Lorsque Sergueï Brin et Larry Page ont construit le moteur de recherche qui allait devenir Google, ils ont commencé par faire des cartes. Cartographier la structure des liens hypertextes à travers le Web leur a ainsi permis de classer les pages Web en fonction du nombre de liens renvoyant vers elles. Cela s’est avéré être une manière assez bonne de mesurer l’importance des pages, puisqu’elle a été à l’origine de ce qui est aujourd’hui une entreprise valant 380 milliards de dollars.
Pour une société qui s’est donné pour mission d’«organiser les informations à l’échelle mondiale», néanmoins, l’organisation du Web ne pouvait être qu’un début. En l’espace de quelques années, les efforts de Google se sont étendus aux actualités, aux livres, aux recherches universitaires, aux e-mails, aux images et aux vidéos.
En 2005, la société s’est attaquée au monde terrestre avec Google Maps et Google Earth. Puis est venu Street View, les informations sur la circulation en temps réel et la navigation automobile.
Son but ne peut pas être seulement d'aider les ONG
Ces dernières années, Google s’est mis à construire des robots, des voitures qui se conduisent toutes seules et des applications domotiques qui toutes enregistrent, analysent et transmettent des informations sur l’environnement physique.
Désormais, Google investit les airs. L’année dernière, la société a annoncé le projet Loon, entreprise d’apparence plutôt chimérique utilisant des ballons stratosphériques. Il y a deux mois, Google a fait l’acquisition de Titan Aerospace, une start-up qui fabrique des drones solaires de haute altitude. Et récemment, elle a acheté pour 500 millions de dollars la start-up Skybox Imaging, qui construit de petits satellites capables de prendre des photos et des vidéos haute résolution de la Terre en dessous. Selon les dernières rumeurs, Google serait même en pourparlers avec Virgin Galactic, la société de tourisme aérospatiale de Richard Branson.
Lorsque l’on demande à Google à quoi vont lui servir tous ces ballons, drones et satellites, la société fournit une réponse digne d’une participante au titre de Miss Amérique: ils vont servir à apporter Internet aux populations pauvres du monde, à améliorer Google Maps, à lutter contre la déforestation et à assister les programmes humanitaires!
Je ne doute pas que Google soit sincère dans ses objectifs. Le projet Loon, en particulier, semble être né d’un vrai désir d’apporter Internet dans des zones rurales (pour l’instant, les ballons ne sont pas équipés de caméras pointées vers le sol, à l’inverse des drones et des satellites). Néanmoins, il est difficile d’imaginer qu’une société aussi axée sur la stratégie que Google puisse acheter une entreprise de drones et une de satellites dans le seul but d’aider des ONG. Quant à Google Maps, elle utilise déjà des images satellite de haute qualité d’une société baptisée DigitalGlobe. Et comme l’a remarqué Robinson Meyer sur The Atlantic, les deux sociétés viennent de signer ensemble un nouvel accord de plusieurs années.
Il est important de comprendre que Skybox n’est pas n’importe quelle société d’imagerie satellite. Pour prendre pleinement conscience de son potentiel (et de son affinité naturelle avec la mission de Google), il faut regarder de plus près ce qu’elle faisait avant de se faire racheter par Google. Bonne nouvelle, nous en avons un cliché en très haute résolution, à savoir un article très complet écrit à son propos par David Samuels pour Wired il y a un an. Son titre:
«Comment une start-up projette de transformer une escouade de satellites bricolés en œil qui voit tout.»
Les satellites d’imagerie commerciaux sont généralement volumineux, chers et très sophistiqués, ce qui explique pourquoi on en compte moins d’une douzaine en orbite aujourd’hui. Skybox a trouvé un moyen de les rendre légers et bon marché, utilisant un ingénieux logiciel de traitement d’image pour compenser les manques matériels. Pour l’instant, la société n’a lancé qu’un seul satellite et il ne peut prendre que de courtes vidéos de 90 secondes. Avec des ressources suffisantes, néanmoins, Skybox pourrait en lancer des dizaines, ce qui génèrerait des images quasiment en temps réel de tout ce qui se passe sur la surface du globe à tout moment. Ce serait comme avoir un réseau de vidéosurveillance qui couvrirait le monde entier.
Cela ne veut pas dire pour autant que Google s’apprête à rivaliser avec la NSA en termes d’espionnage, même si le nom Skybox rappelle celui de Skynet.
Plus Google peut glaner des infos, plus
il peut affiner son ciblage publicitaire
Google n’a jamais fait preuve d’un grand intérêt pour les collaborations avec le gouvernement et l’espionnage des individus va à l’encontre de son business model (parce que le système publicitaire de Google repose sur le fait que les gens donnent volontairement le plus d’informations possible. Eric Schmidt, président du directoire de Google a un jour affirmé en plaisantant que la politique de son entreprise était de «s’approcher de la ligne rouge sans jamais la dépasser».) En outre, le gouvernement fédéral régule déjà le secteur de l’imagerie par satellite afin de s’assurer qu’aucune information confidentielle ne soit divulguée. On peut donc se douter que les autorités surveilleront Google et Skybox de près.
David Samuels m’a récemment dit lors d’un entretien téléphonique que l’acquisition de Skybox par Google confirme une hypothèse qu’il avait développée dans son reportage de l’année dernière.
«Je ne crois pas qu’il s’agisse vraiment d’améliorer Google Earth, m’a-t-il dit. Je pense que c’est pour recueillir des données.»
Et de poursuivre:
«A partir du moment où l’on a une vision en temps réel de toute la surface du globe depuis l’espace, on commence à obtenir des données qui font penser à un film de science-fiction –le genre de données qui n’étaient jusqu’alors accessibles qu’à la NSA et encore, en théorie seulement.»
On peut imaginer Google utiliser ses capacités de reconnaissance d’image pour identifier et suivre tous les pétroliers du monde, par exemple, ou pour compter le nombre de voitures présentes sur les parkings des supermarchés et rendre l’information disponible sur Internet. On pourrait en arriver à un point où Google deviendrait capable de choses comme estimer au jour le jour les changements dans le PIB d’un pays.
Plus largement, Google pourrait utiliser les données transmises par ses satellites pour affiner les résultats de recherche, améliorer son logiciel pour assistant personnel Google Now et perfectionner la navigation de ses voitures autonomes. Comme l’a expliqué Alexis Madrigal, ces voitures dépendent très fortement de cartes numériques ultra-précises de leur environnement. Et, bien entendu, plus les ordinateurs de Google peuvent glaner d’informations sur ce qui se passe dans le monde à tout moment, plus la société peut affiner ses programmes de ciblage publicitaire.
Les responsables de Google sont formels: ce ne sont pas leurs intentions, du moins à l’heure actuelle. On pourrait leur rétorquer que Google fait aujourd’hui beaucoup de choses qui n’étaient pas dans les intentions de Larry Page et Sergueï Brin lorsqu’ils commencèrent à cartographier le Web.