Quand on regarde bien, on peut trouver une actualité heureuse. Ainsi, au début du mois de juin, le Boston Consulting Group (BCG) a annoncé que le patrimoine financier des ménages avait augmenté de 14,6% dans le monde l’an dernier. Le nombre de foyers possédant au moins un million de dollars (on ne compte pas ici la valeur du patrimoine immobilier) a augmenté de 2,6 millions en 2013 et arrive maintenant à 16,3 millions. Et, dans ce groupe, les super-riches, ceux dont le patrimoine financier dépasse 100 millions de dollars, se sont enrichis à un rythme encore plus rapide que la moyenne, de 20% dans l’année.
De belles perspectives pour les plus riches
Et ce n’est pas fini. Selon le BCG, les cinq prochaines années devraient encore être profitables. Ceux qui détiennent une fortune inférieure à 1 million de dollars peuvent espérer un gain annuel de 3,7%, ceux qui sont au-dessus seraient un peu plus gâtés, avec une progression annuelle de 7,7% et les super-riches peuvent espérer atteindre un rythme de hausse de 9,1% par an et voir ainsi leur part du gâteau augmenter encore.
Pour l’essentiel, l’avancée constatée l’an dernier s’explique par la hausse du prix des actions. Et, à quelques exceptions près (Japon notamment), le mouvement se poursuit cette année.
Mais, et c’est ce qui inquiète un peu certains experts, ces derniers temps, il a été possible de gagner de l’argent sur pratiquement tous les produits financiers (actions, obligations, etc.). On a connu «un début d’année bien orienté pour l’ensemble des classes d’actifs», constate Malik Haddouk à CPR AM, qui ajoute:
«Le marché a eu, ces derniers mois, de nombreuses occasions de se faire peur. Les tensions sur les devises émergentes en janvier et les risques géopolitiques n’ont pas entamé l’optimisme des investisseurs.»
A Invesco, Bernard Aybran fait un constat similaire:
«Vous pouvez faire à peu près n’importe quoi, cela donne toujours la même chose, des allocations d’actifs tout à fait différentes tendent à donner des résultats très voisins.»
Tous gagnants
Cette présentation volontairement un peu provocante résume bien la surprise des spécialistes: il n’est pas normal que pratiquement tous les investissements soient gagnants en même temps. Il y a des moments où il vaut mieux aller sur les obligations, d’autres sur les actions et qu’on puisse être simultanément gagnant sur les deux tableaux incite à réfléchir. Alors que les taux d’intérêt étaient descendus à un niveau très faible sur les emprunts d’Etat, on pouvait penser qu’ils ne pouvaient plus guère descendre. Et pourtant, ils l’ont fait. Ainsi que le constate Bernard Aybran, «les taux d’intérêt réels n’ont jamais été aussi bas depuis des décennies», alors même que «le stock de dette publique n’a jamais été aussi important dans les économies occidentales».
Comme il n’y a plus de risques, tout le monde en prend
Bernard Aybran
Tous les étudiants en économie ont appris que plus les Etats s’endettent, plus ils doivent, en théorie, verser des taux d’intérêt élevés. Et c’est le contraire que l’on observe.
Selon les calculs de l’OCDE, le montant de la dette publique brute de dix de ses membres (Australie, Canada, France, Allemagne, Italie, Japon, Corée, Espagne, Royaume-Uni et Etats-Unis) devrait dépasser cette année le niveau (116% du PIB) qui avait été atteint dans les années 1940, juste après la Seconde Guerre mondiale. Si l’on se réfère aux statistiques tenues par le FMI depuis 1880, jamais un tel niveau d’endettement n’a été atteint. Et cela n’empêche pas l’Allemagne de s’endetter à dix ans à 1,41%, la France à 1,88%, etc.
Après la crise que l’on a connue, on peut certes se réjouir de voir les Etats européens se financer à des taux historiquement bas, mais peut-on croire qu’un taux à dix ans à 2,70% pour l’Espagne est réellement justifié quand les Etats-Unis sont à 2,63%?
La chasse au rendement
Des taux aussi bas sur les emprunts des Etats occidentaux incitent les investisseurs à rechercher des rendements plus élevés en prêtant à des pays émergents ou des entreprises privées, en allant toujours plus bas sur l’échelle des notations vers des placements de plus en plus spéculatifs.
