Entre le 12 juin et le 13 juillet, des tonnes et des tonnes de feijoada vont sans doute être englouties dans tout le Brésil. Comme pendant tout le reste de l’année d’ailleurs. La feijoada (qui vient de feijão, haricot en portugais), c’est un ragoût épais de haricots noirs et de viande. Le genre de plat qui fait monter la température de votre corps, été comme hiver.
L'histoire de la feijoada est comme toutes les histoires de plats sentimentaux: controversée. On raconte qu’elle a été inventée par les esclaves, que c’est un «plat du pauvre» imaginé pour utiliser les bas morceaux du cochon. Gilles Lapouge, dans son Dictionnaire amoureux du Brésil, explique une autre version:
«Les historiens modernes ont déconstruit ce roman. Ils nous enseignent que la feijoada, loin d’avoir été imaginée par des Angolais et des déportés, est une recette portugaise qui a vu le jour au Brésil. Pire encore: la feijoada ne daterait pas des siècles classiques. Sa fortune se serait épanouie au XXe siècle seulement.»
Et de souligner que le Brésil n’a pas encore tranché entre les deux thèses, «une bataille courtoise et pacifique, mais virulente» demeurant entre les deux camps.
Plat national
Aujourd’hui, la feijoada est en tous cas un joli petit résumé comestible des influences culturelles du Brésil.
Mais ne nous voilons pas la face, elle a ses détracteurs, qui grimacent rien qu’à l’évocation de son contenu. Gilles Lapouge, toujours dans son Dictionnaire amoureux du Brésil écrit ainsi:
«Il a fallu, par une curieuse malice des choses, que le plat le plus célèbre du Brésil soit la feijoada, cette marmite de haricots et de porc qui, même agrémentée de chou et d’orange, est une préparation sans parfum ni finesse, sans imagination. Augmentée de farofa, farine de manioc, pareille recette assommerait une compagnie de grenadiers pour un après-midi entier.»
Evidemment, la feijoada n'est pas la légèreté incarnée (et on pourrait écrire une thèse sur les autres pépites de la gastronomie brésilienne, peut-être moins connues dans le monde entier). Mais bien faite, parfaitement cuite, les goûts se mélangeant tout en restant identifiables, et avec du riz et du chou, de la farine de manioc et une bonne bière, c’est excellent et absolument pas soporifique, si on reste raisonnable sur les quantités.
Heloisa Bacellar, chef du restaurant Lá Da Venda à São Paulo auteure de Made in Brasil, jointe par mail, explique que «c’est vraiment le plat brésilien. Et c’est convivial, à manger toujours avec au moins 6 invités. Comme avec le cassoulet, même si on commence avec un petit peu de haricots, on ajoute le porc, la saucisse, les lardons etc. dans la marmite, et rapidement on a beaucoup de choses! C’est impossible d’en faire une petite quantité».
Un plat national, donc? Une fierté, une madeleine? J’en touche deux mots à mon entourage.
Bruno, venu de l'Etat de Minas Gerais et exilé au Portugal, raconte que «c’est le plat qui représente le mieux la cuisine brésilienne. Sur tout le territoire, on a une très grande variété de plats typiques. Mais la feijoada, c’est la seule chose que tu peux manger aux quatre coins du pays. Comme la samba représente notre musicalité et notre joie, comme la caïpirinha a une senteur tropicale, je crois que la feijoada est un des points de convergence les plus importants de nos saveurs et de notre culture».
Lui mangeait la feijoada le dimanche, une fois par mois, pour le déjeuner familial chez sa grand-mère, avec beaucoup de gens et beaucoup de musique.
Bruna, Brésilienne de Porto Alegre vivant à Paris, explique «qu’on mange des haricots avec du riz très souvent. Mais la feijoada c’est en famille, le week-end, parce que c’est difficile à préparer... et à digérer. J’en mange surtout en hiver. C’est un peu plus à la mode depuis quelques années, c’est peut-être liée au tourisme».
On la mange aussi au resto, le midi vu la robustesse du plat, le mercredi et le samedi qui sont «jours de feijoada». Tous les éléments arrivent alors souvent séparés dans des petits plats. Comme le précise Fabienne Gambrelle, auteure notamment de Le goût du Brésil et de Apéros brésiliens avec Fernando Coimbra Bueno, on la savoure aussi dans les écoles de samba, à une certaine période de l’année:
«Un peu avant le Carnaval, plusieurs dimanches de suite, les supporters viennent passer la journée, tout le monde mange de la feijoada et les bénéfices vont à l’école. Cela fait monter en puissance la ferveur et participe à la préparation de la fête.»
