Boire & manger / Société

A la rencontre de Paul Bocuse

Temps de lecture : 7 min

Le vieux lion est toujours sur la brèche: la restauration à la française, c’est sa vie, pas question de lever le pied.

Paul Bocuse, en janvier 2011. REUTERS/Robert Pratta
Paul Bocuse, en janvier 2011. REUTERS/Robert Pratta

Agé de 88 ans, l’empereur de la cuisine lyonnaise a subi plusieurs opérations chirurgicales, dont un triple pontage en 2006, frôlant la mort au printemps dernier à l’heure où Alain Ducasse fêtait, à la tour Eiffel, le 50e anniversaire de la troisième étoile du grand restaurant de Collonges au Mont d’Or: le début de la gloire mondiale de Monsieur Paul, seigneur de Lugdunum.

Le vieux lion est toujours sur la brèche: la restauration à la française, c’est sa vie, pas question de lever le pied. Chef patron de la Mère Brazier à Lyon remise à neuf en 2008, Mathieu Viannay, quadra énergique et créateur, MOF, deux étoiles Michelin, a partagé, avec quelques toqués de la ville d’Edouard Henriot, un repas d’amitié avec Paulo, au début juin.

«Il était en pleine forme, l’esprit en éveil, lançant des facéties cocasses, épinglant ses confrères –la gaieté retrouvée. A un moment, il s’est levé, a quitté le petit salon de son auberge de Collonges au Mont d’Or et a dit: on m’attend en cuisine, le service du déjeuner va commencer.»

Une sorte de résurrection en dépit de ses problèmes aigus de mobilité.

«Il a repris du poil de la bête», confie François Pipala, maître d’hôtel MOF, son bras droit, directeur du restaurant kitsch, genre Disneyland, où défilent 50.000 mangeurs par an, un record pour un trois étoiles de province. Raymonde, son épouse, mal en point depuis quelques semaines, va reprendre son poste de vestale des fourneaux bocusiens, elle accomplira le tour des salles à manger, saluant les fidèles, comme le faisait le grand Paulo, en tenue blanche, joyeux amphitryon, son col bleu blanc rouge de MOF bien en évidence.

Certes, les habitués de l’Auberge, les bourgeois de Lyon et des environs, les visiteurs d’un repas unique venus des Etats-Unis, d’Allemagne, du Brésil, du Japon où Bocuse a installé cinq restaurants à Tokyo, le réclament à François Pipala, espérant un menu signé, un selfie, un dessert en plus. Hélas, le maestro lyonnais à la notoriété planétaire ne peut pas prendre le risque de rester debout de longues minutes au milieu des convives, ses jambes révélant son âge canonique.

Et pourtant, il les a arpenté ses salles à manger aux lustres imposants, décorées de toiles genre chromo d’une autre époque: aucun grand chef français n’a aimé, choyé, dorloté comme Bocuse ses hôtes en quête d’émotions gourmandes, issues du legs culinaire français. Aucun chef non plus n’a été célébré, fêté dans les médias comme le créateur de la soupe aux truffes VGE inventée pour le déjeuner de la Légion d’Honneur du Lyonnais remise à l’Elysée en 1975 –c’est la seule fois dans l’histoire de la République que le regretté Marcel Le Servot, le valeureux chef du palais présidentiel, fut autorisé à partager le pain, le vin… et les truffes. Paul Bocuse, le père de tous les cuisiniers français, l’avait exigé.

Soupe aux truffes VGE © Jean-François Mallet

N’en doutons pas, l’Auberge du Pont de Collonges, l’ex-guinguette des rives de la Saône, est devenue un monument historique de la bonne chère, visité comme Versailles, le Louvre, les Châteaux de la Loire, tout comme à Paris la Tour d’Argent (1582), le Grand Véfour (1820), Lucas Carton (1925). L’Auberge, si souvent inondée par la Saône, s’est inscrite dans le patrimoine culturel et gastronomique du pays de Rabelais, de Carême, de Brillat-Savarin, de Joël Robuchon et d’Alain Ducasse: c’est un «must» dans la géographie gourmande de la gueulardise, un pèlerinage obligé.

Pourquoi? Parce que le répertoire des plats très français n’a pas varié en un demi-siècle. L’as de la volaille à la broche n’a rien à faire de la fusion food, des préparations déstructurées aux fumets fumeux. La cuisine classique de Paulo, de ses chefs, s’est inscrite dans le bronze du temps, coulée dans le moule lyonnais, elle est figée dans la mémoire culinaire héritée de Fernand Point, le maître de Paulo à la Pyramide de Vienne, le premier trois étoiles en France (1933) qui lui a enseigné les secrets de la quenelle de brochet aux écrevisses sauce Nantua (59 euros), du gratin de queues d’écrevisses (72 euros), des filets de sole aux nouilles à peine gratinées (70 euros), du rouget barbet en écailles de pommes de terres croustillantes (60 euros), de la volaille de Bresse en vessie Mère Fillioux (220 euros pour deux ou quatre). Toutes ces réjouissances doivent être maintenues, allégées et servies dans les règles de l’artisanat de bouche. On ne change rien.

Car Paul, fils de Georges Bocuse, restaurateur dans ce lieu de mémoire, est resté à l’écart des modes culinaires, du fooding, des élucubrations moléculaires, il est fidèle au legs du passé, aux leçons des anciens cuisiniers de France et d’ailleurs qui ont marqué sa vie de restaurateur et d’interprète des nourritures vraies, sensuelles, identifiables comme la côte de veau en cocotte et rognons (60 euros par personne), le ris de veau aux petits pois à la française (61 euros) ou les gros œufs à la neige nappés de crème anglaise (30 euros) transmis par sa grand-mère, un rêve de gourmandise à damner un saint.

