Alors que le FN de Marine Le Pen vient d'échouer à constituer un groupe au Parlement européen, il est utile de revenir sur les parcours croisés de la formation frontiste et de son jumeau de l'extrême droite européenne, le Movimento Sociale Italiano, né en 1946 et disparu en 1995.
Leurs logos sont au départ les mêmes.
Le logo du MSI italien dans les années 70 et l'ancien logo du Front national.
Mais, dès leurs origines et de par leur histoire, il semblait que leurs destins ne pouvaient que diverger. L’un semble avoir accompli sa mission en fusionnant son personnel politique avec celui de tous les partis de centre droit ou de droite italiens; l'autre augmente son capital électoral et tente de dépecer une droite parlementaire en crise de leadership, mais peine encore à trouver des alliés.
Un ensemble représentant la destra
On rappelle souvent, à raison, le rôle dans la constitution du Front national d’Ordre nouveau, lui-même calqué sur le mouvement Ordine Nuovo de Pino Rauti. Première différence: si c’est Ordre nouveau qui est à l’origine du Front national en France, en Italie, il est une scission radicale du MSI, finalement partiellement réintégrée en 1969.

Giorgio Almirante et Pino Rauti au Congrès du MSI à Milan, en 1956 (via Wikimedia Commons).
Mouvement néofasciste, plus radical que le MSI de Giorgio Almirante, Pino Romualdi et Arturo Michelini, Ordine Nuovo représente ce que l’on appelle le «fascisme-mouvement», défini par l'historien Renzo de Felice, en opposition au «fascisme-régime», le premier étant socialisant quand le second est plus conservateur. Intellectuel d’extrême droite, authentiquement fasciste, Rauti est aussi l’importateur dans le MSI des années 1970-80 de thèses empruntées à la Nouvelle Droite française, inégalitaires mais également «respectueuses de la différence».
Seconde différence: en Italie, l’intention première des fondateurs du MSI n’est pas de bâtir un mouvement purement «néofasciste» mais un parti représentant la destra, c’est-à-dire un ensemble plus vaste, que l’on ne peut traduire exactement par le terme français de «droite», là où le FN se base sur le «compromis nationaliste».
Il s’agit, pour ces hommes qui ont participé au pouvoir du temps du fascisme et de la République de Salò, à la fois de défendre la mémoire du régime mussolinien et de constituer dans la nouvelle République italienne naissante un «grand» parti authentiquement «de droite». Cette double ambition est la véritable matrice du MSI, sans laquelle on ne peut comprendre ses ultimes évolutions et l’insertion de nombre de ses anciens membres dans des formations de droite conservatrice ou même de centre droit.
Almirante n'est pas Le Pen
Troisième différence, les personnalités des deux leaders historiques des «partis jumeaux». Ne revenons pas sur celle de Jean-Marie Le Pen; celle de Giorgio Almirante est en revanche fondamentalement différente et a pesé dans le destin de la politique italienne.
Almirante a été directeur de cabinet de Fernando Mezzassoma, ministre de la Culture populaire de la République de Salò, fusillé en même temps que le Duce. Un passé qu’il ne renia jamais, affirmant au crépuscule de sa vie que Mezzassoma demeurait un modèle pour lui.

