Culture / Société

«Acid Test», 50 ans après

Temps de lecture : 7 min

«Nous étions trop jeunes pour être beats, et trop vieux pour être hippies.» Voilà comment Ken Kesey définissait les Merry Pranksters, mouvement contre-culturel à l’origine de l’utopie sixties. Une philosophie que son fils Zane Kesey tente aujourd’hui de célébrer.

Further-oblique / Uncleweed via FlikrCC. Licensed under CC BY-SA 2.0 via Wikimedia Commons.
Further-oblique / Uncleweed via FlikrCC. Licensed under CC BY-SA 2.0 via Wikimedia Commons.

Dans l’imaginaire collectif, Woodstock reste le symbole contre-culturel des années 1960, l’évènement qui popularisa le mouvement hippie et le psychédélisme. Si cette définition a quelque chose de romantique, elle est erronée sur un point: plus que son édification, c’est davantage le déclin de la culture hippie et sa mercantilisation qu’annoncèrent involontairement les trois jours du festival de Bethel (New York).

Célébrer l'innocence

Il convient donc de rendre aux Merry Pranksters (les «Joyeux Lurons») le mérite d’avoir posé les bases du mouvement contre-culturel san-franciscain. Organisés autour de Ken Kesey (l’auteur du classique Vol au-dessus d’un nid de coucou) et immortalisés par Tom Wolfe dans Acid Test, mais aussi par les Who (Magic Bus) et le Grateful Dead (The Other One), les Merry Pranksters avaient fondé leur philosophie autour du LSD (légal à l’époque) et d’autres drogues hallucinogènes, convaincus que seules ces substances permettaient à l’être humain de dépasser ses limites, d’accéder à un niveau supérieur de conscience.

«Le LSD! Quelle sacrée chance que d’être tombé dessus par hasard, un secret de taille –le triomphe des souris blanches! Kesey et Lovell eurent vite fait d’essayer toute la gamme des drogues, le LSD, la psilocybine, la mescaline, le peyotl, le IT 290, la super-amphétamine, le Ditran et son coup de massue, les graines à vous réveiller les morts. Ils avaient découvert ce que les cliniciens de Menlo Park eux-mêmes n’auraient jamais… Quelle merveilleuse ironie: les Blouses Blanches étaient censées se servir d’eux. Au lieu de quoi, elles leur avaient fourni la grande clef.»[1]

C’est ainsi que, le 17 juin 1964, Ken Kesey et ses amis proto-hippies embarquèrent dans un bus d’école International Harvester de 1939 que Kesey avait acheté pour l’occasion. L’idée? Traverser les Etats-Unis pour se rendre à New York, visiter l’Exposition universelle et improviser des soirées –les fameuses Acid tests, qui annoncent en quelques sortes les raves party des années 1990.

Les Merry Pranksters profitent également du voyage au sein du «Further» (ou Furthur, le nom du bus) pour rencontrer Allen Ginsberg à New York, échanger des pensées avec le pape du LSD Timothy Leary (qui définit en quelque sorte le slogan du mouvement: «Branche-toi, accorde-toi et lâche prise»), laisser Neil Cassady, l'inspirateur du héros de Sur la route, conduire le bus durant une journée et prendre des positions politiques.

Si l’on a souvent reproché à ces «joyeux lurons» de ne penser qu’à s’amuser –George Walker, présent dans le bus, déclara que le bus «pour les petits enfants, était comme le cirque qui arrive en ville»–, ils avaient tout de même peint sur le bus «Un vote pour Barry est un vote pour le plaisir» au moment de traverser Phoenix, la ville du très réactionnaire candidat républicain Barry Goldwater.

Le but des Merry Pranksters, il faut le rappeler, était de filmer l’ensemble du voyage dans l’idée d’inventer un nouveau genre cinématographique, plus spontané et ancré dans le présent.

Si le film n’a finalement jamais vu le jour, l’action du collectif n’est pas restée vaine. Alors que l’Amérique faisait encore son deuil de John F. Kennedy, les Merry Pranksters, eux, célébraient l’innocence, la spontanéité des années 1960 –une démarche malheureusement éclipsée à l’époque par l’arrivée des Beatles en terres américaines et la signature du Civil Rights Act.

«L’autobus se dandine à travers les stations de péage des super-autoroutes, et les micros du toit enregistrent les claquements, les sonneries et les murmures des employés, et les freins qui grincent, et les changements de vitesse, tous les bruits de la véritable Amérique, dont on se protège partout ailleurs, ils leur revenaient tous, et amplifiés, à l’intérieur de l’autobus, tandis que la caméra de Hagen filmait les visages, les visages de Phoenix, les flics, les gérants de stations-service, les traînards et les fouettards de l’Amérique, chacun à son cinéma, et tout ça était enregistré, conservé, empilé, dans l’autobus.»[2]

«Le bus est le plus grand symbole des années 1960», déclare aujourd’hui Zane Kesey (fils de) qui vient de réaliser une campagne Kickstarter pour fêter le 50e anniversaire de ce voyage et refaire le trajet.

Le Further / Joe Mabel via Wikimedia Commons

«Ce n’est pas le même bus que celui utilisé par mon père et ses amis, qui est actuellement dans un marais derrière sa ferme dans l’Oregon. Toutefois, celui-ci lui appartient également, il s’en est d’ailleurs beaucoup plus servi que le bus de 1964, mais il date de 1947 et il est encore plus coloré.»

