Life

Peut-on contrôler ses rêves?

Temps de lecture : 9 min

L'histoire de l'interprétation des rêves remonte aux premiers temps de la civilisation. Dans l'Antiquité, le Grec Artémidore de Daldis rédigea ainsi un traité en cinq volumes sur le sujet, quelque dix-sept siècles avant Freud. Mais une nouvelle page du déchiffrement onirique a été tournée cette année, chez moi. Voyez-vous, ma petite amie a un don: tous les matins que Dieu fait, elle se souvient de ses rêves de façon exhaustive, ce qui, il va de soi, alimente généreusement nos réflexions et nos débats autour du petit-déjeuner.

Malheureusement, ces conversations sont à sens unique. Je fais partie de ceux qui ne se souviennent presque jamais de leurs rêves. Je sais que je rêve, car le réveil m'arrache souvent à des histoires hautes en couleur, mais dès que je pose le pied par terre, ppffttt, plus de trace. Un jour, j'en ai eu assez d'être à la traîne et d'ignorer ce qu'il se tramait dans ma tête chaque nuit.

Internet m'a d'abord laissé sur ma faim. Il existe bien une pilule qui dope la mémoire des rêves, mais elle inspire autant confiance que ces «stimulants naturels de virilité» dont les offres emplissent mon dossier spams. J'ai été plus tenté par les radios-réveils progressifs, qui gagnent progressivement en intensité sonore et lumineuse afin d'assurer un réveil en douceur en une demi-heure. Il paraît qu'avec ça, on se souvient mieux de ses rêves que quand on est tiré de sa nuit par la musique agressive d'un iPhone. Mais à 50 euros l'accessoire, j'ai renoncé à cette idée.

D'autant que, comme il m'arrive souvent, je me suis vite détourné de mon objectif initial pour en poursuivre un bien plus retors et ambitieux: rêver en état de lucidité, à savoir, faire surgir la conscience dans mes rêves de manière à en «diriger» le scénario. Imaginez un peu! De nombreux rêveurs lucides ont raconté pouvoir voler à volonté; d'autres décrivent une sensation d'euphorie et de bien-être. Une femme a affirmé que son premier rêve lucide lui avait procuré «la sensation délicieuse [et de plus en plus forte] de se fondre dans les couleurs et la lumière, avec un finale digne du meilleur orgasme.» Il fallait absolument que j'essaie !

Ces témoignages sont issus de l'ouvrage de Stephen LaBerge et Howard Rheingold, paru en 1990, Exploring the World of Lucid Dreaming, que j'ai déniché au rayon «bien-être» de ma librairie. Aidé de ce livre et de quelques sites utiles, j'ai mis au point un programme en trois temps pour décrocher ma maîtrise ès rêves. Mon but ultime: voler en rêve selon mon bon vouloir. Quoique, après tout, pourquoi s'arrêter là? Pourquoi ne pas s'offrir un vol pour Gyzeh l'égyptienne, taper quelques balles de tennis contre les pyramides, s'ouvrir un bon Château Lafite et se faire un motocross dans les dunes le long du Nil?

L'incroyable de la chose m'a frappé, j'en conviens. C'est pourquoi j'ai contacté Jerome Siegel, directeur du Centre de recherche sur le sommeil à l'université de Californie-Los Angeles (UCLA) et spécialiste du sommeil paradoxal, pour m'assurer que je ne m'embarquais pas dans une chasse aux moulins à vent. Siegel m'a confirmé que, s'il n'avait personnellement jamais fait l'expérience d'un rêve lucide, il n'y voyait rien d'impossible: «On peut rêver éveillé. Pourquoi ne pourrait-on pas s'éveiller dans ses rêves?» Il ne m'en fallait pas plus pour me convaincre.

Étape numéro 1: tenir un journal de bord onirique.

Tout d'abord, je devais atteindre mon objectif de départ, c'est-à-dire, me rappeler mes rêves. Faute de quoi, comment pouvais-je savoir si mes rêves étaient lucides ou non? (En outre, repérer ses songes récurrents aide à affûter sa lucidité - j'y reviendrai plus tard.) Mes différentes lectures m'ont appris que je pouvais sauter la case pilules et gadgets onéreux, et me contenter d'un simple carnet de notes à portée d'oreiller. Le secret, ai-je découvert, est de coucher ses rêves sur le papier dès qu'on ouvre l'œil, avant que les interrogations existentielles du matin («Thé ou de café?», «Va-t-on remarquer que je porte la même chemise deux jours de suite?») ne dissipent les fragiles souvenirs oniriques.