Autobiografia de un fucilatore, de Giorgio Almirante (1973)
Issu d’une famille noble napolitaine de comédiens (il participa même avec son père au doublage du Dumbo de Disney en Italie), il en a gardé toute sa vie un incontestable don oratoire et une aisance sur les tréteaux qui évoque l’art théâtral. Almirante est aussi un homme qui s’attache à être le plus consensuel possible dans sa famille politique, où les tendances contradictoires héritées, non seulement du fascisme mais également, à partir de 1971, du rapport à la monarchie, créent des tensions.
Almirante, qui avait formellement adhéré à l’idéologie raciste, la répudia ensuite. Il fut aussi accusé par L’Unita, le grand quotidien communiste, d’être un «fusilleur d’Italiens», accusation à laquelle il répondit par un livre –Autobiographie d’un fusilleur– sans évidemment pouvoir gommer son passé de combattant de la République de Salò.
Un virage pris très tôt
Sans doute faut-il chercher là une différence fondamentale avec Jean-Marie Le Pen. Almirante s’était, année après année, malgré son passé, attiré le respect de ses collègues du Parlement italien, où il siégea de 1948 à sa mort. Il finit même par être reçu lors des consultations inhérentes à la constitution du gouvernement Craxi (Parti socialiste italien), ce qui confirme que le virage pris par le MSI-DN le fut bien sous la direction d’un ancien de Salò, et non sous son successeur Gianfranco Fini.
Almirante est très tôt mû par l’ambition d’allier une base clairement issue d’une Italie minoritaire, fasciste, traumatisée par la chute du régime de Mussolini, à des élites et une bourgeoisie fermement anticommunistes, dans un pays où les communistes de Togliatti et Berlinguer enregistre alors des scores impressionnants, le tout en ne s’aliénant pas la hiérarchie catholique.
Il s’efforce donc d’allier radicaux de son camp et «modérés», au prix d’un grand écart permanent. Celui qui vit avec l’épouse du marquis de Médicis, et dont la fille porte le nom de ce dernier puisque conçue et née hors mariage dans un pays où le divorce est encore interdit (il s'agit de Giuliana de Medici, candidate récemment sous l’étiquette de La Destra), est ainsi favorable au divorce, position minoritaire dans sa propre formation politique.
«Extrémiste» pour ses détracteurs internes, trop modéré pour d’autres, il va opérer en deux temps pour réaliser son ambition politique et s’efforcer d’allier les contraires.
Stratégie du «costume croisé»
En 1969, Rauti réintègre un MSI désormais dirigé par un Almirante qui vient de succéder à Michelini, après avoir incarné la frange la plus «sociale» du Mouvement. Le nouveau secrétaire général du MSI s’efforce à la fois de ramener dans le bercail missini les amis de Rauti et de slouvrir à des forces plus «modérées».

Giorgio Almirante après les 16% du MSI en Sicile aux régionales de 1971. Via Wikimédia Commons.
Après avoir réintégré ses radicaux, il adopte la stratégie dite du «costume croisé» et de destra nazionale (droite nationale), qui consiste à s’ouvrir aux monarchistes pour élargir sa base électorale. Aux élections régionales organisées en 1971, le MSI devient le deuxième parti de Sicile avec 16% des voix, devant le PCI. En 1972, Almirante confie à un haut gradé de l’Otan, l’amiral Gino Birindelli, la présidence du MSI-DN, marquant ainsi l’acceptation par les Etats-Unis du parti comme outil de lutte contre le communisme. Au plan national, le MSI-DN obtient des scores avoisinant les 9%.
Dès lors, la stratégie du MSI est copiée par François Duprat, futur numéro 2 du FN, qui lui consacre un petit livre aux Editions des Sept Couleurs, dirigées par l'écrivain d'extrême droite Maurice Bardèche. Le Front national se constitue dans un pays où le gaullisme est encore hégémonique sur une droite qui n’ose se dire de droite, dans lequel le consensus économique et social issu du Conseil national de la Résistance est total mais qui demeure marqué par les guerres de décolonisation, au contraire de l’Italie.
Ordre nouveau, d’une certaine manière, ne copie pas le MSI, il le singe. Cette malfaçon originelle du Front national se lit dans la pauvreté doctrinale de ce dernier et dans l’accumulation de strates militantes issues de tous les combats perdus de l’Histoire de France (Vichy, l'Algérie...).
Échec des années de plomb
La stratégie de «grande droite» italienne échoue au cours des années de plomb, au cours desquelles les morts politiques s’enchaînent, dont celle d’un policier tué par deux jeunes militants missini. Ernesto de Marzio et les «modérés» du parti fondent Democrazia Nazionale et quittent le MSI-DN en 1976, mais disparaissent électoralement peu après, démontrant ainsi qu’il est impossible de se priver de la base sociale et militante du MSI, à la culture résolument fasciste –la même culture qui le gardera aux portes du pouvoir en 1994, ainsi que le souligne le politologue Piero Ignazi.
Giorgio Almirante a échoué à bâtir le grand parti de droite de ses rêves. Ainsi que le dira l’un de ses plus fidèles lieutenantes, Donato Lamorte (qui a achevé sa carrière politique comme membre de la coalition de Mario Monti), son étiquette de «fasciste» rendait impossible l’accomplissement de cette ambition, réalisée seulement après sa disparition.
En juin 1984, Almirante se rend au siège du PCI pour s’incliner devant le catafalque d’Enrico Berlinguer, signifiant ainsi que l’ère de la guerre civile est révolue et ce, quelques jours seulement avant que le PCI ne double électoralement la Démocratie chrétienne lors des élections européennes avec 33,33% des voix. On imagine difficilement Jean-Marie Le Pen faire de même en France.