Après plus de trois semaines de campagne, le Further 2.0 a donc repris la route le 17 juin dernier: parti de l’Oregon, il a déjà fait escale à New York (à l’occasion du Brooklyn Bowl), Baltimore, au Mountain Sky (dans le Jermyn), à Chicago, à Woodstock et s’arrêtera le 27 septembre à Montville (Connecticut). Une route longue de plus de 13.000 kilomètres qui, grâce à l’argent récolté, pourrait toutefois se prolonger, dans le sud ou sur la côte Ouest des Etats-Unis notamment:

«La campagne a été un gros succès. On a réuni bien plus que l’argent souhaité pour le trip [43.034 dollars, soit un peu moins de 32.000 euros, au lieu des 27.500 dollars souhaités, NDLR]. Ce qui nous a non seulement permis de perfectionner un peu le voyage, d’acheter un nouveau sound system et de nouvelles lumières, mais aussi d’ensivager de poursuivre l’aventure plus longtemps.

Je sais que beaucoup pourraient craindre le fait d’effectuer un road-trip dans un bus vieux de 60 ans, mais, grâce à Facebook et aux autres réseaux sociaux, nous avons pris la précaution de vérifier les garages à proximité qui pourraient nous fournir les pièces nécessaires. Il est donc prêt à affronter n’importe quelle situation et n’importe quel évènement.»

Les situations, justement, se sont multipliées depuis le 26 juillet –date à laquelle les festivités ont vraiment commencé, direction Madison dans le Wisconsin. Toutes plus folles les unes que les autres.

Pas de drogues, cette fois

Il y a d’abord cette femme qui intercepte le bus sur la route afin de demander à Kesey et sa bande de disperser les cendres de son défunt mari, puis ces autostoppeurs arrivés par hasard dans l’aventure et qui resteront plus de 965 kilomètres dans le bus ou encore ce couple qui s’est marié sur le bus il y a quelques semaines lors du 45e anniversaire du festival de Woodstock –un évènement au cours duquel les nouveaux Pranksters ont été accueillis par des festivaliers criant «Bienvenue à la maison!». Un accueil dont se réjouissait Derek Stevens, à l’initiative du projet aux côtés de Zane Kesey, au The Daily Beast:

«Lorsque nous arrivons en festival, les gens perdent vraiment leurs esprits. Pour beaucoup, c’est la première fois qu’ils voient le bus en vrai et il est donc plutôt courant de voir certains festivaliers fondre en larmes.»

Ce à quoi Zane Kesey ajoute:

«Avec Derek, on souhaite laisser une place au hasard et au plaisir des rencontres. C’est pour ça que le carnet de bord du voyage visible sur notre page Facebook est en permanence modifié. Pour le moment, nous sommes déjà heureux d’avoir réunis quelques membres des Merry Pranksters, des musiciens d’hier et d’aujourd’hui, mais aussi d’avoir participé au Lockn’ Festival en Virginie où Furthur, le side-project d’un membre du Grateful Dead, jouait son unique concert de l’année. Et ce n’est pas fini: d’ici quelques jours, nous allons nous arrêter au Phases Of The Moon Festival dans l’Illinois et au festival d’art Great North, où l’on espère que les artistes peindront le bus. Il reste encore de belles choses à vivre, à découvrir et à partager.»

Rappelons en effet que le bus sert également de studio d’enregistrement avec une diffusion FM en direct. «C’est l’essence même de notre voyage», affirme Zane Kesey.

On peut bien sûr se poser la question de l’authenticité de ce road-trip: est-ce vraiment respecter l’esprit hippie et la liberté des sixties que de faire payer le trajet 200 dollars? On peut également se demander si cela ne tient pas de la pure utopie: que reste-il, après tout, des années 1960 aujourd’hui? Les idéaux de cette décennie sont-ils encore d’actualité ou peuvent-ils renaître? Les transformations qu’a subi le monde depuis ne sont-elles pas trop lourdes?

«Comprendre tout ça, c’est notre but», répond illico Zane Kesey, qui refuse de tomber dans une vaine nostalgie des sixties, reconnaissant à plusieurs reprises lors de notre entretien que cette décennie était loin d’être parfaite:

«Les sixties ont bien entendu permis aux gens d’envisager la vie autrement, de construire de réels projets, et pas nécessairement ceux que la société leur a indiqués.

Avant les sixties, tout était vraiment très ordonné, les gens sortaient tout juste de la Seconde Guerre mondiale, les filles avaient une vie toute tracée: aller à l’école, rencontrer un mari, avoir des enfants et mourir. Cette décennie a donc été une étrange combinaison d’utopies et d’affreux cauchemars.

Après ça, beaucoup de gens se sont perdus, ont multiplié les prises de drogues et autres. Moi, je ne prends pas de drogues et je n’ai même pas besoin d’alcool pour faire la fête.»

«Tout ce que je veux, c’est parler aux gens dans la rue et rendre hommage au voyage de mon père, celui qui a donné naissance à toute la scène psychédélique.»

Une façon de rappeler que Zane Kesey n’a rien d’un illuminé et que son projet est avant tout une façon de célébrer un voyage à jamais fantasmé tout en utilisant les moyens de notre époque (le bus est équipé du wi-fi et les photos du voyage sont mises à jour en temps réel sur Facebook).

1 — Acid Test, Tom Wolfe, Editions du Seuil, p.73 Retourner à l'article

2 — Acid Test, Tom Wolfe, Editions du Seuil, p. 124 Retourner à l'article

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