Il n’y a hélas aucune contestation possible : aujourd’hui encore, et partout dans le monde, les mères passent beaucoup plus de temps que les pères à prendre soin de leurs enfants. Pour autant, cette généralité avérée ne doit pas masquer le fait que certains hommes (encore trop peu nombreux) ont décidé de prendre leur paternité à bras le corps et de s’occuper mieux de leur marmaille afin de renverser la tendance et de vivre autant que possible sur un pied d’égalité avec la mère de leur progéniture.
On les appelle les « nouveaux pères ». Une appellation très pratique introduite en 1972, à utiliser dans le cadre des magazines télévisés ou des hebdomadaires de société, puisqu’en deux mots tout est dit. Le « nouveau père » est un « père moderne », qui torche des culs, raconte des histoires, concocte des purées carotte – avocat – céleri. De nombreux reportages s’arrêtent sur ces pères-là, posant sur eux un regard fait de bienveillance, d’admiration et d’étonnement. On s’inquiète même pour eux : les nouveaux pères sont-ils trop mères ?
Stop : tout d’abord, figurez-vous que les vrais « nouveaux pères » n’ont aucune envie d’être appelés comme cela. Ce sont des pères, point final. Ils s’occupent de leurs gosses parce qu’ils en ont envie, parce qu’ils aiment ça, et surtout parce qu’ils ne voient absolument pas pourquoi ils devraient laisser la mère se démerder avec les rendez-vous chez le pédiatre, les réunions à l’école, les promenades au square du coin. Avoir des enfants, c’est parfois très pénible : on aimerait parfois sortir boire une bière, se vautrer devant la télé pendant des heures en gobant des cacahuètes, pouvoir dire merde sans avoir peur que le petit dernier n’en fasse son mot préféré.
On voudrait qu’existe cette télécommande permettant de faire disparaître la chair de sa chair pour quelques heures ou quelques jours, le temps de se ressourcer un peu et de glander en slip. Seulement voilà : cette télécommande n’existe pas encore (mais son inventeur méritera le prix Nobel), et il n’y a aucune raison que les mères soient les seules à se forcer à s’occuper des enfants même quand elles n’en ont pas envie.
Comme tout le monde, le « nouveau père » n’a rien contre un compliment de temps en temps. C’est comme un susucre, ça ragaillardit et ça donne le courage et l’énergie d’en faire toujours plus. En langage féministe, on appelle ça un cookie, terme souvent employé avec ironie à l’intention des hommes qui vont à la pêche aux compliments. Tout est question de dosage et de formulation. On peut montrer le « nouveau père » en exemple à destination d’autres pères moins impliqués, mais sans en faire ni un objet de curiosité ni un héros absolu auquel il faudrait dresser une statue. Parce que s’occuper de ses gosses, n’en déplaise à Éric Zemmour, c’est normal. Et parce que les femmes le font depuis toujours, sans que qui que ce soit ait un jour songé à les en féliciter.
Je fais partie de ces aspirants « nouveaux pères », même si la situation est encore loin d’être égalitaire au sein de mon foyer (pour résumer, ma femme travaille à domicile tout en gérant deux mômes de moins de 4 ans toute la journée, il est donc un peu normal que ce soit à mon tour de les gérer lorsque je rentre du boulot). Eh bien j’en ai ras la casquette qu’on me félicite de m’occuper de mes enfants. De la pédiatre qui me demande pourquoi c’est toujours moi qui les lui amène quand ils sont malades (j’imagine qu’elle ne pose pas la question aux mères qui viennent seules) aux passants qui trouvent « incroyable » qu’un père puisse manier l’écharpe de portage ou le porte-bébé, on marche clairement sur la tête. Tant qu’on affirmera aux « nouveaux pères » qu’ils sont des gens fabuleux, on ne fera pas avancer la cause. Est-ce que les profs qui montraient du doigt les premiers de la classe vous donnaient envie de faire pareil ? Non. Vous ne songiez qu’à piétiner les lunettes de ces sales petits fayots, et je ne peux pas vous donner tout à fait tort.
C’est pourquoi, au nom des « nouveaux pères », je demande à ce que personne n’utilise plus jamais l’expression « nouveaux pères », et, surtout, je réclame le droit à l’indifférence. J’aime mes enfants, j’aime ma femme, je fais ce que j’estime normal, voilà tout. Je ne suis pas un père formidable. Je suis un père, et voilà. Laissez-moi l’être en silence et payez plutôt un godet à celle que j’aime, elle a bien plus de mérite que moi.
En fait, si je déteste à ce point l’expression «nouveaux pères», c’est parce qu’elle me fait penser à une sorte de mode qui finira par passer. Or il y a eu de pères modernes avant la génération actuelle. Il faut justement que le phénomène dure, qu’il s’étende, qu’il ne soit pas un feu de paille mais qu’il contamine peu à peu des ribambelles de pères prenant enfin conscience qu’il absolument nécessaire et totalement normal s’occuper de leurs gosses 50% du temps. Et pas que pour jouer au ballon ou aller manger une glace… Car il n’y a rien de plus irritant que les prétendus pères idéaux qui s’occupent de leurs enfants dans les moments les plus cools, donnant sur les photos une impression d’harmonie. À proscrire également : les filous hypocrites qui portent leurs enfants en écharpe pour donner une image positive de leur conception de leur paternité, mais ne font guère que ça, estimant avoir fait leur part une fois rentrés à la maison.
Bref, tant que le partage équitable de l’éducation des enfants ne sera pas considéré comme une normalité, tant que les mioches seront considérés comme de charmants accessoires destinés à se faire bien voir (« regardez-moi, regardez-moi, je suis un papa moderne »), tant que n’importe quel passant chantera les louanges du père un tant soit peu actif, on n’est pas sortis des ronces.