Culture

Avant/après: ces montages photos historiques nous passionnent, mais nous parlent plus de nous que de l'Histoire

Temps de lecture : 7 min

Techniquement, cela s'appelle de la re-photographie. Extrêmement viraux, ces clichés, lorsqu'ils sont relayés par les internautes, nous poussent à nous focaliser sur l'image en soi et à oublier le contexte de la photographie.

Rue de Paris - jardin public, Cherbourg, Claude Demeester pour PhotosNormandie
Rue de Paris - jardin public, Cherbourg, Claude Demeester pour PhotosNormandie

Centenaire du début de la Première Guerre mondiale, soixante-dix ans du débarquement en Normandie et de la Libération... 2014 est une année de remobilisation générale de notre patrimoine historique, et donc photographique.

Dans ce contexte, on voit tous les jours ce genre d'images tourner sur les réseaux sociaux.

Le beffroi sur la Petite Place d'Arras (la date de la photographie est inconnue mais le beffroi a été détruit le 21 octobre 1914) / Capture d'écran du site PBS.org

Presque tous les sites d'informations (y compris Slate) ont publié des séries photographiques comparant le passé au présent, que les images des deux époques soient juxtaposées, superposées ou fusionnées au sein de la même photographie.

Quel est l'apport de ces clichés à l'écriture de l'Histoire?

A l'origine, cette technique s'appelle la re-photographie. Il s'agit d'une méthode scientifique inventée à la fin du XIXe siècle pour étudier le mouvement des glaciers. La photographie d'un lieu était prise à une date, une heure, des conditions climatiques et un éclairage précis. Les scientifiques revenaient ensuite à intervalles réguliers reprendre une photographie dans les mêmes conditions et étudier ainsi l'évolution des paysages.

Depuis les années 2000, des photographes et des amateurs déclinent cette méthode en mêlant un cliché du passé à un décor contemporain. Soit les deux clichés sont superposés par ordinateur, l'un fusionné dans l'autre (comme l'a fait PBS avec le beffroi d'Arras) ou l'un fondu dans l'autre lorsque l'on clique dessus (comme l'a fait le Guardian sur le Débarquement). Soit une personne hors champ tient dans sa main une photographie ancienne qui se superpose à un lieu contemporain.

La statue de la Liberté en construction, Paris, France - Jason Powell

En moins de dix ans, le nombre de villes ayant fait l'objet de cette expérience est impressionnant (San Francisco, New York, Budapest, Amsterdam, Paris...). C'est facile et accessible: il suffit de sélectionner des images provenant de fonds d'archives nationaux ou des collections personnelles et familiales et de localiser l'endroit exact où elles ont été prises à l'aide, par exemple, de Google Street View.

Sur place, les réglages de la focale et de la luminosité doivent être aux plus proches du cliché originel. Certains, comme Seth Taras, auteur d'une série de quatre images réalisées pour The History Channel en 2004 autour de photographies historiques (Hitler devant la tour Eiffel, le crash du zeppelin Hindenburg...) utilisent à cet effet d'anciens appareils photographiques.

Le cliché ancien est souvent en noir et blanc, accentuant ainsi les différences entre les deux environnements, tout en mettant «en place une connexion mentale entre le passé et aujourd’hui», explique Shawn Clover, qui a fusionné des images du tremblement de terre de San Francisco, en 1906, avec des clichés d'aujourd'hui. Cela renforce par la même occasion l'idée d'ancienneté et d'authenticité par opposition à la couleur, considérée comme actuelle, moderne.

Les manipulations informatiques sont également essentielles dans ces projets. «Je numérise les deux photographies avant de les empiler grâce à un logiciel, puis je "peins" sur la nouvelle image pour révéler l’ancienne», poursuit le photographe.

Permanence d'une histoire

«Le plus important est de choisir des photographies avec des bâtiments dont des éléments existent toujours aujourd’hui», dit-il aussi. Il est nécessaire, en effet, de disposer d'éléments communs aux deux photographies pour pouvoir les superposer. Or, les photographies anciennes que l'on peut réinsérer dans un décor contemporain ne sont pas si nombreuses.

Fusion d'une photographie de Sacremento Street à San Francisco à la suite du tremblement de terre de 1906 avec une image prise récemment - Shawn Clover

Beaucoup de lieux ont été détruits au cours des cent dernières années. «Dans le temps, on ne prenait pas en photo des bidonvilles, par exemple. On immortalisait l'opéra et ce genre d'infrastructures, qui elles n'ont pas fondamentalement changé», constate Matteo Treleani, chercheur associé au CEISME (Université Sorbonne Nouvelle) et spécialiste des archives. Énormément d'images sont aussi très mal légendées, rendant leur localisation compliquée.

C'est pour toutes ces raisons que, la plupart du temps, la re-photographie ne montre pas de changements significatifs entre le passé et le présent. Ces images témoignent souvent d'une constance de la topographie (comme le dit explicitement PBS en titrant «L'Europe a peu changé») et «marquent la permanence d'une histoire, d'un lieu», précise Patrick Peccatte, auteur du blog Déjà vu sur le site Culture Visuelle.

Ces photographies investissent souvent le même imaginaire de l'Histoire. Elles fonctionnent sur une dualité, par exemple la destruction contre la paix, au moyen d'images qui ont marqué notre mémoire visuelle –ce qui accentue aussi la charge émotive des clichés.

«Je suis là à un moment donné»

Mais le reproche que l'on peut faire à ces montages, lorsqu'ils sont relayés par les internautes, c'est que l'on focalise sur l'image en soi et que l'on oublie par là-même le contexte de la photographie. On ne sait bien souvent pas qui l'a prise, pourquoi, quand, qui sont les individus sur le cliché, où il a été pris, ou encore dans quels contextes interviennent ses différentes réutilisations.