Tout est bon dans le cochon
Le principe de cette recette n’a rien de sorcier: on fait mijoter très longuement des haricots noirs et différents morceaux de viande de porc. C’est juste un peu long, car il faut faire cuire les haricots, puis les viandes, puis tout mélanger, et laisser bouillir «pour obtenir une sauce bien épaisse et onctueuse, pleine de saveurs», selon Heloisa Bacellar.
On peut aussi faire cuire tous les éléments en même temps dans une grosse marmite. Mais, les cuire séparément «permet de mieux distinguer les goûts des différentes composantes. C’est comme dans la ratatouille, on sent mieux le goût des légumes que l’on a cuit séparément, et que l’on a ensuite assemblés pour une dernière cuisson!», souligne Fabienne Gambrelle.
Les viandes, parlons-en. En fait, on peut mettre dans la feijoada toutes les parties du cochon que l’on veut. A la base, c’était un «plat du pauvre», avec plutôt les bas-morceaux, les pieds de porc par exemple. Mais on peut très bien y mettre aussi des côtes de porc, de la poitrine... En théorie, il faut faire tremper les viandes dans l’eau fraîche la veille pour les dessaler un peu.
Il y a aussi dans la marmite, précise Héloisa Bacellar, «un ingrédient bien brésilien, qu’on ne trouve malheureusement pas hors du Brésil, c’est de la viande de bœuf séchée, qui autrefois était séchée au soleil ou au vent, et aujourd’hui avec des méthodes industrielles impeccables. Comme substitution, j’ai utilisé en France des morceaux de viande des Grisons, de la bressaola ou du pastrami. Ce n’est pas la même chose, mais ça va...»
Et on ajoute aussi dans la mixture des gros morceaux de saucisse fumée, appelée «paio» au Brésil. En remplacement, la chef brésilienne propose la saucisse de Morteau, et aussi «le chorizo, qui ressemble à une saucisse brésilienne que l’on utilise toujours et que l’on appelle “saucisse portugaise”».
Dans certaines régions, on utilise des haricots rouges, mais la version la plus fameuse est aux haricots noirs. Vous pourrez trouver des haricots noirs secs dans certains magasins bio, ou dans les épiceries dites «du monde», sûrement mieux que des haricots en boîte, souvent gluants et aqueux.
La vraie recette
Passons donc à la recette de ce monument de la cuisine brésilienne, à faire varier, vous l’aurez compris, en fonction de ce que vous dénicherez chez le boucher... Cette version-là a nourri très largement 8 personnes.
Ingrédients
500 g de haricots noirs
200 g de filet de porc
300 g de côte de porc
350 g de saucisse de Morteau
100 g de chorizo
150 g de poitrine fumée
8 tranches de bressaola
2 oignons
2 gousses d’ail
Quelques feuilles de laurier
Huile d’olive
Recette
Mettez les haricots noirs dans un grand récipient et recouvrez-les d’eau. Laissez-les reposer et gonfler pendant au moins 3 heures, ou une nuit si vous avez le temps.
Mettez les ensuite dans une grande marmite remplie d’eau. Faites bouillir pendant une bonne heure, avec les feuilles de laurier. Surveillez la cuisson, les haricots doivent être tendres. Laissez tout ça de côté, eau de cuisson incluse.
Ensuite, enlevez les éventuels os de la côte de porc avant de la découpez en morceaux. Coupez aussi en morceaux le filet de porc, la saucisse de Morteau et le chorizo. Mettez tout ça dans une autre grande casserole avec de l’eau, et faites bouillir pendant 30 min. Egouttez et réservez aussi.
Dans une très grande marmite qui accueillera le mélange final, faites dorer les oignons et l’ail émincé avec de l’huile d’olive.
Ajoutez la poitrine fumée coupée en morceaux.
Quand tout ça est bien joli et sent bon, ajoutez les haricots et leur eau de cuisson, la viande préalablement cuite, et la bressaola en petits morceaux. Couvrez d’eau si nécessaire.
Laissez bouillir doucement pendant 1 h. La feijoada doit être épaisse, onctueuse.
Dernier conseil de Heloisa:
«C'est bien de la préparer la veille, pour qu’elle se repose et développe son goût, qui est magnifique.»
Et enfin:
«Normalement, quelques minutes avant de servir, on prend une louche de la sauce, sans haricots, pour faire une petite sauce plus forte pour accompagner. Il n’y a pas de recette, ce n'est que mélanger cette sauce avec un peu de jus de citron vert, du persil haché et du piment rouge frais ou de la sauce piment.»
Vous pouvez manger cette feijoada saupoudrée de farine de manioc (ou faire griller cette dernière dans du beurre pour faire de la farofa), avec du riz et du chou vert revenu à la poêle avec une bonne dose d’ail. Quelques quartiers d’orange pour rafraîchir tout ça (ainsi qu’une bière ou une caïpirinha), et vous êtes au Brésil.