Et figurez-vous que ça marche! En quelques semaines, j'ai pu noter une dizaine de mes rêves, soit plus qu'il n'en fallait pour avoir mon heure de gloire lors des sessions d'interprétation du petit-déjeuner. Bien vite, j'ai donc pu passer à l'étape suivante.

Étape numéro 2: identifier les marqueurs de rêve et effectuer des tests de réalité
.

C'est là que les choses se corsent. En théorie, pour apprendre à faire entrer la conscience dans les songes, il faut prendre l'habitude de se demander si l'on est en état de veille ou de sommeil. Les premières fois, on se sent bête: on le sait, quand on est réveillé. Mais le but est que cette question devienne un réflexe, notamment dans les situations absurdes ou surréalistes, dont les rêves sont friands. (À cet égard, le métro est un terrain d'expérience particulièrement fertile.) À force, la question est censée se poser quand on dort, et paf, la conscience fait son incursion dans les rêves, nous laissant libre de coucher avec des super modèles, d'envoyer un pain à son patron, de manger une énorme pizza... Les possibilités sont infinies.

Les tests de réalité les plus répandus sont: éteindre et allumer la lumière (il semble que dans les rêves, la lumière artificielle n'existe pas); fixer des yeux des lettres ou des chiffres, détourner les yeux et regarder à nouveau (dans un rêve, les lettres et les chiffres auront changé); ou encore se pincer. Pour ma part, j'ai choisi le test le plus discret: regarder attentivement sa main. Selon le mode d'emploi remarquablement détaillé de WikiHow, une main onirique soigneusement observée se doit de comporter moins ou plus de cinq doigts. Un peu flippant, certes, mais au moins, on peut réaliser ce test dans le métro ou en réunion sans risque de passer pour un malade.

Pendant l'acquisition de ce réflexe, j'ai également entrepris d'identifier mes «marqueurs de rêve», soit les situations ou les décors récurrents auxquels il me fallait prêter particulièrement attention en phase d'éveil. Par exemple, si l'on rêve souvent d'ascenseur, il faut effectuer un test de réalité à chaque fois que l'on se trouve, éveillé, dans un ascenseur, ce afin d'augmenter ses chances de faire la même chose quand ce marqueur apparaît dans un rêve.

Au départ, mes songes offraient peu de traits récurrents, si ce n'est une foultitude déprimante de références à la culture populaire. (Dans le premier rêve que j'ai noté, je me trouvais en colonie de vacances dans un vaisseau sorti tout droit de Star Trek; dans un autre, je me rendais compte, en observant une photo d'Elvis, que sa banane mythique était une perruque! J'ai cependant fini par localiser un marqueur onirique bien précis: le peignoir de bain. J'ai en effet rêvé plus d'une fois que je me trouvais en public vêtu d'un seul peignoir, variante du classique de l'angoisse où l'on se retrouve nu dans la cour d'école. Mais ne nous arrêtons pas trop sur l'interprétation de ce rêve, et passons à la dernière étape, qui est aussi la plus difficile.

Étape numéro 3: répartir son sommeil.

Le premier mois de mon programme, tout se déroulait comme prévu; je notais consciencieusement mes rêves et effectuais régulièrement mes tests de réalité. Mais pas une once de lucidité en vue. Au fil des semaines, ma résolution a commencé à mollir. J'ai eu beaucoup de travail, j'ai noté mes rêves de moins en moins consciencieusement, j'ai oublié de faire mes tests de réalité, bref, j'ai laissé la porte ouverte à la frustration. Le rêve lucide semblait destiné à rejoindre le cimetière de mes ambitions perdues, près du thérémine que je comptais construire après le lycée, du roman que je comptais écrire après l'université et du seuil des cent pompes que je comptais essayer d'atteindre quelques mois auparavant.

Et puis, avouons-le, je rechignais devant l'étape numéro 3. Selon LaBerge et Rheingold, la méthode la plus efficace pour parvenir au rêve lucide repose sur la «répartition» du sommeil. Le principe est le suivant: on règle son réveil deux heures plus tôt que la normale, on «vaque à ses occupations» et on retourne dormir pendant au moins deux heures. Cette dernière phase de sommeil paradoxal est particulièrement riche en activité onirique. Le professeur Siegel m'a confirmé que la méthode pouvait produire ses effets, les derniers rêves du matin étant connus pour être les plus longs et les plus intenses.

Mes amis, quel calvaire! Un mardi soir, armé de ma motivation reconquise, j'ai réglé mon réveil à 4 heures du matin (outch). Le lendemain matin, après une demi-heure de lutte avec le bouton snooze, je me suis traîné hors de ma couette pour errer dans la maison endormie. Sans mes deux tasses de café rituelles, qui pensais-je, risquaient de m'empêcher de me rendormir, je suis tout juste parvenu à fixer le mur, décharger une moitié de lave-vaisselle et surfer sans but sur Internet.

