Il y a tout juste un an, Public Enemy faisait son entrée au Rock&Roll Hall of Fame. Introduit par le réalisateur nex-yorkais Spike Lee, le groupe de rap né à Long Island libérait sur scène l'énergie et le grain de folie qui participent de son incommensurable légende. Fight the Power. Bring the Noise. Les ghetto anthems étaient au rendez-vous, symboles de la force revendicatrice de Chuck D et Flavor Flav. Devant le gratin de la culture américaine, l'activisme politique de Public Enemy était une nouvelle fois consacré.
Pendant que Flavor Flav s'étouffait en racontant ses anecdotes, Hank Shocklee affichait un sourire satisfait au second plan. L'architecte sonore de Public Enemy restait une nouvelle fois dans l'ombre mais savourait le succès collectif.
«Brisé les codes»
Vingt-cinq ans après les claques It Takes a Nation of Millions to Hold Us Back (1988) et Fear of a Black Planet (1990), Public Enemy reste solidement installé sur le devant de la scène –il se produisait en concert samedi 31 mai à La Villette. Le Bomb Squad, lui, jouit d'une postérité plus discrète. Ce groupe de producteurs new-yorkais a pourtant donné une identité unique à Public Enemy et redessiné le son rap.
Avec son frère Keith, Hank Shocklee est l'un des quatre membres originaux du Bomb Squad, constitué dans les années 1980 et d'abord connu sous le nom de Spectrum City. Les deux frangins sont accompagnés de Chuck D, également MC au sein de Public Enemy, et d'Eric «Vietnam» Sadler, avant l’arrivée de Gary G-Wiz au début des années 1990.
«Ils m'ont mis ma première claque sonore en terme de rap», se souvient Bachir, auteur de la première mixtape consacrée au Bomb Squad, à paraître début juin. «C'est vraiment de l'énergie en barres, les mecs ont brisé les codes de tout ce qui se faisait jusqu'alors. Tu comprends pas vraiment ce qui t'arrive en pleine figure mais au delà de l'aspect musique pour ado énervé, leur travail est juste monstrueux et qualitatif.»
Bachir n'est pas le seul Français pour qui les productions du Bomb Squad ont marqué un vrai tournant dans l'approche du rap, encore balbutiante à l'époque dans l'Hexagone. Lorsque NTM sort Je rap, sur la première compilation de rap française, Rapattitude (1990), les similitudes avec Public Enemy sont criantes. Jusqu'au nom du DJ, Detonateur S, lointain alter ego de Terminator X, DJ pour Public Enemy, également associé aux productions du Bomb Squad. En les samplant ou en les citant, tous les acteurs français du rap ayant fait leurs armes à cette époque revendiquent l'influence du groupe de Long Island.
Un disque calibré au millimètre
Aux Etats-Unis, c'est une déflagration qui accompagne le deuxième album de Public Enemy, It Takes a Nation of Millions to Hold Us Back. Le Bomb Squad a alors trouvé sa recette et l'impose, avec cette accumulation de samples rendue possible par les évolutions technologiques et le génie des producteurs new-yorkais. Parmi les morceaux les plus marquants de l'album, Night of the Living Baseheads, soutenu par un clip lui aussi révolutionnaire. «Rien de tel n'avait jamais été fait», se souvenait en 2012 le réalisateur Lionel Martin dans une interview au site Wax Poetics.
En quelques semaines, un demi-million d'albums s'écoulent aux Etats-Unis et viennent marquer un vrai tournant, transition entre les premiers émois du rap et la «Hip-Hop Golden Era», lorsque le genre s'impose définitivement auprès du public et des critiques. «Jusque là, les albums de rap étaient une addition de singles», contextualise Bachir. «Au contraire, It Takes a Nation est calibré au millimètre, de l'intro aux interludes en passant par le séquençage des morceaux.»
