Garés sur une place de livraison rue de la Chaussée d’Antin, les quatre types qui patientent dans un fourgon Mercedes Vito sont une des rares présences humaines du quartier en ce 31 décembre 2012. Non loin, un agent de propreté sort par l’entrée de service de l’Apple Store Opéra pour fumer une cigarette. De l’utilitaire, deux des types, cagoulés, bondissent sur le trottoir et s’abattent sur l'agent d’entretien qui essuie un coup de crosse et se fait repousser à l’intérieur du bâtiment, une ancienne banque. L’agent de sécurité posté à l’intérieur n’a rien vu venir. Le voilà mis en joue, choqué.
Cet article est une version courte d'une enquête publiée dans le numéro 24 du magazine Snatch «spécial braquage», en kiosque actuellement. Parmi les sujets, une enquête inédite sur les traces des voleurs du Cri de Munch en Norvège. Découvrez l'intégralité du sommaire sur le site de Snatch.
Le braquage a été minutieusement préparé; les malfaiteurs savent ce qu’ils sont venus chercher et où ils vont le trouver. Les deux voyous se ruent dans la réserve au sous-sol. Ils sont au courant qu’il y a deux salles en bas, l’une où s’empilent des ordinateurs, l’autre des appareils plus compacts, iPhone, iPod et autres iPad. Ce sont ces derniers qu’ils sont venus réquisitionner. Ils vident également les grands tiroirs du Genius Bar, l’atelier de réparation que l’on trouve dans toutes les boutiques de la marque à la pomme. Banco. Il y a des dizaines et des dizaines de petites boîtes en carton fourrées de petites merveilles technologiques neuves.
Une heure durant, en toute quiétude, les braqueurs multiplient les allers retours entre la porte de service et la fourgonnette, entassant les boîtes dans les 5m3 de l’engin.
L’heure et le jour ont été parfaitement choisis et l’unité de la Garde républicaine postée à quelques centaines de mètres pour les festivités du Nouvel an n’y verra que du feu.
L’Apple Store Opéra est le premier magasin de la firme de Cupertino à avoir ouvert en France. Il aura aussi été le premier braqué, dans la lignée de ce que d’autres retailers avaient déjà expérimenté aux Etats-Unis ou en Allemagne. Le butin: entre 300.000 euros et 400.000 euros. Bienvenue dans un game qui peut rapporter gros: les braquages de matos high-tech.
Rédoine Faïd, toujours dans les bons coups
Aussi brillant soit-il, le casse de l’Apple Store Opéra ne fait pas jurisprudence. Depuis les années 1990, les produits informatiques occupent une place de choix chez les braqueurs. Parce qu’ils s’écoulent facilement, beaucoup plus que des diamants ou des montres de valeur. Avec un risque moindre qu’une attaque de convoi de fonds ou de bijouterie, ces opérations visent des commerces moins préparés à l’idée d’être pris d’assaut par des gangsters ultra organisés et capables d’étudier une cible pendant des mois.
Rédoine Faïd, connu pour ses incroyables attaques de banques, de fourgons et pour ses évasions de prison, a été un pionnier du genre.
«Tel jour, à telle heure, un camion avec tel matos
va passer
sur l’autoroute A38
à tel endroit»
Au début des années 1990, entre deux braquages d’agences bancaires, Faïd –alors âgé d’une vingtaine d’années– ne s’interdit pas de taper un magasin d’ordinateurs à l’occasion. Lui et son équipe amassent des sommes folles en volant notamment des Mac Quadra 900, machines hyper pointues pour l’époque, et qui valent de l’or –35.000 francs environ, soit l’équivalent de 8.000 euros d’aujourd’hui.
Plus en mesure de suivre sa cadence infernale, son receleur traditionnel le connecte avec plusieurs brokers qui rachètent des quantités astronomiques de matériel. On lui dira alors que ce sont les barrettes de mémoire vive qui valent vraiment du fric. Et l’adresse d’un fournisseur installé dans une zone industrielle, porte de Saint-Ouen. Le casse est un tel succès –un million de francs– que d’autres opérations vont suivre.
Le filon semble inépuisable et dans les années qui suivront, Faïd et ses complices réaliseront une dizaine de coups similaires.
De l’importance de l’information
La réussite d’un braquage dépend beaucoup du niveau d’information. Il est inimaginable d’envisager un montage sans disposer d’un minimum de données fondamentales sur le fonctionnement du commerce visé.
Christophe Crépin, policier délégué syndical à l’Unsa, était à l’Apple Store Opéra quelques heures après le braquage. Pour lui, il ne fait aucun doute que les voyous avaient été bien rencardés.
«C’était un vol très préparé. Ils savaient exactement ce qu’ils voulaient et ne voulaient pas. Ils ont dérobé du matériel informatique difficilement traçable. Ça veut bien dire que ce sont des gens qui avaient une complicité interne. Cela peut être un travailleur qui connaissait bien les lieux. Les Apple Store charrient beaucoup de main d’œuvre, avec un important taux de turnover. Ça peut aussi être quelqu’un qui a refilé l’adresse et le mode opératoire. En tout état de cause, on a une complicité.»
Les magasins Apple, Fnac, Boulanger et autres sites de stockage sont des cibles naturelles, mais il faut également ajouter le fret. Thierry Colombié, chercheur associé au CNRS et spécialiste de la criminalité organisée en France, est bien au fait de cette pratique.
«Quelqu’un va venir voir une équipe pour lui proposer un marché. Le type qui veut leur donner un braquage va leur dire: “Tel jour, à telle heure, un camion avec tel matos va passer sur l’autoroute A38 à tel endroit.” Et là, ils tapent la cargaison et repartent.»