À 6 heures, j'ai retrouvé mon lit avec volupté. Et je me suis réveillé à 8 heures avec l'agréable impression d'avoir fait la grasse matinée. Si je parvenais à travailler durant ces deux heures d'interruption de sommeil, je pourrais peut-être m'y faire: ce rythme allie les heures productives du matin au bonheur de dormir tard. Mais s'extirper de son lit deux fois dans la même matinée, c'est vraiment trop dur. (Sans compter que j'arriverais tous les jours 20 minutes en retard au travail.) Quant aux rêves, s'il est vrai que j'ai eu le sentiment d'en faire plus pendant mes deux heures de sommeil décalé, hélas! aucun n'a été lucide.

Les deux matins suivants, j'ai essayé, sans succès, de me lever à nouveau à 4 heures. J'ai donc attendu le week-end et sa souplesse d'horaires pour retenter l'expérience. Le dimanche matin, je me suis levé à 6 heures, j'ai lu un peu, fait un brin de ménage, puis j'ai consacré quelques minutes, sous les conseils de LaBerge et Rheingold, à m'imaginer en train de faire un rêve lucide. Les yeux clos, je me suis ainsi projeté marchant sur le dossier d'une chaise et, au lieu de retomber de l'autre côté, restant suspendu dans les airs, comme l'as de la lévitation David Blaine.

À 8 heures, j'ai rampé jusqu'à mon lit. Comme la première fois, cette phase de sommeil décalé a été foisonnante de songes. Dans l'un d'eux, je me dirigeais vers l'entrée d'un vieil immeuble, mais je ne pouvais pas passer, car la porte était bloquée par un couple très affairé à se peloter. Pardon. Je me rendais donc à l'immeuble d'à côté - qui, cette fois, était bien le mien - mais alors que j'allais entrer, un homme très grand me prenait par l'épaule et me faisait tourner sur moi-même. Derrière lui se trouvait un autre homme, encore plus grand. Ils voulaient me parler pour je ne sais plus quelle raison. Mais au lieu d'être menaçants, ces deux hommes paraissaient idiots. Tellement idiots que cela a fini par déclencher mon test-réflexe de réalité. Je n'ai pas eu besoin de vérifier ma main, je savais que je rêvais. Enfin ! J'ai regardé le grand type en face de moi et je me suis dit : «C'est le moment ou jamais! Vole!» Et c'est arrivé. J'ai doucement décollé du sol et je me suis retrouvé face aux épaules du géant, puis face à son visage, puis carrément au-dessus de lui. Gagné par un vertige euphorisant, je suis monté dans le ciel de plus en plus vite, laissant la terre ferme disparaître sous mes pieds.

Et puis je me suis réveillé. J'ai essayé de me rendormir, de retourner à mon rêve, mais impossible. Je me sentais très bien. Je peux à présent témoigner que rêver à l'état lucide est possible, même si ce n'est pas exactement ce que j'imaginais. J'ai pu me déplacer comme je voulais, et même prendre mon envol facilement, voire naturellement, mais je n'aurais pas pu m'incruster tout à trac à la finale du Super Bowl pour marquer le point décisif, ou voler une voiture pour aller faire une virée le long de la côte. C'était un sentiment assez diffus, plus proche d'une «sortie hors du corps» que d'une réalité virtuelle télécommandée.

Cela étant, je ne suis qu'un amateur. J'ai eu beau espéré, je n'ai pas connu d'autres rêves lucides depuis. Mais c'est en grande partie ma faute: je n'ai pas réussi à me tirer du lit assez tôt pour renouveler l'expérience dans des conditions optimales. Et honnêtement, je ne pense pas que cela en vaille la peine. Le rêve lucide est une belle expérience, qui devient certainement de plus en plus enrichissante avec le temps. Mais ça ne vaut pas le coup de bouleverser toute sa vie.

Après mon rêve lucide express, j'ai téléchargé le nouvel album de Bob Dylan. Dans la chanson "I Feel a Change Comin' On", l'artiste résume bien ce que je ressens après cette aventure :
«Well now, what's the use in dreamin? 
You got better things to do.
Dreams never did work for me anyway. 
Even when they did come true. [À quoi sert-il de rêver? Il y a mieux pour s'occuper. Les rêves et moi, ça n'a jamais collé. Même quand ils devenaient réalité]

Mason Currey, rédacteur en chef Web du magazine Metropolis.
Article traduit par Chloé Leleu

Image de Une:   Reuters


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