La Banque mondiale s’inquiète de voir la dette des pays en développement grossir, les financiers, eux, s’inquiètent de voir des investisseurs prêter à des taux relativement peu élevés à des pays comme l’Egypte ou l’Irak dont la stabilité politique n’est pas vraiment assurée... Quant à la dette aux entreprises, le taux de sinistres est encore bas, mais on a tout de même vu de grands investisseurs (KKR, Goldman Sachs) se trouver en difficulté sur le plus grand LBO (prise de contrôle d’une entreprise financée pour l’essentiel par l’endettement) jamais réalisé, celui de Energy Future Holding, en 2007 (8,3 milliards de dollars d’apport en capital pour 19,2 milliards de dette bancaire et 16,6 milliards de dette obligataire), lorsque la firme a été obligée en avril dernier de se placer sous la protection de la loi sur les faillites. Si la croissance attendue n’est pas au rendez-vous, d’autres sinistres pourraient avoir lieu.
Des interrogations apparaissent également sur les actions, qui commencent à devenir chères aux Etats-Unis. Les prix sont plus raisonnables en Europe, mais les anticipations de bénéfices se révèlent chaque année un peu trop optimistes.
Cela dit, la situation peut rester favorable aux investisseurs, malgré la faiblesse de la croissance sur le continent et même, ce qui peut paraître étrange, grâce à cette faiblesse de la croissance: il n’y a guère de tension sur les salaires et les entreprises investissent peu. Dans ce contexte, les bénéfices peuvent croître (7% en moyenne attendus en Europe cette année) même avec de faibles progressions du chiffre d’affaires. Et, puis comme le pensent les experts d’Amundi AM, la Bourse va être animée par des opérations de fusions-acquisitions, comme on l’a déjà vu avec SFR/Numéricable, Vodafone/Ono ou America Movil/Telekom Austria. Les entreprises ont beaucoup de trésorerie disponible, elles peuvent emprunter à des taux modérés et, vu la faiblesse de la conjoncture, elles ont plus intérêt à croître en achetant d’autres entreprises qu’en investissant.
La crise? Quelle crise?
Evidemment, ce scénario n’est guère réjouissant en termes d’activité et d’emploi. Comme le constate sans illusion Romain Boscher, à Amundi AM, il est «plus favorable du point de vue de l’investisseur que de celui du ménage ou du travailleur», mais c’est la «beauté des phases d’abondance de la liquidité», les placements peuvent être effectués en Europe, au Japon, aux Etats-Unis ou dans les pays émergents, «sans pour autant que l’un ou l’autre soit perdant; il y a simplement une hiérarchie des gagnants».
Les modèles
de calculs utilisent des historiques
à cinq ans:
2008 a disparu
Tous gagnants ? C’est ce que l’on rencontre sur les marchés quand ils commettent des excès avant qu’ils ne s’effondrent! «Comme il n’y a plus de risques, tout le monde en prend...», commente Bernard Aybran, qui constate que de nombreux modèles de calcul des risques utilisent des historiques à cinq ans; depuis cette année, 2008 a donc disparu de la mémoire de ces modèles. Laurence D. Fink, président de BlackRock, une des plus grosses sociétés mondiales de gestion, déclarait dès octobre 2013 que la politique de la Réserve fédérale conduisait à des marchés «qui ressemblent à des bulles». La Réserve fédérale mène toujours une politique très accommodante, mais elle a commencé à diminuer chaque mois le volume de ses émissions de liquidités et devrait entamer en 2015 une hausse de ses taux directeurs. La Banque d’Angleterre, elle aussi, prépare les esprits à une hausse des taux.
En Europe, la BCE, au contraire, face à une inflation trop basse et à une activité trop faible, se lance dans une politique plus agressive. Comme le déclarait le 5 juin son président, Mario Draghi, l’objectif est de «soutenir le crédit à l’économie réelle». En attendant, c’est plutôt l’économie financière qui en profite et, comme d’habitude, se livre à quelques excès. Pour employer le langage de Michel Sapin, ministre des Fiances et des Comptes publics, il n’est pas facile de chercher à aider la «bonne finance» sans alimenter la «mauvaise».