fait une khâgne, HEC, Sciences Po. Il a quitté un job rémunérateur mais ennuyeux, déçu comme beaucoup de surdiplômés par les promesses de l’épanouissement professionnel, pour vivre quelque chose de plus stimulant: l’aventure de l’économie collaborative. Comme il le reconnaît volontiers, le «partage» contenu dans «économie du partage» prête à confusion…

«Je fais gaffe à ne pas parler de partage, ça génère des attentes un peu morales, qui sont déçues, car il s’agit juste d’économie.»

Pour autant les acteurs de cette économie ont en commun de considérer «qu’on n’a pas besoin de compétition absolument», poursuit-il, et partagent «un point de vue optimiste sur le plan anthropologique».

Les idées de partage et les références aux pratiques marginales comme l’autostop, l’autopartage ou la vie en squat de hippie dont raffolent les plaquettes de présentation de ces start-ups sont donc à manier avec précaution.

Même s'il existe effectivement des initiatives qui sont réellement collaboratives et horizontales, elles ne constituent pas la majorité de l'espèce.

Si on se plonge dans la littérature qui a tenté ces dernières années de définir ce qui fait la spécificité de cette nouvelle économie, on est vite amené à conclure que le modèle «collaboratif» n’est qu’une mise en œuvre particulière de business model génériques qui guident toute l’économie numérique.

Le collaboratif est «un puissant levier industriel consistant à se reposer sur les utilisateurs», explique Nicolas Colin. Ancien inspecteur des finances, Colin codirige The Family, une entreprise qui entre au capital de start-ups et accompagne leur développement. En écrivant en 2011 L’âge de la multitude avec son coauteur Henry Verdier, il a analysé ce qui fait la matière première de la transition numérique:

«On cherchait alors la clé de compréhension de toute l’économie numérique, et la clé, c’est que ça permet de mettre les utilisateurs au travail. Comme je le dis souvent, il y a désormais plus de puissance à l’extérieur qu’à l’intérieur des organisations.»

La clé de compréhension de toute l'économie numérique, c'est qu'elle permet de mettre les utilisateurs au travail

Nicolas Colin, coauteur de L'âge de la multitude

Loin d’être forcément une action militante, c’est une méthode «opportuniste pour une entreprise qui veut croître vite avec peu de capital, en s’appuyant sur des effets de réseau. Airbnb, au lieu de construire une chaîne hotelière, va faire levier de la ressource déjà existante, les chambres que possèdent déjà les gens, sans avoir à investir beaucoup».

En d’autres termes, et pour coller au lexique de Colin et Verdier, l’économie numérique dans son ensemble est un «marché de l’alliance avec la multitude», le versant collaboratif n’étant qu’une mise en pratique particulière.

On retrouve ici la belle métaphore de l’économiste Yann Moulier-Boutang, qui parle d’une pollinisation de l’économie: comme les abeilles transportent du polen et participent ainsi à la valorisation de l'agriculture sans que cette contribution n'entre dans aucun bilan comptable, l’économie qu'il nomme cognitive se repose à présent sur les abeilles que nous sommes lorsque nous utilisons des services numériques. Notre travail est gratuit, invisible et non reconnu.

«Google réussit à faire travailler gratuitement 16 millions de clickers par seconde en se transformant en plateforme gratuite d’hébergement de la pollinisation cognitive de l’intelligence collective.» (Revue Tina, avril 2010).

Un web 2.0 des biens matériels?

Aux premiers temps du web participatif ou 2.0, la contribution des internautes était principalement immatérielle: taguer des photos, poster des statuts ou des commentaires, contribuer à Wikipedia en échange d’un bénéfice social et émotionnel: un statut social plus prestigieux, de la réputation ou de la satisfaction personnelle...

Comme l'écrit l’ethnologue spécialiste de la Silicon Valley Alice E. Marwick, auteure de Status Update:

«Beaucoup d’universitaires considèrent cet échange inégal, et voient le “user-generated content” ou la “culture de la participation” comme une forme d’exploitation par les logiciels sociaux et les industries culturelles.»

Dans une pespective critique, le versant marchand et «propriétaire» de l'économie collaborative peut être vu comme un nouveau stade de cette économie de la participation des internautes. On est alors bien plus proche d’une mise au travail du consommateur, phénomène ancien (voir Marie-Anne Dujarier, Le travail du consommateur) qui s’accélère dans le secteur collaboratif, que d’une communauté en ligne à proprement parler décentralisée, horizontale et non-hiérarchique.