Le mythique restaurant de Collonges au Mont d’Or est le conservatoire vivant de la cuisine française perpétuée par les chefs actuels de Bocuse, Christophe Muller et Gilles Reinhardt, les disciples MOF, qui rendent compte chaque matin au maître de maison des produits de saison (asperges, morilles, grenouilles…), des préparations en évolution comme le rarissime potage de légumes (20 euros), des goûts du public selon la saison, des menus choisis par les célébrités de passage, des anniversaires, des fêtes de famille –l’ambiance bocusienne quoi!

Pour un meilleur confort, le grand Paul a abandonné sa chambre du premier étage où il est né en 1926 et s’est installé au rez-de-chaussée du grand restaurant, dans un appartement jouxtant la première salle à manger. Veillé par une infirmière jour et nuit, il s’endort à 19h15 et se réveille à 7h du matin. Une heure plus tard, François Pipala boit le café en face du Cuisinier du Siècle, sacré en 1989 par Gault et Millau, qui veut savoir comment s’est déroulé le dîner, le nombre de couverts, l’identité des clients, les plats les plus vendus, les vins montés de la cave de 20.000 bouteilles.

Respectueux de la clientèle, Paul refuse de pousser les ventes de grands crus à des prix somptuaires. Le prince du Beaujolais Dubœuf apprécie les vins de la Vallée du Rhône, le blanc de Condrieu, les rouges de Crozes-Hermitage et bien sûr le champagne, l’élixir royal de la fête à table.

Volaille de Bresse en vessie © Sébastien Véronèse

A 12h15, Paul déjeune avec Raymonde dans la petite salle à manger privée, de façon à libérer la brigade de vingt cuisiniers pour le rush du coup de feu. En compagnie de ses cadres, la plupart Meilleurs Ouvriers de France, Paul prend connaissance de la fréquentation et des comptes des huit restaurants de Lyon et des environs –plus une résidence hôtelière de quarante chambres– dont les quatre brasseries Nord, Sud, Est, Ouest: une de ses légitimes fiertés car on peut se nourrir simplement dans ces établissements populaires (additions de 30 euros à 50 euros).

Depuis des années, tous ses seconds, les bras droits gestionnaires et cuisiniers, sont associés aux résultats, «car pour doubler le bonheur, il faut le partager». Tous seront récompensés, intéressés dans les dernières volontés bocusiennes, «car il s’agit de continuer l’œuvre paternelle», confie Françoise Bocuse, la fille unique de Paul et de Raymonde, qui prendra en charge avec sa mère la fabuleuse auberge, fréquentée par le gotha du globe.

Comment Paulo des bords de Saône, ambassadeur bénévole des chefs français autour du monde, promoteur de la France du bien manger et du savoir-boire, du Bocuse d’Or, ce championnat du monde des cuisiniers tous les deux ans à Lyon, comment «le plus grand cuisinier du monde» (Périco Légasse) pourrait-il abandonner la partie, s’éloigner de ce temple de la gourmandise salée et sucrée qui n’a jamais mieux marché depuis 57 ans? Le mot, l’idée, de la retraite lui fait horreur. Selon des estimations approuvées par lui, Bocuse pèserait cent millions d’euros.

Sur son lit d’hôpital à Lyon, après son triple pontage, il susurre à Raymonde:

«Chérie, j’ai réussi ma vie, mais j’ai raté ma mort!»

La grande faucheuse n’a toujours pas voulu de lui, de ce bienfaiteur de l’humanité qui mange et boit dans la banlieue chic de Lyon, chez Paulo, l’éternel marchand de bonheurs à table. Longue vie!

Paul Bocuse

40 quai de la Plage 69660 Collonges au Mont d’Or. Tél. : 04 72 42 90 90.

Menus Classique à 150 euros, menu Bourgeois à 200 euros, menu Grande Tradition à 250 euros. Carte de 130 à 200 euros. Vin de Condrieu à 18 euros le verre, Côte Rôtie à 18 euros.

Pas de fermeture.

La Mère Brazier

12 rue Royale 69001 Lyon, près de l’Hôtel de Ville. Tél. : 04 78 23 17 20.

Menu de saison à 70 euros, au déjeuner à 57 euros, 95, 115 et 140 euros pour le menu dégustation.

Fermé samedi et dimanche.

Brazier Wine Bar

14 rue Royale 69001 Lyon. Tél. : 04 78 23 24 26.

Le bistrot et la table d’hôtes du grand chef voisin. Menu du jour à 19,50 euros. Boudin noir au lard de Colonnata, pâté en croûte, harengs Matjes. Une adresse en or.

Fermé dimanche et lundi.

Les Trois dômes

20 quai Gailleton 69002 Lyon. Tél. : 04 72 41 20 97. Au 8e étage du Sofitel Bellecour, vue panoramique.

La cuisine étoilée du chef Christian Lherm : quenelles de brochet aux écrevisses, pâte en croûte de canard au foie gras, volaille de Bresse et risotto à la crème, soufflé au chocolat. Déjeuner à 47 et 59 euros. Menus à 79, 96 et 125 euros. Aussi la Brasserie Silk, carte internationale.

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