Voici une liste non exhaustive des pathologies sur lesquelles je me suis renseignée au cours des derniers jours: acouphènes, trouble explosif intermittent, maladie des Morgellons, baisse du métabolisme et rage.
Et voici une liste non exhaustive des pathologies dont j'ai cru pouvoir souffrir au cours des derniers jours: acouphènes, trouble explosif intermittent, maladie des Morgellons, baisse du métabolisme et rage.
On parle d'hypocondrie pour qualifier la condition des personnes qui pensent être malades et qui ne le sont pas. Pour la médecine du Moyen-Age, ces rêveries morbides étaient le fruit d'humeurs mélancoliques sécrétées par les viscères situés en dessous ou au dessus (hypo-) du cartilage (-chondre) des côtes. Hans Christian Andersen était hypocondriaque; il craignait que la tache qui se trouvait au dessus de son œil grandisse et finisse par recouvrir l'ensemble de son visage. Lorsqu'il voyageait, il transportait une note manuscrite («Je ne suis pas mort») pour s'assurer de ne jamais être enterré vivant. Charles Darwin notait les symptômes de nombreuses maladies prolifératives et anonymes dans la marge de ses lectures nocturnes (il tenait également un journal répertoriant ses pets).
L'année dernière, la cinquième édition du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders a remplacé le diagnostic de l'hypocondrie figurant dans le DSM-IV par deux nouvelles tracasseries: le trouble du symptôme somatique et le trouble de l'angoisse de la maladie. Le premier se caractérise par une préoccupation excessive générée par des problèmes de santé ayant (ou pas) des origines physiologiques (être obsédé par un problème gastro-intestinal, par exemple). Le second, sous-catégorie du trouble anxieux, consiste en une peur intense de tout problème de santé –peur qui persiste malgré les paroles rassurantes des professionnels.
Le Web a déchaîné nos pires tendances hypocondriaques
Ces pathologies, qui se déclarent souvent au début de la vie adulte, touchent autant les hommes que les femmes. Il en existe d'innombrables variations plus bénignes, que l'on retrouve au travail —lorsqu'un collègue se lave les mains au gel désinfectant vingt fois par jour— ou à la maison —lorsque votre conjoint lance une recherche Google sur les maux d'estomac et que l'angoisse l'envahit peu à peu.
En rendant accessible des informations sur les syndromes les plus obscurs, le Web a déchaîné nos pires tendances hypocondriaques. Mais quid de ceux qui connaissent ce type de données sur le bout des doigts? Si ce que j'ai appris sur mon propre métabolisme au cours de mes brèves pérégrinations sur Internet a suffi à me faire redouter d'horribles maux, comment imaginer ce que vivent les médecins? Chaque douleur devient-elle une source de terreur? Est-on plus tenté par l'autodiagnostic lorsque l'on sait de quoi on parle?
C'est visiblement le cas chez les médecins en herbe. Le syndrome de l'étudiant en médecine est un phénomène reconnu: pendant un an ou deux, le carabin pense contracter les maladies qu'il étudie. Un gargouillis devient une appendicite. Une piqûre de moustique se mue en signe annonciateur d'une fièvre hémorragique.
Le cancer est omniprésent. Les travaux consacrés au syndrome de l'étudiant en médecine sont plus anecdotiques qu'autre chose: selon une étude des années 1960, plus de 70% des étudiants souffrent de maladies fantômes, mais vingt ans plus tard une autre publication a expliqué que l'importance de ce phénomène était exagérée, et que les étudiants en droit étaient tout autant névrosés que leurs camarades carabins lorsqu'il s'agit de leur santé. (Une troisième étude a constaté que les étudiants en psychologie étaient de plus en plus certains de jouir d'une bonne santé mentale au fur et à mesure de leur progression universitaire –mais qu'ils étaient également plus susceptibles de commencer à porter des diagnostics sur les membres de leur propre famille. Charmant.)