«Powered by people»: les gens sont devenus la matière première, le pétrole de l’économie collaborative. La racine du malentendu –l’économie collaborative se situerait dans une tradition critique du capitalisme– vient du fait que ce modèle qui s’appuie sur les ressources des utilisateurs regroupe selon Nicolas Colin «des gens qui l’ont fait par idéalisme, des gens qui l’ont fait par opportunisme et des gens qui l’ont fait par hasard», parce que cela s’avérait plus efficace.

Partisan de la «communauté» plutôt que de la «multitude», Arthur de Grave abonde:

«Le terme de communauté polarise pas mal de choses. C’est un langage adapté aux start-ups à la limite du libertarianisme, aux grosses boîtes qui ne parlent plus de clients mais de leurs communautés, et aussi des mouvement comme les Indignés et Occupy Wall Street. Les mettre en confrontation est le rôle de OuiShare.»

Chez les entreprises comme les consommateurs, l’auberge espagnole idéologique

Le think tank OuiShare se présente aujourd'hui comme un forum «agnostique». Il ouvre ses conférences et colonnes aux acteurs venus d'horizons divers, et aux objectifs parfois contradictoires.

Car, signe que le modèle est dans l’air du temps, les grands groupes traditionnels se mettent à parler Do It Yourself, Communautés, Partage et monde meilleur. Le «share washing», en référence au «green washing» qui a vu les grands groupes se passionner d’écologie, de protection des forêts et de développement durable dans les années 1990, est en marche.

Selon Janelle Orsi, avocate américaine spécialiste de ces questions de «sharing», les entreprises que les médias associent à l’économie collaborative comme Airbnb, Lyft, Uber, Sidecar ou TaskRabbit ont en commun de fonctionner selon un modèle juridique classique (capitaux privés). Comme l’explique un article paru en juin dans le New York Times sur les controverses autour la sharing economy, toutes ces boîtes qui font la une des journaux économiques et suscitent un enthousiasme un peu délirant ont en commun d’être dans le déni du fait d’être une entreprise, et de s’appeler plus volontiers une «communauté» ou une «plateforme».

Si elle n'a rien de collaboratif, Lyft, l’entreprise de transport en voiture avec chauffeur, fait partie de ces nouvelles boîtes qui s'expriment avec le lexique du partage et de l'horizontalité: peer-to-peer, community drivers, etc. Ses chauffeurs sont des employés / non employés: ils restent soumis aux règlements internes de l'employeur sans les contreparties du salariat.

Rien de ce que nous appelons “économie du partage” n'est du partage. Ce terme est idiot, et il mérite de mourir

Matthew Iglesias (Slate.com)

Un ancien chroniqueur économique de Slate.com, Matthew Yglesias, considère que la vogue du sharing a commencé avec le service de location de voiture de courte durée Zipcar, qui voulait se distinguer dans un marché de la location de voiture déjà encombré, et a opportunément mis l'accent sur le «partage» dans son discours marketing, alors qu'il est un loueur. Si bien qu'en dépit des tentatives pour établir une typologie, parler d’économie du partage est souvent un contresens.

«Rien de ce que nous appelons “économie du partage” n'est du partage. Ce terme est idiot, et il mérite de mourir.»

Une confusion des attentes que l’on retrouve en bout de chaîne du côté des consommateurs de ces services, dont certains valorisent l’aspect relationnel du partage et de l’échange, quand d’autres y voient surtout un service moins cher et de meilleure qualité. Comme le notent Martin Denoun et Geoffroy Valadon dans le Monde Diplo:

«Comparons les couchsurfers [le couchsurfing est un service de mise en relation entre voyageurs et habitants qui prêtent leur canapé pour une nuit] et les clients d’Airbnb: pour les premiers, l’essentiel réside dans la relation avec la personne rencontrée, et le confort est secondaire, tandis que pour les seconds, c’est l’inverse.»

Le clash des cultures entre pionniers aux idéaux anarchistes et écologistes et les nouveaux «partageurs» ou «collaborateurs» est parfaitement illustré dans un billet coup de gueule publié sur Mediapart à propos de Blablacar: le bel esprit du «covoiturage [a été] tué par la finance et l’appât du gain» pour reprendre le titre de ce texte d'un pionnier du service, écoeuré par l’évolution de cette entreprise.

OuiShare Summit 2012 / OuiShare via Flickr CC License By

Comme le partage de logement, le covoiturage puise ses racines dans un mode de vie alternatif qui s’est progressivement généralisé, industrialisé et standardisé. Aux couchsurfeurs et backpackers qui font tourner la fumette ont succédé les utilisateurs soucieux d’arrondir leurs fins de mois en mettant une chambre à louer sur Airbnb ou en proposant une place inoccupée dans leur voiture pour un long trajet.

