Sara Schoener est chercheuse, diplomée de l'université de Columbia et spécialiste des questions de santé publique. Pendant deux ans, elle a étudié les servives de protection de victimes de violences domestiques. Elle a arpenté les commissariats, les foyers d'accueil, les tribunaux; rencontré des centaines de femmes... Les conclusions qu'elle en tire et qu'elle développe sur le NY Times sont tout à la fois effroyables et d'une logique implacable: la glorification du couple parental et la stigmatisation des mères célibataires peut tuer. Ou en tout cas, pousser les femmes victimes de violences conjugales à rester avec leur bourreau. Pire encore, les institutions peuvent les encourager à sauver leur couple plutôt que leur peau.
Les effets nuisibles des études
«On reste ensemble pour les enfants»: cette phrase a été, sinon proclamée publiquement ou moins formulée dans l'intimité de nombreux foyers. Rester en couple pour les enfants, malgré la disparition de l'amour, la colère, la rancoeur, a été une pratique courante et dans tous les milieux sociaux. La hausse exponentielle des divorces tendrait à prouver que c'est un raisonnement aujourd'hui désuet. Pourtant, Sara Schoener a rencontré des femmes qui sont restées avec leur compagnon pour les enfants, ou en tout cas, pour correspondre à l'image du couple biparental, supposé être bien meilleur pour l'enfant. Et ce malgré la violence, les coups, les menaces, le harcèlement.
La glorification du couple biparental est diffuse mais omniprésente. Dans les publicités, si on peut déplorer l'absence de père, le schéma narratif est toujours le même: un papa (même absent physiquement ou dilettante), une maman, un enfant (deux ou plus si on veut vendre un lave-linge grande capacité). Et cette géométrie familiale est à chaque fois présentée comme seule source de bonheur possible. Quand les mères célibataires sont représentées, c'est pour évoquer la galère, le système D, la défaillance.
Les études, elles aussi, ont largement tendance présenter le couple biparental comme seule source d'épanouissement possible pour l'enfant à l'inverse de la famille monoparentale, mère de tous les maux.
Une récente étude publiée par le centre d'étude contre les maladies d'Atlanta révélait par exemple que les enfants qui vivent dans des familles traditionnelles constituées de deux parents bénéficient d’un environnement plus sûr que les enfants qui ne vivent qu’avec un seul parent biologique ou ceux qui vivent dans des familles d’accueil. 70% des enfants élevés par leurs deux parents biologiques n’avaient vécu aucun «événement de l'enfance indésirables» (le divorce, l’usage de drogue dans le foyer, la discrimination raciale, la pauvreté, la violence, une mauvaise santé...).
Bien sûr, on ne peut pas accuser les auteurs de ce type d'étude de vendre la même soupe que les publicitaires. Pourtant, ces études et leur médiatisation contribuent largement à faire du couple uni un supposé rempart contre le malheur et de la famille monoparentale, une source de problèmes.
La société fait culpabiliser ces femmes
La preuve, et comme le souligne la chercheuse, une enquête du Pew research center de 2011 révèle que 69% des Américains estiment qu'une femme qui élève seule sans enfants, sans partenaire masculin est «mauvaise pour la société».
C'est par crainte de ne pas correspondre au bon shéma et d'être jugées pour cela que les femmes rencontrées par Sara Shoener ont sacrifié leur sécurité.
La chercheuse a par exemple rencontré une jeune femme enceinte de 7 mois qui a fui son compagnon violent et s’est installée dans un centre d'accueil pour femmes battues. La jeune femme confie ne pas vouloir être «qu'une statistique». Alors que Sara Shoener pense que la femme fait référence aux statistiques de la violence domestique, la jeune femme poursuit:
«Je ne veux pas être cette femme enceinte dont on dit qu'elle n'a pas réussi à garder le futur père.»
Une autre mère raconte qu'elle n'a pas parlé à personne de la violence dont elle était victime de la part de son conjoint:
«J'avais honte de ce que je voyais. Et je ne pouvais laisser personne savoir qu'il n'était pas le mari et le protecteur qu'il prétendait être.»
Certains (et c'est tristement courant) seraient tentés d'accuser ces femmes de lâcheté ou de complaisance avec leur bourreau. Mais ces déclarations prouvent que c'est tout le contraire: elles portent leur famille à bout de bras et s'accusent de l'échec de leur vie familiale alors même que ce sont des victimes. Victimes des coups, victimes de ce couple biparental érigé en dogme, victimes aussi des institutions censées les protéger.
Pourquoi avoir
tant tardé à protéger vos enfants si c'était si grave?
D'après la chercheuse, selon certains professionnels de ces institutions, les femmes qui ont pris leur enfant sous le bras et quitté un mari violent sont «au mieux considérées comme des femmes qui ont tardé à mettre leurs enfants hors de danger, au pire comme des menteuses qui tentent d'éloigner les enfants de leur père».
Et elle fournit un exemple édifiant. Elle a fait la rencontre d'une femme, ex-victime de violences de la part de son petit ami et père de ses enfants. La jeune femme sortait du tribunal et venait de perdre deux jours de garde au profit du père. Le premier motif de cette décision de jusitce, c'est une photo d'elle en train de boire un cocktail, ce qui aurait visiblement prouvé son inaptitude à élever son fils. Elle raconte aussi l'attitude du juge et de la cour:
«Vous avez été battue, mais où sont vos bleus? Ça n'a pas l'air si grave (...) Pourquoi vous n'êtes pas partie plus tôt? Pourquoi avoir tant tardé à protéger vos enfants si c'était si grave?»
Qu'elles restent ou qu'elles partent, ces femmes sont accusées d'avoir mis en échec un modèle familial idéalisé par tous alors même qu'elles sont victimes. Pour que ces mentalités changent, il faut cesser d'ériger le couple biparental et la famille traditionnelle comme dogme. Parce que c'est que désuet et stupide. Mais surtout parce que c'est extrêmement dangereux.