Tech & internet / Culture / Économie

Travail gratuit: les milieux créatifs contre le travail «collaboratif» non rémunéré

Temps de lecture : 4 min

Les créas ont découvert leur plombier polonais: et il est légion.

C’est un cas qui illustre et résume toutes les controverses autour du «participatif» et du «collaboratif», nouveaux mots magiques de l’Internet devenus des auberges espagnoles sémantiques.

Plus de 5.000 créatifs français ont signé une lettre ouverte adressée à Axelle Lemaire, secrétaire d’Etat chargée du numérique, à Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et à François Rebsamen, ministre du Travail, de l'emploi et du dialogue social, pour se plaindre du modèle qu’ils nomment le «perverted crowdsourcing», qui consiste à s’appuyer sur une main d’œuvre non rétribuée recrutée sur Internet pour vendre des prestations à des clients, ce qui a entre autres effets celui de casser les prix et le marché.

Selon les auteurs de la lettre, intitulée «Non à l'exploitation du #travailgratuit comme modèle de réussite en France», ces sociétés «construisent leur offre commerciale sur les épaules d'une main d’œuvre qu'ils ne payent pas. Professionnels mais aussi particuliers par milliers y travaillent sans contrats ni statuts au mépris des plus élémentaires obligations légales».

Axelle Lemaire a rendu visite le 26 mai dernier à l’agence Creads, qui revendique d’être la «première agence de communication participative en France». L’agence fédère une «communauté» de créatifs (graphistes, designers, etc.) isolés qu’elle fait travailler pour ses clients. Les meilleures créations sont rémunérées et l’une d’elle est choisie à l’issue du processus. Les autres propositions ne le sont pas.

Si Creads n’est jamais citée dans la lettre ouverte, la visite de la ministre a ulcéré les créatifs et a mis le feu aux poudres.

Il faut dire que les débats sur la concurrence déloyale que constitue le recours à une main d’œuvre semi-pro, pléthorique et pas forcément rémunérée agite les milieux concernés depuis des années. Comme le notait en 2012 une directrice artistique à propos de ces modèles, «sur 10 graphistes proposant un logo par exemple, seul l’un d’entre eux sera rémunéré pour son travail: celui qui aura trouvé grâce aux yeux du client. Tous les autres repartiront bredouilles! Je parle de “rémunération” pour le gagnant, mais c’est un bien grand mot vu les sommes en question…».

Contactée par Slate, la responsable de la communication de Creads, Alexandra Marmoux, reconnaît qu’un brief d’un client peut faire l’objet de plusieurs dizaines de contributions au sein du réseau de freelances de l’agence. Cette dernière rémunère à l’issue du processus cinq pistes finalistes selon la répartition suivante: le gagnant empoche 80% de la dotation du client et les quatre autres pistes (il peut s’agit de plusieurs créations proposées par la même personne) se partagent le reste. Les prix varient en fonction des projets, mais pour un simple logo, qui exige moins de temps qu’une identité visuelle complète ou le développement d’un site web, l’agence parle d’un tarif d’environ 700 euros.

Sur le site de l'agence Creads.

«Il y a des abus, des dérives, et nous allons lancer une charte», explique la responsable com, tout en soulignant que Creads ne fait céder leurs droits d’auteur qu’aux graphistes dont les créations sont choisies par leurs clients, contrairement à d’autres sites collaboratifs sur lesquels la règle s’applique à tout le monde.

«Pour un créatif qui n’a pas de réseau, ce modèle peut être un tremplin et lui donner sa chance», se justifie l’agence.

Ludivine Vinot, la graphiste qui avait déjà écrit en 2012 l'article détaillé sur les failles de ce modèle, s'est inscrite à la communauté des créatifs de Creads et a publié les tarifs en vigueur. Résultat: 350 euros pour le gagnant d'un concours sur un logo, 10 euros chacun pour les quatre finalistes.

Pour compléter le tableau, vous pouvez lire également la réaction de Creads publiée sur son site après la tempête d'indignation qui a suivi la visite de Lemaire dans ses locaux. L'agence affirme qu'elle fait travailler ses meilleurs créatifs sur «des projets élites, c’est-à-dire à une sélection de créatifs qui sont tous rémunérés; et aussi sur des projets en direct». «Nous l’affirmons haut et fort, nous sommes contre les marketplaces automatisés ou les foires aux logos qui dévalorisent le travail des créatifs mais aussi des communicants», affirme la responsable de la communication dans ce billet.

Les auteurs de la lettre ouverte se plaignent du manque de régulation de ces pratiques et de la concurrence déloyale qu'elle constitue:

«Nous vivons chaque jour avec la concurrence, fût-elle à bas coût. Nous l'avons acceptée et jouons son jeu. Mais ce jeu implique des règles. Attirer des milliers de personnes dans le salariat dissimulé pour s'épargner de les rémunérer décemment ou de payer son dû à l'Etat n'en fait pas partie.»

«Les plateformes reposant sur l'industrialisation du travail gratuit» sont un modèle au cœur du développement d’Internet et des fabuleuses marges de certains de ses acteurs. Amazon et autres pionners du 2.0 sont connus pour avoir fait de la recommandation des internautes un levier de valeur. Son site Mechanical Turk propose aux internautes de réaliser des micro-tâches répétitives et mécaniques en échange d’une micro-rémunération.

Dans leur lettre, les créatifs rappellent qu'ils sont «ouverts à la modernité» et en sont «même les étendards».

«Mais toute évolution n'est pas un progrès, et c'est parce que nous sommes le progrès que nous sommes légitimes à dénoncer ceux qui se cachent derrière une modernité de façade pour encourager un retour en arrière majeur des conditions de travail de chacun

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