Le 1er juillet dernier, un chercheur qui faisait du rangement dans une chambre froide des locaux de la Food and Drug Administration, l’autorité sanitaire américaine, est tombé par hasard sur un carton contenant six fioles du virus de la variole. Sachant que l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) considère cette maladie comme une menace si apocalyptique que les échantillons vivants ne sont manipulés que par des scientifiques en scaphandres équipés de leurs propres réserves d’oxygène dans des laboratoires hermétiquement fermés, cela revenait à découvrir une bombe atomique dans le frigo du campus à côté du gratin de nouilles de la veille.
Cette découverte n’est que le dernier d’une série d’incidents insolites impliquant des agents pathogènes mortels. Le Center for Disease Control and Prevention (centre de contrôle et de prévention des maladies, CDC), où ont été envoyés les échantillons découverts pour être testés et détruits, a récemment fait fermer plusieurs grands laboratoires le temps d’enquêter sur de mauvaises manipulations d’anthrax vivant et de souches extrêmement virulentes de grippe aviaire.
Cette variole égarée a attiré l’attention sur les deux seules réserves de virus vivants de la variole restant dans le monde, l’une stockée dans l’entrepôt du CDC d’Atlanta, en Géorgie, et l’autre au State Research Center of Virology and Biotechnology, également appelé institut Vector, à une vingtaine de kilomètres de la ville sibérienne de Novossibirsk.
Un lieu étonnamment progressiste
Curieusement, certaines personnes sont davantage paniquées à l’idée qu’il y ait de la variole en Sibérie que par la découverte de souches à Bethesda, dans le Maryland, à 1.000 km de l’installation autorisée la plus proche. J’ai vécu et travaillé par intermittence à Novossibirsk pendant six ans, je suis donc parfaitement consciente que pour les Occidentaux, la Sibérie est toujours un sinistre synonyme de permafrost, de goulags et de mystérieux cailloux qui tombent du ciel.
La variole a été officiellement éradiquée en 1978. Le système soviétique de goulag a été officiellement démantelé en 1960. Pourtant, aucune de ces deux horreurs n’a jamais disparu de l’imagination du public. Dites à un Américain qu’il y a de la variole en Sibérie et il imaginera immédiatement un homme grisonnant perché au sommet d’un mirador de prison, agitant une éprouvette avec au fond des yeux toute la douleur des purges staliniennes.
Mais mis à part les blocs de béton s’imbriquant à l’infini, Novossibirsk ressemblerait plutôt à Minneapolis. Il n'y fait même pas si froid que ça.
Novossibirsk est la troisième plus grande ville de Russie. Elle possède un métro d’une propreté et d’une efficacité ravageuses, un journal alternatif branché et suffisamment de chaînes de cafés et de restaurants de sushis pour mettre à l’aise la troupe entière des actrices de Girls. La Sibérie est également un lieu étonnamment progressiste. Loin de l’agitation provoquée à Moscou par l’affaire des Pussy Riot, le maire de Novossibirsk vient d’approuver tranquillement la pose d’une plaque en l'honneur de feu la chanteuse sibérienne punk Yanka Diagileva. Il y a même un Ikea —exactement comme à Atlanta!
Mais si la Sibérie n’est plus un cauchemar à la Soljenitsyne, est-ce pour autant un endroit sûr où stocker la variole? La réponse est définitivement....c’est possible.
Lorsqu’une employée du labo s'est piquée avec le virus Ebola, elle fut la seule à mourir
La bonne nouvelle est que l’isolement de la Sibérie et la relative facilité d’y mettre en quarantaine quiconque serait accidentellement exposé au virus constituent un indéniable atout. Avant 1994, les souches russes de la variole étaient stockées dans un laboratoire militaire, à l’arrière d’une ancienne école moscovite. La variole a été déplacée à Vector parce que c’était plus sûr, et parce que ses installations plus sophistiquées permettraient aux scientifiques d’étudier le virus plutôt que de se contenter de le garder sous clé.
Depuis sa création en 1975, Vector n’a fait que croître et à l’époque du transfert des souches varioliques, il occupait un gigantesque campus de presque 20 hectares et employait plus de 4.500 personnes. Après la chute de l’Union soviétique, le gouvernement américain y a investi beaucoup d’argent, l’aidant à atteindre la taille d’une installation de classe mondiale. Un mur de béton armé encerclait déjà le périmètre et des barrières high-tech, des détecteurs de mouvement et autres améliorations d’infrastructure destinées à réduire les risques biologiques y furent installés assez rapidement. Il y a deux ans, une équipe d’évaluation de l’OMS a séjourné à Vector pendant six jours sans identifier le moindre risque significatif de sécurité.
Une équipe de l'OMS a séjourné en Sibérie sans identifier le moindre risque
Plus important peut-être, les scientifiques de Vector ont apporté d’impressionnantes contributions à la recherche sur la variole. Selon Kevin Hendzel, expert en non-prolifération russo-américaine, les scientifiques de Koltsovo ne sont pas reconnus à leur juste valeur, ni pour les «immenses volumes de conséquents travaux de séquençage du code génétique (de la variole) ni pour leur contribution à la découverte de divers vaccins et traitements pour les épidémie en collaboration avec les Etats-Unis.»