Gianfranco Fini et Girogio Almirante, en 1981. (Via Wikimedia Commons).
Le Congrès de Sorrente de 1987 voit Almirante transmettre le flambeau et la flamme à Gianfranco Fini. «Postfasciste» puisque né après la fin du fascisme, en 1952, Fini –grandement soutenu par l’épouse d’Almirante, Assunta– fait face à la fronde des radicaux, regroupés autour de Rauti, qui réussissent à reprendre pendant quelques mois la tête du MSI-DN et à faire fuir la frange la plus conservatrice de son électorat en mettant en avant les thématiques traditionnelles du fascisme-mouvement.
Fini garde lui comme idée fixe la constitution d’un grand parti de droite conservatrice prenant racines dans l’histoire et l’héritage du MSI-DN mais s’ouvrant à d’autres forces conservatrices. Le 27 janvier 1995, la «Svolta de Fiuggi» (le «tournant de Fiuggi», nom d'une ville près de Rome) voit le MSI-DN se muer en Alleanza Nazionale (AN) après avoir réalisé plus de 13% des voix aux élections législatives de 1994.
Le FN demeure «anti-système»
Le Front national n’est pas mû par la même ambition. Il demeure «anti-système», réactivant des codes parfois partiellement comparables à l’idéologie minoritaire au sein du MSI d’un Pino Rauti.
Autre différence: l’immigration. La fragilisation du MSI dans le nord de l’Italie, au bénéfice de la Ligue du nord, prend très tôt racine dans les années 1980. Authentiquement xénophobes, les amis d’Umberto Bossi doublent ceux de Fini sur des thématiques largement ignorées par les missinis.
Le FN puise lui son carburant électoral dans le rejet de l’immigration et a donc plus à voir avec la Lega Nord qu’avec le MSI-DN et, à fortiori, AN. Le style d’un Bossi, traitant par exemple de «roi des pédés» un adversaire politique, le rapproche davantage de la geste lepéniste que d’un Almirante ou d’un Fini.
Les anciens missinis n’ont eu de cesse de vouloir s’intégrer au système politique pour y instiller leur vision du monde, ce qu'ils firent progressivement à partir de 1994. Une stratégie alors condamnée par le Front national: à l’époque où il en était membre, Jean-Claude Martinez avait résumé la stratégie d’AN d’un tonitruant, imaginatif et original «Fini, c’est fini!».
Ni les mêmes couleurs, ni le même destin

Le logo de Fratelli d'Italia/Alleanza Nazionale.
De l’autre côté des Alpes, la situation diffère donc largement de la France. Aux dernières européennes, Fratelli d’Italia-Alleanza Nazionale d’Ignazio La Russa, seul parti à arborer le logotype du MSI, a fait moins de 4% des voix. Si son leader manifeste une certaine admiration pour Marine Le Pen, c'est vers la Lega Nord que celle-ci c'est tournée quand il s'est agi de constituer un groupe au Parlement européen.
Les amis de Francesco Storace, de La Destra, issus de la branche la plus dure d’AN, se sont eux rapprochés de Forza Italia (qui drainait en 1994 autant d’anciens du PSI que d’anciens du MSI en 2014), tout comme Alessandra Mussolini, la petite-fille du Duce. Quant au MS-FT de Rauti, il réalise des scores inférieurs à 1%. Enfin, Gianfranco Fini est devenu un homme politique de centre-droit, désormais sans mandat mais cultivant une image de sage, voire de recours, sous les quolibets de certains de ses anciens amis («analphabète», selon Donna Assunta Almirante).
Alors que les anciens du MSI sont parvenus à investir tous les partis de droite et à faire aboutir la stratégie du «costume-croisé», accomplissant ainsi la mission historique que ses fondateurs leur avait assignée, le Front national s’attache lui, en France, à tenter de dépecer les appareils politiques d’une droite parlementaire aux abois. Les destins de ces deux partis jumeaux mettent en lumière la façon dont le processus de domination culturelle des droites radicales prend des formes différentes selon les pays. Cisalpine ou transalpine, la flamme tricolore n’a donc vraiment ni les mêmes couleurs ni le même destin.