Longtemps, je me suis couché de bonne heure les soirs de match. Mais le 8 juillet 1990, soir de la finale de la Coupe du monde entre la RFA et l'Argentine, j'ai eu le droit de veiller.
De la compétition, je ne me souviens de quasiment rien. De la finale, de pas grand-chose, si ce n'est le penalty vainqueur, généreusement accordé par un arbitre mexicain et calmement transformé par Brehme, un latéral gauche à bouclettes blondes.
J'allais avoir huit ans. Trop jeune pour saisir le «hijos de puta!» proféré par Maradona envers le public romain pendant les hymnes ou l'importance symbolique de la victoire pour une Allemagne quasiment réunifiée, ou comprendre que je venais de vivre la pire finale de la pire Coupe du monde de l'histoire.
Cela, on me l'a enseigné ensuite. Il y avait cette cassette vidéo, usée à force de revisionnages, de la carrière de Platini, lui prenant à contre-pied Schumacher ou marquant en trottinant sous le soleil mexicain. Ce gros livre (signé, mais oui, Thierry Roland) racontant l'histoire de la Coupe du monde, ou encore ce double recueil d'articles de L'Equipe sur la compétition –un Ancien Testament, Saint Pelé en couverture, un Nouveau Testament, Saint Platoche sur l'autre. C'était entendu: les meilleures Coupes du monde étaient évidemment celles que je n'avais pas connues –1954, 1958, 1970, 1982, 1986, chacun fera son choix.
Dans notre société rétromaniaque, la nostalgie footballistique est devenue une sous-culture en soi: il suffit de voir par exemple la multiplication des séries historiques sur la Coupe du monde ou encore des comptes Twitter de photos vintages. Elle est un philtre puissant, encore plus envers ce qu'on a pas vécu: combien sont-ils, encore présents aujourd'hui, à avoir vu en direct la demi-finale de 1954 entre le double champion du monde uruguayen et la fantastique équipe hongroise, parfois qualifié de «plus grand match de l'histoire»?
Quand on est dans le passé fantasmé, le regret n'est jamais loin. Alors, la Coupe du monde, c'était mieux avant? «Avant de le dire, il faut voir les suivantes!», sourit Paul Dietschy, historien du football à l'université de Franche-Comté et auteur d'une Histoire du football. «Il y a un mythe de l'âge d'or du football qu'on retrouve dès les années 20-30, où on regrettait un football "pur".»
«On est dans le registre de la nostalgie, qui a cours dans le football comme dans la chanson populaire», renchérit Didier Braun, spécialiste de l'histoire du football à L'Équipe. «Je ne suis pas nostalgique du foot d'avant mais de mes souvenirs du foot d'avant.»
Si l'on se voulait à contre-courant, on dirait que la Coupe du monde, c'est mieux maintenant. La formule de la compétition s'est affinée: se souvient-on que, de 1974 à 1982, il suffisait de gagner un ou deux matches à élimination directe sur tout le tournoi pour être champion du monde?[1] Aujourd'hui, la succession d'une phase de poules de trois matches et d'une séquence à élimination directe de quatre matches crée un vrai basculement à mi-compétition, dont émergent résurrections (Argentine 1990, France 2006) ou brusques dépressurisations (Danemark 1986, Nigeria 1998).
Plateau élargi et dense
Avec le passage de 16 à 24 puis de 24 à 32 équipes, le plateau s'est élargi: au Mondial italien de 1990, on comptait encore plus d'équipes des îles britanniques que d'africaines! Pourtant, les écarts ne sont pas vraiment creusés: la seule équipe invaincue lors de la Coupe du monde 2010 était… la Nouvelle-Zélande. Résultat, le foot évolue parfois plus vite que ses amateurs, qui tordent du nez quand les surprises se multiplient et que les grands empires s'effondrent –raison pour laquelle, notamment, la Coupe du monde 2002 est souvent méprisée.
Certes, la moyenne de buts a chuté depuis son pic improbable de 1954: 5,38 buts par match! «J’aurais tendance à ne pas accorder de réelle importance au paramètre du nombre de buts», avance néanmoins Nicolas Cougot, créateur du blog Lucarne opposée et du projet Une histoire mondiale. «Effectivement, si vous prenez le nombre de buts marqués en 1954, il y a des scores extravagants», note Didier Braun.[2] «Mais c'était aussi lié à une connaissance beaucoup moins poussée des adversaires.»
