Il y a cinquante ans, en janvier 1964, un pape —Paul VI — foulait pour la première fois le sol d’Israël et de cette «Terre sainte» de Jordanie et de Palestine où se trouvent la plupart des lieux bibliques. Mais, au cours de cette visite, il ne prononça pas une seule fois le nom d’Israël. Et il ne parla des juifs que dans une allusion très sibylline aux «fils du peuple de l’Alliance». Le Vatican fut, en effet, l’un des derniers Etats au monde, avec les pays arabes, à reconnaître officiellement, en 1994, l’Etat d’Israël, créé en 1948, et à établir avec lui des relations diplomatiques normales.
1964, c’était un temps où les chrétiens arabes, qui pesaient alors dans le concert international, et la diplomatie du Vatican ne transigeaient pas, après les premières guerres israélo-arabes (1948, 1956), sur leur soutien à la cause palestinienne. Un temps, pas si lointain, où l’Eglise catholique n’avait pas encore accompli jusqu’au bout son parcours de reconnaissance, de «repentance» et de rapprochement avec une communauté juive, séparée du christianisme par près de 2.000 ans d’antagonismes et de crimes.
Il faudra attendre la fin du concile Vatican II, en 1965, pour que l’Eglise catholique condamne définitivement tout antisémitisme, mette fin à ses stéréotypes blessants pour les juifs («peuple déicide»), et reconnaisse l’antériorité de la «promesse» faite par Dieu au peuple d’Israël. Il faudra également attendre Jean-Paul II pour qu’un pape franchisse, pour la première fois, le seuil d’une synagogue, désigne les juifs comme ses «frères aînés», se rende à Auschwitz et dans d’autres camps, se batte la coulpe pour l’antijudaïsme historique de l’Eglise et la «passivité» des chrétiens face à l’extermination. Un parcours stupéfiant pour les deux premières grandes religions monothéistes.
C’est également Jean-Paul II qui reconnaîtra l’Etat d’Israël et se rendra à Jérusalem, en mars 2000, reçu cette fois en grandes pompes par les autorités israéliennes et la communauté juive mondiale. Benoît XVI renouvelera, en mai 2009, ce voyage de sympathie pour Israël et la visite au mémorial de la shoah à Yad Vashem.
François, le premier pape non-européen, «venu du bout du monde», entreprend à son tour, ce week-end et lundi 26 mai, le pèlerinage de Terre sainte, successivement en Jordanie, dans les territoires palestiniens et en Israël. Il plongera pour la première fois dans l’arène proche-orientale, dans un contexte politique et religieux dégradé, où chacune de ses paroles, chacun de ses gestes sera pesé et millimitré.
1. Relancer le processus de paix
Le pape François pourra se prévaloir de cette nouvelle amitié de l’Eglise catholique avec Israël et le monde juif pour faire valoir son charisme propre en faveur des «pauvres», palestiniens et syriens. Samedi en Jordanie, où vivent 1,4 million de Syriens, chrétiens et musulmans, il rendra visite à un camp de réfugiés. Le lendemain, en Cisjordanie, dans un camp de réfugiés palestiniens près de Bethléem —lieu de naissance présumé de Jésus-Christ— , il sera témoin d’autres drames et de privations, d’atteintes à la liberté de circuler et de travailler en Israël, à la liberté même, pour les croyants, d’accéder aux lieux saints —chrétiens et musulmans— de Jérusalem.
Le processus de paix est en panne. A sa manière, le pape tentera de le réactiver en rencontrant les dirigeants palestiniens et israéliens, Mahmoud Abbas, Shimon Peres, Benjamin Netanyahou. Il rappellera la position constante du Vatican en faveur d’un règlement négocié et de la reconnaissance de deux Etats: l’Etat d’Israël qui doit jouir de la paix et de la sécurité à l’intérieur de frontières reconnues internationalement ; l’Etat souverain auquel a droit aussi le peuple palestinien pour vivre dans la dignité et se déplacer librement.