Les chercheurs de Vector sont également assez intelligents pour ne pas déclencher accidentellement une épidémie mondiale pendant les heures de travail. «Il faut des années de formation de haut niveau et une infrastructure massive pour ne serait-ce que toucher ce truc sans tuer accidentellement tous les scientifiques et le reste du personnel» souligne Hendzel.
«Tout ennemi qui n’aurait pas la formation, l’infrastructure, les moyens de transport et les possibilités d’isoler ou de transformer la souche en arme court bien plus de risques de faire une bourde et de mourir avant de pouvoir s’en servir. Quelque chose comme 10.000 fois plus de risques.»
La preuve: en 1994, lorsqu’une employée de Vector s'est piquée accidentellement avec le virus Ebola, elle fut la seule à mourir. Vous voyez? Aucun problème de sécurité.
D’un autre côté, Vector n’a pas toujours été blanc-bleu. En 1992, Kanatjan Alibekov, transfuge passé aux Etats-Unis et impliqué dans le programme de guerre biologique russe, a identifié Vector comme site de recherches sur la transformation de virus en arme.
Ce qui est bien plus dérangeant, c’est la réputation de secret de l’institut depuis la fin de l’ère soviétique. Selon Jonathan B. Tucker, auteur de Scourge: The Once and Future Threat of Smallpox [Le fléau de la variole: une menace d’hier et de demain], la transparence à Vector «a connu un brusque déclin» après 2005, époque où le gouvernement russe a placé à sa tête un apparatchik de l’ère communiste, Ilyia G. Drozdov. Depuis, les virologues de Vector ne font plus que de rares apparitions aux réunions de l’OMS. Et lorsqu’ils s’y présentent, c’est pour faire des déclarations pour le moins inquiétantes.
Au cours d’un comité consultatif de l’OMS fin 2008, des scientifiques de Vector ont annoncé qu’ils avaient déplacé dans des fioles en plastique toutes leurs souches de variole contenues dans des flacons en verre (manipulation hautement dangereuse, étant donné les risques d’annihilation massive susmentionnés) et décidé de détruire presque 25% de leurs stocks de variole sans prévenir personne.
Mais au final, la variole donne lieu à un si grand nombre de sujets d’inquiétudes que le potentiel manque de fiabilité de l’institut Vector devrait être le moindre de nos soucis. Tout d’abord, comme le prouve la découverte des échantillons de variole à Bethesda, il n’y a aucune garantie que nous ayons réellement éliminé tous les stocks restant excepté ceux du CDC et de Vector. En 1980, l’OMS s’est principalement contentée de demander aux pays qui possédaient des souches vivantes de variole de se déclarer et de détruire volontairement les échantillons qui leur restaient. Mais comme le prouve le Traité de non-prolifération nucléaire, le système reposant sur l’honneur est loin d’être à toute épreuve lorsqu’il s’agit de géopolitique.
Même si un Etat voyou ne parvient pas à mettre la main sur la variole, cela ne veut pas dire qu’un scientifique crapuleux muni des références idoines ne peut pas tout simplement entrer dans l’un des deux laboratoires habilités par l’OMS pour en voler. Après tout, le FBI n’a-t-il pas découvert que le responsable des attaques d’anthrax de 2001 n’était pas un quelconque fanatique encagoulé mais le microbiologiste et éminent chercheur en bio-défense Bruce Edwards Ivins? Et puis une autre menace se profile à l’horizon: les scientifiques seront bientôt capables de fabriquer une variole synthétique à l'aide de produits chimiques disponibles dans le commerce.
Le plus grand risque: les cadavres d'anciennes victimes qui émergent du permafrost
Mais si nous tenons vraiment à nous faire du mauvais sang, pourquoi ne pas transférer notre obsession de la variole vers les vecteurs humains qui émergent à l’air libre, en Sibérie, hors de l’institut Vector? Je veux parler des cadavres d’anciennes victimes de la maladie en train d’émerger du permafrost.
Si les récentes découvertes aux Etats-Unis de personnes mortes de la petite vérole au XIXe siècle (ou juste de leurs croûtes) n’ont pas réussi à fournir des échantillons fiables de variole, les scientifiques espèrent que des momies sibériennes gelées ont mieux préservé le virus et aideront à répondre aux interrogations sur sa longévité. Les scientifiques de Vector se sont rendus en Yakoutie en 1991, au moment où les dépouilles d’une famille morte de la variole il y a plusieurs siècles ont refait surface. S’ils n’ont alors pas réussi à extraire de souche de virus fiable, une seconde cachette recélant des momies varioliques découverte dans la même zone en 2004 a livré suffisamment d’ADN pour permettre aux scientifiques de reconstruire partiellement sa séquence.
Donc si l’on prend en compte les diverses menaces, les accidents, le non-respect des règles de sécurité et le chaos ordinaire régnant des deux côtés du globe, je dis allez à Novossibirsk et ne vous faites pas de mouron. Admirez son opéra, émerveillez-vous devant son architecture constructiviste et visitez le musée du Soleil. En revanche, si vous tombez sur un macchabée en peine décongélation —retenez votre souffle et surtout, ne grignotez pas ses croûtes.