En octobre 2011, sur l’A104 à hauteur de la sortie d’Aulnay-Sous-Bois, deux hommes encagoulés équipés de fusils à pompe coupent la route au chauffeur d’un camion rempli de matériel informatique. Le chauffeur est ligoté et placé dans le coffre de la voiture des braqueurs. Il est relâché une demi-heure plus tard dans la ville de Mitry-Mory, mais le camion et son chargement ont lui disparu.
Même scénario en septembre 2012, à Vitrolles cette fois, dans les Bouches-du-Rhône. Trois hommes armés interceptent un semi-remorque de la société UPS qui vient de prendre une cargaison d’iPhone à l’aéroport Marignane. Cette fois, les bandits ont forcé le chauffeur à les suivre. Une fois à l’abri, ils ont transféré la marchandise dans un Renault Master, ne prenant que les smartphones. Rebelotte un an plus tard, à la Courneuve, en Seine-Saint-Denis. Un fourgon UPS contenant cinq cents iPhone est détourné. Etc.
Dans chacun de ces cas, le braquage a été «donné» et les exécutants ont bénéficié de complicité interne. On a tendance à penser que l’information vient toujours de petites mains, d’intérimaires, mais dans les faits, il arrive que l’information vienne du haut de la chaîne. Un transporteur en mal de liquidités, par exemple, peut donner le braquage. Cela peut permettre de récupérer l’argent de l’assurance et une part du butin en vertu du rôle d’apporteur d’affaire.
Une fois le matériel détourné, l’étape suivante consiste à s’en débarrasser contre de l’argent.
En décembre 2013, Apple a connu une autre mésaventure en France. Trois hommes se rendent dans l’Apple Store du centre commercial Parly 2 dans les Yvelines. Grimés et munis d’une arme factice, ils se regroupent dans le magasin comme de banals clients. Rapidement, ils se dirigent vers la réserve, y pénètrent, s’emparent de 147 iPhone 5S, et disparaissent par une porte dérobée; le tout sans violence. Là encore, les trois comparses disposaient des bonnes informations. Mais ils ne sont pas posés sérieusement la question pourtant indispensable de l’écoulement. Mettre en vente les téléphones sur Le Bon Coin, à moitié prix, les perdra. En moins de trois mois, les agents de la police judiciaire de Versailles remontent la piste et récupérent la moitié du butin.
La mauvaise idée: revendre
la marchandise sur Le Bon Coin
Le receleur est donc la pièce maîtresse du puzzle. Il n’est d’ailleurs pas rare qu’il soit aussi le commanditaire d’un braquage. Ils disposent généralement des canaux pour écouler des proportions impressionnantes de matériel à l’international, profitant de l’ouverture des frontières. Régulièrement, des palettes de matos tirées en France atterrissent en Europe de l’Est, voire en Asie, par l’entremise de groupes mafieux et autres réseaux internationaux. Là-bas, les iPhone ou iPad, par exemple, sont alors minutieusement démontés, pièce après pièce. Anthony Nelzin, journaliste pour le site MacGénération, s’est longuement penché sur la question:
«Certains produits Apple sont évidemment revendus, mais d’autres sont démontés et réimportés ensuite. Il n’est pas rare que les composants de rechange que l’on trouve sur eBay ou dans des boutiques de réparations soient en fait le fruit de braquages. On peut presque tout réutiliser et il n’y a aucun moyen de les pister puisque les machines n’ont jamais été allumées. Certains composants sont mêmes fondus. Et au bout du compte, cette revente en pièces détachées peut rapporter quasiment autant qu’un appareil neuf.»
Si le «fourgue» est capital pour le braqueur, il est aussi son talon d’Achille. Ces types ne sont pas des philanthropes et ont une fâcheuse tendance à saigner les braqueurs. Thierry Colombié, le spécialiste de la criminalité organisée, dresse un tableau assez expéditif.
«Quand on dit que le préjudice est d’un million d’euros, le chiffre d’affaires des braqueurs, c’est peut-être 200.000 euros, car le receleur va prendre la marchandise à hauteur de 20% de sa valeur. S’ils ont fait le coup à cinq, ça fait 40.000 euros par tête. Et si l’on déduit l’argent dépensé au départ pour le matériel, les voitures, etc., il ne reste plus que 35.000 euros.»
Il y a un autre nuage noir –autrement plus gros celui-là– qui guette un braqueur à chaque opération avec un fourgue: le risque qu’il soit un indic de la police. Ce serait le cas d’un receleur sur cinq. Mais ce n’est pas spécifique à la high-tech.
Reste que, dans l’affaire de l’Apple Store Opéra, les braqueurs n’ont jamais été balancés, et le matériel n’a jamais été retrouvé. Une poignée d’iPad ont bien été allumés et identifiés dans des pays de l’Est, mais le gros de la cargaison, comme souvent dans ces affaires, a disparu.
Cela dit, aussi grandes soient-elles, les réserves d’un Apple Store ont leurs limites et ne sont pas en mesure d’accueillir plus de quelques jours de stock de matériel. Or, pour absorber le rythme effréné auquel ces produits se vendent, la logistique s’appuie sur des entrepôts secondaires, beaucoup plus massifs ceux-là, situés à proximité des lieux de vente, et en mesure de parer à tout risque d’épuisement. Et dans le cas de la boutique du quartier de l’Opéra, ledit stock se trouvait à l’époque juste de l’autre côté de la rue. Si les canailles avaient été un peu mieux renseignées, elles auraient probablement pu réussir un coup encore plus fumant. De l’importance de l’information en matière de braquage, on y revient toujours.