Pour les médecins, le syndrome de l'étudiant est un rite de passage. «J'ai souffert de ce syndrome. Nous sommes tous passés par là», explique Leana Wen, médecin urgentiste au George Washington University Hospital. J'ai contacté cinq autres blouses blanches dans le cadre de cet article (dont certains contributeurs de Slate.com); ils ont tous confirmé ces dires. Matt Morrison, urgentiste au St. Luke's-Roosevelt Hospital de New York, raconte son expérience en ces termes:
«Il fut un temps où j'étais CERTAIN de souffrir du syndrome de Boerhaave, qui est particulièrement rare (l'œsophage se rompt; de l'acide et de l'air s'engouffrent dans la poitrine). Et ce parce que je ressentais des picotements dans la poitrine après une petite quinte de toux. J'ai passé deux heures dans le noir, incapable de dormir, un stéthoscope vissé sur la poitrine, les yeux rivés sur UpToDate (notre Doctissimo à nous) afin de me renseigner sur les mille-et-un maux susceptibles de me tuer avant l'aube. J'ai couru aux urgences, et je leur ai dit qu'il fallait examiner mon oesophage aux rayons X pas plus tard que tout de suite. Le médecin m'a jeté un regard et m'a dit: “Félicitations, tu es un cliché vivant! Rentre chez toi.”.»
Si ce cliché existe, ce n'est pas par hasard. Les étudiants en médecine baignent dans un océan d'informations nouvelles sur des maladies terrifiantes –et ce sans disposer d'assez d'expérience pour savoir qu'elles ne se manifestent que très rarement, ou pour comprendre les véritables symptômes qui lui sont associés. Ce savoir accumulé n'est pas replacé dans son contexte. «Ils ont tous ces faits en main, mais aucun patient auquel les associer, résume Catherine Belling, auteure de A Condition of Doubt: The Meanings of Hypocondria. Ils n'ont qu'eux-mêmes.»
Par ailleurs, comme le prouvent régulièrement les études placebo, le corps est fortement influencé par les déductions de la pensée. «Les processus automatiques du corps fonctionnent généralement mieux lorsque notre attention est dirigée vers autre chose», écrit George Walton dans Why Worry?, un traité de 1908 sur la «préoccupation mentale excessive».
«S'intéresser de trop près à son appareil digestif, par exemple (...) revient à déterrer des graines pour voir si elles poussent.»
Les médecins font les pires patients
Mais quelque chose se passe pendant la troisième année de médecine; aux Etats-Unis, c'est alors que les étudiants partent pour leurs stages cliniques. En examinant de plus près l'étude comparative sur les étudiants en droit et en médecine, on se rend compte que les carabins sont beaucoup plus angoissés que les futurs juristes pendant leurs deux premières années et beaucoup moins pendant les deux dernières. Lorsque les patients affluent et que la dichotomie entre soignant et soigné commence à prendre forme, il semble qu'un déclic se produise. Les étudiants débutants pensent qu'ils souffrent de toutes les maladies de la terre. Les médecins pensent qu'ils sont invincibles.
Mon mari va bien, il faudrait qu'il soit à l'article de la mort pour que je me penche sur son cas
Leana Wen, médecin
On dit que les médecins font les pires patients. De fait, ils ont moins tendance à se faire soigner, sont plus susceptibles d'encaisser sans broncher. S'il fallait deviner quelle partie de la population est la moins touchée par l'hypocondrie, on penserait immédiatement aux médecins (il est certes vrai qu'ils sont en meilleure santé que le commun des mortels).
«Je pense que j'ai plus tendance à minimiser aujourd'hui, raconte Jacob Sunshine, interne anesthésiste à l'université de Washington. Lorsqu'on acquiert une expertise et de l'expérience auprès de personnes qui sont gravement malades, on applique le principe du tri médical à notre propre personne, et on se dit que les choses ne vont certainement pas si mal.»
A New York, le Dr Randi Epstein est du même avis:
«En général, je suis particulièrement optimiste quant à mon propre état de santé, et je pensais que c'était le cas de la plupart des médecins.»
Certains se sont montrés encore plus francs:
«Je sais que je vais bien, m'a ainsi expliqué Leana Wen par téléphone. Et mon mari va bien, lui aussi; il faudrait qu'il soit à l'article de la mort pour que je me penche sur son cas.»
Les journalistes lisent les journaux, les footballers regardent des matchs, les cuisiniers vont au restaurant. Pourquoi les médecins sont-ils si persuadés de ne pas avoir besoin de consulter leurs confrères?