Les photographes, eux, affirment l'inverse et revendiquent clairement un attachement aux recherches documentaires autour de chacune de leurs images et un choix en fonction de leur «pertinence historique». «Comprendre le contexte de la photographie originale rend l’expérience encore plus drôle», assure le photographe Jason Powell, l'un des premiers à avoir photographié sa main tenant un cliché ancien qui se superpose à un lieu contemporain.

«Dans mon prochain livre, il y aura un texte avec chaque photographie. Je les ai toutes montrées à des historiens. Les débats entre eux ont souvent été animés!, insiste également Shawn Clover. Essayer d’avoir la bonne version de l’Histoire a été le plus gros défi de ce projet.» Tous mettent en avant un désir en sensibilisation afin d'éviter que l'Histoire ne se répète.

Hitler au Trocadero 1940 / Palais de Chaillot 2004 - Seth Taras

Mais en réalité, ces photographies ne nous apprenent pas grand-chose de la guerre, ni du tremblement de terre de San Francisco. Elles nous parlent surtout de nous, aujourd'hui. Et de notre rapport au passé.

«Un film des années 1940 ou un film sur les années 1940 ne nous dit pas la même chose», explique Matteo Treleani. Le premier nous renseigne sur les pratiques, les façons de filmer et de parler, quand le second nous parle de nos interprétations, de notre façon de réinvestir le passé.

«Le film Apocalypse soulève les mêmes questions sur nos pratiques et notre rapport au temps que ces photographies, poursuit Adrien Genoudet, doctorant à Paris-VIII et auteur du blog Fovéa sur Culture Visuelle. Pourquoi avons-nous tant besoin de coloriser et sonoriser les images? De les replacer dans des environnements contemporains? Parce que notre rapport au passé et notre conception du passage du temps sont devenus spécifiquement visuels.»

Depuis la création du cinéma et de la photographie, on peut revoir, réinvestir, revenir visuellement sur le passé de manière plus précise qu'auparavant. Ces inventions ont bouleversé notre rapport au temps et ces images le condensent, le montrent.

Notre conception individuelle du temps a également été modifiée. On peut inclure notre présence dans l'espace et le temps, laisser une trace, explique Adrien Genoudet:

«Chez Jason Powell, par exemple, la chose qui à mon sens est la plus intéressante, c’est moins la surimpression de deux images que sa propre main. La main de Powell nous dit beaucoup sur la posture contemporaine du photographe: "Je suis là à un moment donné", semble-t-il nous dire.»

Jouer avec le passé, avec le temps qui passe

C'est donc moins le message historique que la réutilisation de ces images et leur potentiel artistique qui plaît dans ces photos. «Parce que nos générations aiment jouer avec le passé, avec le temps qui passe et le temps historique», avance Adrien Genoudet. On voit par exemple de plus en plus de jeux vidéo qui réinvestissent le passé: Soldat inconnu se déroule pendant la Première Guerre mondiale, Assassin's Creed a pour toile de fond la Révolution française...

Ces photographies sont d'ailleurs utilisées d'une manière ludique par certaines écoles pour «informer les élèves sur les lieux et leur histoire. La valeur n'est plus documentaire, comme la re-photographie originelle, mais incitative, amusante», poursuit Patrick Peccatte.

Des soldats allemands défilent sur les Champs-Elysées à Paris en 1940 - Halley Docherty / The Guardian

«Je pense aussi que les gens aiment l’Histoire et ont un sentiment de nostalgie quand ils regardent une vieille photographie et reconnaissent l’endroit», pense quant à lui Jason Powell. Revoir un lieu dans lequel nous avons des souvenirs provoque l'émotion, l'identification.

Pourtant, parfois ces photographies nous touchent alors que l'on ne connaît pas l'endroit. C'est parce que cela nous rappelle à «la fragilité de la condition humaine, pense Seth Taras. L'histoire est faite en ce moment, juste sous nos pieds, comme elle l'a été très longtemps avant nous». «Avec ces images, on cherche à voir à quel point nous sommes éloignés de ces individus, mais aussi combien nous allons encore nous éloigner», termine Jason Powell.

Est-ce parce qu'on cherche à se réapproprier le temps qui passe et dont on se sent dépossédé? «Frappé par le changement rapide et les pertes qui s'en suivent, j'ai décidé de fusionner le passé et le présent de mon mieux dans la ville», explique Sungseok Ahn, photographe sud-coréen qui projette sur des écrans disposés en plein air des photographies anciennes noir et blanc.

«Un simple indice du passé est parfois plus évocateur qu’un discours complet sur ce qui s’est déroulé dans un lieu», constate Matteo Treleani. Si l'on peut critiquer l'aspect très «émotionnel» de ces photos, c'est peut-être justement ce manque de contexte, d'historicité qui intéresse les gens.

On peut se réapproprier «un passé trop souvent investi par les organes médiatiques, les documentaires ou les manuels scolaires, conclut Adrien Genoudet. On cherche à reprendre en main ces images et les montrer différemment et donc se les réapproprier individuellement et collectivement. On a peut-être aussi envie de dédramatiser ces images-là en les réinvestissant dans le présent».

Car l'avantage de ces photographies, surtout, est de fournir un message simple et facile d'accès. On comprend en un coup d'oeil le jeu des temporalités. Elles constituent une bonne façon d'entrer dans une photographie historique, et c'est peut-être tout ce qu'on leur demande.

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