La finale du Mondial 1974 entre la RFA et les Pays-Bas.
Cette baisse du nombre de buts ne s'est pas accompagnée d'une baisse du niveau, loin de là. «Sur le plan de l'évolution du jeu, il est évident que c'est mieux aujourd'hui. Il suffit de revoir les images: le jeu va plus vite, les joueurs sont plus forts techniquement», estime Didier Braun. «Récemment, j'ai commencé une conférence en montrant une minute de la finale de 1974. Les gens ont rigolé tellement c'était lent, le jeu sans tempo», raconte Simon Kuper, chroniqueur au Financial Times et auteur de plusieurs essais remarqués sur le football.
Quant aux grands joueurs, ils sont moins susceptibles de tomber dans des traquenards: «Il faut défendre les stars car elle fabriquent le "produit". Pelé a été agressé pendant deux Coupes du monde, Maradona par Gentile. La protection dont bénéficie aujourd'hui Messi est extraordinaire», estime Simon Kuper.
Une plongée dans les archives suffit d'ailleurs à relativiser les éloges adressés aux «vieilles» Coupes du monde. L'édition 1986, avec son magnifique France-Brésil? Un spectacle «intéressant» mais dont la «prudence» a été la «marque générale», jugeait L'Equipe au lendemain de la finale, notant que l'Argentine ne resterait «sûrement pas dans l'histoire comme un des grands vainqueurs» et que «le soleil de Mexico n'aura donc pas fait briller les attaques».
1974 et son affrontement final mythique entre les Pays-Bas de Cruyff et la RFA de Beckenbauer?
«Le football vient de démontrer, au cours d'une compétition très complexe, à la fois sa formidable vitalité et une certaine dégradation de ses moeurs et de son esprit.»
Même en 1970, année faste s'il en est, le quotidien sportif déplorait l'absence de concurrence au sommet («Dans le monde du football, il y a le Brésil, seul… et puis les autres») et estimait que cette Seleçao ne valait pas celle qui avait gagné en Suède douze ans auparavant. Comme si un secret s'était perdu en route: de même que les journalistes des années 2000-2010 voient souvent le Mondial à travers le prisme de leurs souvenirs eighties, ceux des années 1970-1980 l'analysaient parfois par rapport à leurs souvenirs des années 50, du Stade de Reims à la grande Hongrie en passant par l'explosion de Pelé.
«C'était pas si mal que ça»
Le jugement à chaud, après un mois de football à haute dose, vaut donc souvent d'être révisé, explique Didier Braun:
«En 1990, alors que je travaillais à la DTN, j'ai dû revoir deux fois à un mois d'intervalle les matchs. Je trouvais après coup des éléments positifs sur la qualité du jeu qui ne m'étaient pas apparus à la première vision, quand on ne sait pas encore quel va être le score… Après coup, on se dit "Mince, c'était pas si mal que ça".»
Un documentaire sur la Coupe du monde 1962 au Chili
Une révision à la hausse qui vaut pour d'autres éditions méprisées. La dernière, par exemple: «En 2010, l'Espagne marque peu de buts mais propose un jeu technique, porté vers l'avant, à base de passes courtes», rappelle Paul Dietschy. «Si on devait la comparer, on pourrait le faire avec des équipes qui ne sont pas forcément allées au bout, comme le Brésil ou la France des années 80, ou la Hongrie de 1938 ou 1954.»
Celle de 1962, sous le soleil d'hiver chilien, mériterait aussi réhabilitation: «Elle est plus riche qu’on veut nous le laisser penser, et les Chiliens en conservent d'ailleurs un excellent souvenir», estime Nicolas Cougot. «Elle a son lot de grands matchs (l'incroyable 4-4 entre la Colombie et l'URSS, avec Yachine prenant un corner direct, la folie en tribunes lors d’URSS–Chili...) et ses histoires (la Bataille de Santiago est un vrai roman)... Elle se déroule dans une superbe ambiance et sacre un beau champion.»
Ces sous ou surestimations peuvent être liées à un prisme médiatique. En 1962, par exemple, la finale chilienne n'est pas diffusée en direct en France. Quatre ans plus tard, la Coupe du monde anglaise marque un bond dans les retransmissions, amplifié en 1970 quand la finale, diffusée en couleurs, attire 600 millions de téléspectateurs. «C'est pour cela aussi que beaucoup se réfèrent à 1970 comme à un âge d'or», juge Didier Braun.