Selon l’auteur du billet sur Blablacar, les mentalités ont fortement évolué: les covoitureurs sont devenus des consommateurs exigeants ne souhaitant pas faire la causette au conducteur, les chauffeurs sont pour certains devenus des semi-professionnels du transport de passagers, bourrant leurs voitures à la limite du surbooking et effectuant plusieurs aller-retour par jour.

A l’inverse, d’autres observateurs plus co-enthousiastes considèrent qu’une nouvelle population moins militante vient au collaboratif pour des raisons financières, mais qu’elle y reste pour les échanges qu’il suscite avec les autres utilisateurs.

Idéologie californienne, épisode 2

C’est dire si ce qui est parfois présenté complaisamment comme une société de partage ou un monde d’après le profit ressemble à l’ultime ruse du capitalisme pour se refaire une santé. Plusieurs critiques, parfois issues du monde de la «tech» lui-même et inquiets de l’arnaque intellectuelle qui se trame, sont largement revenus du flower power à la sauce 2.0. L’une des critiques les plus lucides est venue au mois de mai de Nathan Schneider sur le site d’Al Jazeera:

«Grâce à ces plateformes, le partage est à la mode dans les centres urbains. La destruction créative du capitalisme a beau avoir ravagé nos communautés au cours des siècles avec ses salves d’individualisme, de compétition et de défiance, à présent il veut nous revendre un sens de la communauté.»

Mais attention aux faux espoirs, nous met-il en garde:

«Partager […] pourrait aussi signifier pour le Big business se faufiler encore plus intensément dans nos vies, exploiter nos relations les uns avec les autres et transformer toute tentative de générosité en un acte de consommation.»

«C’est du donnant-donnant, estime pour sa part Nicolas Colin. Les gens entrent [dans ces échanges] en étant conscients. La multitude se met au service de boîtes en qui elle a confiance mais elle attend des surprises tous les jours!»

On ne peut pas comprendre grand-chose à l’attrait suscité par ces modèles se disant alternatifs si on ne remonte pas aux racines contre-culturelles dans lesquelles ont baigné les nouveaux entrepreneurs du secteur des nouvelles technologies. On peut citer en particulier L’idéologie californienne, de Richard Barbrook, pamphlet incroyablement virulent et lucide publié dans Wired, la bible des scouts numériques tendance libertaire.

Pour Barbrook, «cette foi nouvelle a émergé d’une fusion bizarre de l’esprit bohémien de San Francisco avec les industries “high tech” de la Silicon Valley […] Dans le domaine de l’utopie digitale, chacun sera à la fois anticonformiste (“hip” dans le texte, NDT) et riche».

Partager pourrait signifier pour le "Big business" se faufiler encore plus intensément dans nos vies, exploiter nos relations les uns avec les autres et transformer toute tentative de générosité en un acte de consommation.

Nathan Schneider

Trente ans après Apple, le mythe fondateur d’Airbnb ressemble comme deux gouttes d’eau à la légende de Jobs et Wozniak bricolant dans leur garage. Airbnb est la création géniale de trois étudiants en colocation qui manquaient d’argent… Aujourd’hui l’entreprise est valorisée à hauteur de 10 milliards de dollars.

L’histoire se répète. Les disrupteurs et les esprits frondeurs d’aujourd’hui sont les capitaines d’industrie et les milliardaires de demain.

L’ethnologue de la Silicon Valley Alice E. Marwick, auteure de Status Update, l’une des meilleures enquêtes sur les paradoxes du secteur numérique qui a réactualisé et approfondi les critiques de Barbrook, parle à propos de cet état d’esprit d’une «foi quasi-mythologique dans l'entrepreneuriat, l’éthique du “do it yourself”, et [d’]une vision idéalisée d’Internet comme un espace d’utopie [ …] La Silicon Valley encourage une foi dans les solutions technologiques, et imagine que l’adoption massive des technologies informatiques conduiront à des changements sociaux positifs (dans le cas du Web 2.0, plus de participation, de démocratie et de communauté)».

Ajoutant qu'«il existe clairement des tensions inhérentes à la combinaison de capitalisme entreprenarial et de techno-utopie du Web 2.0» qui caractérise le secteur.

C'est d'ailleurs le mode de travail en open source tel qu'il s'est répandu dans le milieu des programmeurs qui sert souvent de référence et de modèle à l'économie collaborative. Or ces «pratiques de collaboration horizontales médiatisées par Internet», explique le sociologue Sébastien Broca, sont abusivement transposées à d'autres secteurs, par «certains intellectuels qui, en conférant aux expériences du logiciel libre une portée social générale, minimisent la spécificité d’un mouvement dont les enjeux sont –avant tout, bien que non exclusivement– internes au secteur informatique».