La formule inspire Dr Dre pour Straight Outta Compton, son second album avec N.W.A., les pères fondateurs du rap West Coast. Elle séduit également Slick Rick et surtout Ice Cube. «Nous étions tous fans du Bomb Squad, ça se voit avec les samples que nous avons utilisé sur Straight Outta Compton», a expliqué le rappeur gangsta de Los Angeles au magazine Wax Poetics. Ice Cube concrétise cette admiration avec son premier album solo: il se tourne vers la côte Est, démarche personnellement le Bomb Squad et signe avec eux l'un des disques les plus influentes de l'histoire du rap, AmeriKKKa's Most Wanted, en 1991.
«Collection de tous les sons»
Les membres du Bomb Squad sont parmi les premiers à exploiter les possibilités offertes par les échantillonneurs (ou sampler) pour extraire un élément –d'un morceau de musique, d'un film ou tout autre production sonore– et l'intégrer à leur propre instrumental, le plus souvent sous forme de boucle. «Je n'étais pas musicien, je ne savais pas jouer de la guitare ou de la basse», racontait en 2010 Hank Shocklee, le dernier des membres du Bomb Squad. «Pour avoir ne serait-ce qu'un semblant de carrière, je devais créer mon propre son. J'avais une collection de tous les sons des meilleurs musiciens. Que faire avec?»
Les producteurs s'attaquent au samplig avec la même intransigeance que les rappeurs de Public Enemy manifestent au micro. Une approche «presque punk» selon Bachir, dont la sélection recouvre des morceaux produits entre 1984 et 1993, l'âge d'or du Bomb Squad:
«Hank Shocklee a vraiment une vision avant-gardiste, un côté "On n'a pas le droit de faire ça? Bah nous on va le faire et on va l'amplifier".»
L'universitaire américain George Ciccariello-Maher a finement étudié le son Public Enemy, notamment pour Icons of Hip Hop: An Encyclopedia of the Movement, Music, and Culture. Il fait du fucking it up l'étape «la plus déterminante dans la création d'un style Bomb Squad». Une accumulation de bruit qui parvient pourtant à donner un ensemble cohérent, grâce notamment à la maîtrise technique de Hank Shocklee. «Quand il te parle de fréquence de sons, on croirait être face à un ingé: je ne comprends rien», salue Bachir, rigolard. L'autodidacte de génie s'est d'ailleurs fendu en 2005 d'une conférence de deux heures sur son approche du son.
«Oh! Tu joues C, je dois toucher quelque chose!»
Largement célébré, le style Bomb Squad va cependant se trouver des ennemis: les défenseurs du copyright, qui s'attaquent au sample, pratique essentielle à la production d'instrumentaux pour le rap. «On a atteint un point où si on utilise un minuscule élément de quelqu'un, il vous réclame 50% de droits d'auteur», dénonce alors Hank Shocklee. «Je pense que les lois doivent protéger les compositions entières. Ça, je comprends. Mais [là], c'est comme dire: "Laissez-moi déposer la note C". Et dès que quelqu'un l'utilise, "Oh! Tu joues C, je dois toucher quelque chose!" Non!»
Dr Dre contourne le problème en faisant rejouer par des musiciens les morceaux dont il souhaite reprendre des extraits. Le Bomb Squad doit lui se réinventer, avec moins de succès. Reste leur œuvre, aussi impérissable que celle de Public Enemy, et un impact qui dépasse le périmètre du rap, avec des compositions largement reprises dans l'électro et des remixes officiels pour Madonna, Peter Gabriel ou Sinead O'Connor.
Aujourd'hui, les oeuvres de Public Enemy sont à leur tour massivement samplées. Selon WhoSampledWho, la bible numérique en la matière, le répertoire des rappeurs de Brooklyn serait même le plus utilisé après celui de James Brown. La boucle est samplée.
Benoît Vittek
The Bomb Squad-The Only Mixtape (Rayon du fond). Sortie le 2 juin. Le mix princpal, sur CD, est accompagné de deux autres, un sur K7 et l'autre disponible en téléchargement via digicarte.