Depuis, on est passé de la pénurie à la surabondance, rappelle Paul Dietschy:
«Dans les années 70, il n'y avait que la séquence des buts étrangers dans Stade 2, Téléfoot et les diffusions des finales de Coupe de France et de Coupe d'Europe et des matchs de l'équipe de France. Lorsqu'on a que le papier où les photos pour voir comment joue une équipe, cela stimule l'imagination. Quand on a vu dix fois le même but de Messi, ça finit par lasser, ça banalise.»
Des grands affrontement banalisés
Une banalisation qui reflète celle de certains affrontements. Le 7 juillet 1974, quand ils s'affrontent en finale de Coupe du monde, Cruyff et Beckenbauer ne se sont joués que deux fois en compétition, en Coupe d'Europe l'année précédente.
Sans diminuer l'importance symbolique énorme qu'il aurait, un duel Messi-Cristiano Ronaldo en finale le 13 juillet serait lui le… vingt-troisième en cinq ans. De même que la montée en puissance de l'Euro a rendu certains duels européens plus fréquents: «Avec l'Euro, qui n'a rien signifié avant les années 80, on a une grande compétition tous les deux ans. Chaque grand match est l'écho d'un autre grand match, d'une première fois», pointe Simon Kuper.

Le Brésil 1970, via Wikimédia Commons.
Le fan de football peut alors s'estimer frustré de grandes découvertes, qu'il s'agisse de joueurs ou de systèmes tactiques. «Très longtemps, on a utilisé la Coupe du monde comme un laboratoire de l'évolution du jeu: la Hongrie 1954, le 4-2-4 brésilien, les montée des latéraux anglais», rappelle Didier Braun. «On avait l'impression que la Coupe du monde révélait cela, mais pour la Hongrie, par exemple, les clubs jouaient déjà dans ce système-là.» En cinquante ans, on est passé du Honved, jamais vu à la télé, à l'Ajax du football total, parfois retransmis, puis au tiki-taka du Barça, vu, revu, live-tweeté, débattu, épluché.
Comme les mélomanes ou les cinéphiles à l'ère du tout en ligne, les fans de football ont tout (trop?) à disposition. De même qu'on a retenu de l'année rock 1968 que ses chefs-d'oeuvre (certes innombrables), on se rappelle surtout des bons matchs des éditions passées et on oublie les purges ou les démonstrations à sens unique. Quand on repense à la France de 1982, on mythifie Séville et on évacue un premier tour médiocre.
D'autant que le resserrement nivelle la perception les matchs. «Dans les années 50, il y a avait une plus grosse différence de qualité individuelle entre les meilleurs et les moins bons, des joueurs plus atypiques comme Garrincha faisaient des différences énormes», avance Didier Braun. «Peut-être que le niveau moyen s'est resserré, donc on se souvient moins des gros matches.» Mais en cherchant, on finit toujours par trouver de quoi satisfaire sa soif de légende, avance Nicolas Cougot:
«Sur la dernière Coupe du Monde, Uruguay–Ghana, par exemple. Une équipe africaine aux portes d’une demi-finale mondiale, portée par tout un continent, un ancien champion du monde que personne n’attendait et qui se remet à briller, un scénario incroyable avec, comme sommet, la prolongation avec la main de Suarez puis le penalty de Gyan sur la barre, pour se terminer aux tirs au but avec deux arrêts et une conclusion sur une panenka d’Abreu.»
«Le bon, la brute et le truand»
Cet exemple de la main de Suarez est symbolique de la façon dont la Coupe du monde digère ses éléments négatifs. Il y a quatre ans, on pouvait débattre de la malice de l'attaquant uruguayen et du fait que le Ghana ait été ou non «volé»; avec le temps, cet épisode dépassera ce débat pour s'inscrire dans la légende de la compétition. Honteux, le match arrangé RFA-Autriche de 1982, mais légendaire. Honteuse, l'agression de Schumacher sur Battiston, mais légendaire. Honteuse, la main de Maradona Dieu, mais légendaire.

L'affiche de la Coupe du monde 1982.