Une des conséquences néfastes de ce techno-centrisme, c’est que comme l’écrit Challenges, «les garde-fous traditionnels que sont les lois, normes et règlements apparaissent comme de simples obstacles désuets voués à être submergés par la vague numérique».

Les questions de régulation sont d'ailleurs là pour durer comme en témoignent en France les batailles de lobbies autour des activités de taxi ou d'hôtellerie, chacune confrontée à ces nouveaux entrants qui ont pour eux la carte de l'innovation et donc du progrès, et qui ont beau jeu de rappeler aux «acteurs traditionnels» la mauvaise qualité de service qui a rendus Airbnb ou Uber si attractifs.

La puissance publique sommée d'adapter ses lois et de récupérer les victimes de la «destruction créatrice»

Sur l’emploi, la position des promoteurs de l’économie collaborative est –pour résumer– que le travail tel qu’on le connaît est amené à disparaître et que la puissance publique compensera par un revenu universel pour tous ceux qui ne sont pas employables dans le nouveau système.

A moins que le travail/non travail des internautes devenant des semi-professionnels ne soit l’horizon général (vous seriez chauffeur de taxi à tiers-temps, cuisinier un autre tiers et photographe pour le plaisir). L’une des dernières entreprises à la mode dans le secteur collaboratif, Task Rabbit, est une sorte d’agence d’interim en ligne où des freelances entrent en compétition entre eux pour décrocher un petit job.

Comme l’écrit The American Prospect à propos de l’entreprise:

«Pour obtenir une mission, un aspirant Rabbit offre de faire la corvée pour moins d’argent qu’il ou elle pense que d’autres Rabbits en prospection offrent. C’est ce qui en fait une métaphore de la nouvelle économie, une dystopie dans laquelle les carrières s’évanouissent, où chaque travailleur est un freelance, où chaque transaction professionnelle est un coup d’un soir, et où nous agissons en connivence pour couper nos salaires.»

Arthur de Grave de OuiShare avait prévenu lors de notre entretien:

«Il ne faut pas réduire la sharing économie à sa version californienne.»

Après l’idéalisation, il faudrait ne pas céder à la diabolisation. Après avoir été designer, Guilhem Cheron s’est détourné d’un métier qu’il associait au fait de «renouveler les désirs et la consommation», posture avec laquelle il ne se sentait pas à l’aise. Passionné par l’alimentation et l’agriculture, imaginatif et idéaliste, il se lance dans son projet d’entreprise et est aujourd’hui à la tête d’une des réussites emblématiques du secteur: La Ruche qui dit oui.

Une «ruche» est une place de marché chez un particulier, où transitent producteurs et fermiers qui vendent leurs produits et clients de la Ruche qui viennent les acheter. Un modèle entre l’Amap et la réunion Tupperware, avec une commission pour le vendeur qui reçoit chez lui et une pour l’entreprise. Il existe déjà plus de 500 points de vente en France, et le réseau va s'internationaliser.

Désintermédiation, esprit de collaboration, recherche d’un autre modèle de développement économique que celui de la grande distribution, La Ruche est sans conteste un cas d’école des motivations qui animent les nouveaux entrepreneurs du co-. Pourtant son cofondateur estime que «ce sont les termes collaboratifs qui sont venus vers nous plutôt que l’inverse».

OuiShare Summit 2012 / OuiShare via Flickr CC License By

Lors de notre prise de contact par mail, il s’amuse de voir que les médias sont passés de l’amour aveugle pour le co- à leur phase de doute (ce qui en général précède la troisième phase, celle du lynchage)… Ses ruches sont gérées par des gens qui cherchent un revenu complémentaire et peuvent s’organiser sous forme associative, d’entreprise ou d’autoentreprise. La Ruche prône un modèle de développement alternatif sans être pour autant constituée en association ou en ONG.

Pour lui, le modèle de la tarification de tout atteindra vite ses limites sociales et psychologiques:

«Entre louer sa perceuse 3 euros et la prêter, qu’est-ce qui me procure le plus de richesse?»

Selon lui, les micro-tarifs des sociétés qui proposent de faire l’intermédiaire entre loueurs ne seront pas assez rémunérateurs pour les gens (voir par exemple le service de réservation de place de parking, Haystack), et buteront face au besoin de conserver des relations non marchandes, plus valorisantes pour les parties prenantes.

C’est-à-dire de partager, dans le vrai sens du terme, sans autre profit que l’antique obligation de donner, de rendre ou de recevoir… Et sans que personne ne marge?

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