Ces médecins anti-hypocondrie se comportent peut-être tout simplement en hommes et en femmes raisonnables. Comme le fait remarquer Sunshine, ils sont souvent capables de s'autodiagnostiquer —et savent que les maux les plus communs sont souvent les moins dangereux. Plutôt que de supporter les caprices du système médical (qu'ils ne connaissent que trop bien), certains d'entre eux préfèrent attendre que le mal passe.
Passer ses journées au contact de la maladie et de la souffrance véritables endurcit
Un autre facteur s'ajoute à tout cela: «Notre emploi du temps est plein à craquer», explique Jordal Metzl, qui se spécialise dans la médecine du sport à New York. Les internes disposent de bien peu de temps libre en dehors de l'hôpital, et ont donc peu tendance à y rester s'ils peuvent l'éviter. (Lorsque j'ai demandé à Metzl s'il allait souvent chez le médecin, voilà ce qu'il m'a répondu: «Je déteste ça. J'y vais jamais. Jamais.».)
Un papier du New York Times publié en 2013 met en lumière un troisième facteur possible: l'article, qui évoque le refus progressif de l'acharnement thérapeutique dans les services de soins palliatifs, laisse entendre que la pratique de la médecine permet d'appréhender ses limites de manière plus réaliste.
Par ailleurs, il faut savoir que les médecins sont... différents. «La plupart d'entre nous ont un seuil de tolérance relativement élevé face aux choses déplaisantes», affirme Sunshine. Plusieurs médecins m'ont expliqué être plus "solides" qu'un patient ordinaire. Ce cuir épais semble se développer pendant la troisième année de médecine: Danielle Ofri explique que cette période «ressort souvent dans les études qui analysent le déclin de l'empathie et du raisonnement moral chez les étudiants en médecine». Passer ses journées au contact de la maladie et de la souffrance véritables vous endurcit. Apprendre à ne pas être touché par la douleur des autres est un réflexe d'autodéfense, mais cela permet également d'être moins réceptif face aux problèmes de moindre importance, y compris face aux siens.
L'hypocondrie représente également un défi pour l'autorité médicale.
«Je ne suis pas surprise d'apprendre que vous ne trouvez pas beaucoup» de médecins souffrant de ce mal, m'a dit Catherine Belling.
«La question centrale de l'hypocondrie, c'est “comment pouvez-vous en être sûr(e)?”.»
C'est souvent le rôle du médecin d'être sûr de son diagnostic, d'expliquer au patient qu'un test négatif signifie qu'il est en bonne santé. Mais l'hypocondrie naît de l'incertitude, et «l'incertitude met en lumière une réalité dérangeante: dans le monde de la médecine, le doute est toujours permis».
Les hypocondriaques ont raison sur un point: la maladie et le déclin gagnent toujours à la fin
Catherine Belling, auteure d'un livre sur l'hypocondrie
Pas étonnant de constater que les médecins refusent d'adopter ce mode de pensée pour le moins subversif. Pour Catherine Belling, les hypocondriaques ont raison sur un point: la maladie et le déclin gagnent toujours à la fin.
Il va sans dire que tous les médecins ne s'estiment pas invincibles fasse aux assauts de la maladie. Chavi Karkowsky, spécialiste des grossesses à haut risque, pense que sa connaissance des problèmes que peut rencontrer une femme enceinte a changé sa vision des choses.
«Je me suis sentie beaucoup plus angoissée pendant ma grossesse, explique-t-elle. Je connaissais les pathologies; elles étaient vraiment présentes à mon esprit. Le monde a tendance à entretenir l'illusion selon laquelle la grossesse est une période dénuée de toute difficulté, de tout moment de doute, de tout risque. Mais ceux qui travaillent dans ce milieu savent que ce n'est pas vrai.»
Certes, les médecins ont peu tendance à s'imaginer qu'ils souffrent d'une maladie sérieuse —mais est-ce véritablement problématique? Il arrive que Sunshine prescrive une dose d'hypocondrie à ses collègues.
«Les médecins ont l'habitude de côtoyer la folie et le désespoir, écrit-il. Il suffit de se mettre à la place du patient, même l'espace d'un instant (...) pour comprendre que nous sommes incroyablement chanceux. Non seulement nous avons le privilège d'aider une personne à traverser le pire moment de sa vie, mais nous pouvons également remettre les choses en perspective. A mon avis, cela nous rend un peu plus humain.»
Puis il m'a rassuré: promis, juré, je n'avais pas la rage.