La compétition, l'équipe, le match supposés «grands» ou «mauvais» ont besoin de leur envers pour exister, comme le héros du méchant. Et encore, quand le héros n'est pas lui-même un méchant: «Pour être un personnage qui marque la Coupe du monde, il faut être là plusieurs fois et faire des grandes choses, positives ou négatives», estime Simon Kuper, citant les exemples de Paolo Rossi, Maradona ou Zidane, tous passés par un cycle révélation-chute-rédemption.
Quant aux mauvaises Coupes du monde, elles peuvent faire progresser le jeu, explique Nicolas Cougot:
«Les cartons jaunes et rouges sont apparus sous l’impulsion de Ken Aston, qui était l’arbitre de la fameuse Bataille de Santiago et qui était en charge des arbitres en 1966, vivant ainsi l’expulsion controversée de l’Argentin Rattin face aux Anglais. Les réformes qui suivirent Italie 90 ont également changé le jeu.»
«D'une façon étrange, tout ce qui est méprisable dans le jeu actuel est un hommage à son pouvoir et à sa continuelle puissance d'attraction», écrivait il y a quelques jours Nick Hornby, auteur de l'excellent Carton jaune. «Il y aura des grands matches et des matchs affreux. Des buts fantastiques et des tricheries honteuses, des drames, des scandales, des décisions arbitrales ridiculement mauvaises. Et tous, le bon, la brute et le truand, vaudront le coup d'oeil, car personne n'en savait rien avant.»
«Le Mondial, c'est nous!»
Une ambiguïté qui nous traverse tous, nous, fans de foot, à l'orée d'une Coupe du monde brésilienne à la fois excitante et contestée. «Jamais Coupe du monde [...] ne s'est nourrie à ce point de nos délires et de nos aspirations, de nos plaisirs et de nos haines, de nos appétits et de nos défoulements. [...] Le Mundial, que nous le voulions ou non, c'est nous!», écrivait Jacques Ferran de L'Équipe en... 1982.
«Nous», comme des enfants la veille de Noël, mais qui savent que le père Noël n'existe pas –ou qu'il exploite ces lutins. Ce n'est pas un hasard si, parlant du Mondial, on en revient systématiquement à l'enfance, tel Simon Kuper, Anglais de passeport mais Néerlandais de coeur, huit ans en 1978, évoquant ce «cri de joie dans toutes les maisons» lors du but égalisateur de Dick Nanninga en finale.
La fin du Mariage de Maria Braun, de Rainer Werner Fassbinder (1979)
La Coupe du monde est ce tournoi qui, expliquait récemment la journaliste américaine Pamela Druckerman, connecte un enfant à «quelque chose de gigantesque et merveilleux». Qui leur donne envie, raconte la journaliste indienne Supriya Nair dans un superbe papier, de regarder et admirer ceux que regardent et admirent les adultes. Dont la première image restera de toute façon identifiée dans leur esprit à un moment particulier de leur vie.
Ce moment, par exemple, que Fassbinder avait choisi de glisser en arrière-plan de la tragique scène finale du Mariage de Maria Braun. Le commentaire, mythique outre-Rhin, du journaliste de radio Herbert Zimmermann vivant le but décisif de la première victoire en Coupe du monde de la RFA, dont le cinéaste aimait réciter les noms des héros:
«Aus dem Hintergrund müsste Rahn schießen, Rahn schießt. TOR, TOR, TOR, TOR!»
En 1954, le petit Rainer venait d'avoir neuf ans.
À lire aussi
De Didier Braun: Mon armoire à maillots (L'Équipe Éditions, 2012) et le blog Une autre histoire du foot
De Nicolas Cougot: le blog Lucarne opposée et le site Une histoire mondiale
De Paul Dietschy: Histoire du football (Tempus, Perrin, éd. augmentée, 2014)
De Simon Kuper: Témoignages et anecdotes sur les stars de la planète foot (De Boeck, 2014)
1 — En 1974 et 1978, le tournoi connaissait une première phase en quatre poules de quatre, puis une seconde en deux poules de quatre, le premier de chacune étant qualifié pour la finale. En 1982, le premier tour se jouait en six poules de quatre et le second en quatre poules de trois (!), le premier de chacune étant qualifié pour les demi-finales. Retourner à l'article
2 — Cette Coupe du monde détient encore aujourd'hui le record du match le plus prolifique: 7-5 pour l'Autriche face à la Suisse en quart de finale. Encore plus fort, ces douze buts furent marqués en... 60 minutes. Retourner à l'article