Dans les territoires palestiniens, les 60.000 chrétiens restants (38.000 en Cisjordanie, 10.000 à Jérusalem, quelques milliers dans la bande de Gaza) ne représentent plus que 2% de la population, contre 10% en 1948 à la naissance de l’Etat d’Israël.
2. Alerter le monde sur la situation tragique des chrétiens dans le monde arabe
Sur l’esplanade des mosquées, lundi à Jérusalem, le pape François devrait dénoncer l’instrumentalisation de la religion à des fins politiques —en Syrie, les chrétiens (8% de la population) sont divisés entre les partisans d’une révolution démocratique et l’allégeance historique au clan Assad qui se veut le protecteur des chrétiens face au terrorisme islamique— et redire sa confiance dans un dialogue entre musulmans et chrétiens.
Un dialogue sans naïveté: en novembre 2013, il avait exigé des pays musulmans qu’ils accordent « la liberté aux chrétiens de célébrer leur culte et de vivre leur foi », à l’instar de « la liberté dont les croyants de l’islam jouissent dans les pays occidentaux ». Les communautés chrétiennes du Proche-Orient ne sont pas des colonies étrangères. Elles sont bien antérieures à l’arrivée de l’islam au VIIème siècle, fortement enracinées dans l’histoire et la géographie de l’Orient.
Elles pensent leur situation aujourd’hui non plus en terme de minorité, mais de citoyenneté. Pour leurs responsables —et le pape en particulier— l’émigration (en Amérique du Nord et du Sud, en Australie, en Europe) n’est pas la solution. Les pays arabes ont besoin de leurs citoyens chrétiens et d’un vrai pluralisme religieux.
La minorité chrétienne de Terre sainte (350.000 personnes, sur quinze millions d’habitants en Jordanie, en Palestine et en Israël) est non seulement réduite et même menacée d’extinction, mais profondément divisée. Elle est représentée par une mosaïque de… treize Eglises, divisées par leur histoire, leurs langues, leurs rites, leur patrimoine.
Les trois principales sont l’Eglise grecque-orthodoxe, l’Eglise grecque-catholique et l’Eglise catholique latine. Leurs divisions remontent aux schismes religieux survenus dans les premiers siècles, notamment celui de 1054 entre le pape de Rome et l’empereur de Constantinople, schisme le plus douloureux puisqu’il coupa le «monde» en deux : monde latin et monde byzantin, chrétienté d’Occident et chrétienté d’Orient, catholicisme (fracturé plus tard au XVIème siècle avec la Réforme protestante) et orthodoxie.
3. Refaire l’unité avec les Eglises orthodoxes séparées de Rome
L’un des buts de cette visite à Jérusalem du pape François est de célébrer le cinquantième anniversaire de l’historique réconciliation, dans cette même ville fondatrice du christianisme, entre le pape de Rome, Paul VI, et le patriarche Athénagoras de Constantinople, «primat» de toute l’orthodoxie.
Pour la première fois, en 1964, les deux capitales de la chrétienté se retrouvaient à Jérusalem, après neuf siècles de traumatismes: croisades, sac de Constantinople (1203), «union» forcée à Rome d’Eglises de rite byzantin (les «uniates»). L’année suivante, Rome et Constantinople levaient leurs anathèmes et excommunications réciproques. Cinquante ans de dialogue politique et théologique entre les Eglises catholique (plus d’un milliard) et orthodoxes (200 millions), avec des hauts et des bas, ont suivi.
A Jérusalem, le pape François et l’actuel patriarche de Constantinople, Bartholomeos Ier, feront le bilan de ces retrouvailles. Ils témoigneront de leur engagement commun en vue d’aboutir à une réunification complète des Eglises chrétiennes. Leurs relations sont au beau fixe. Le pape François, depuis son élection en 2013, réforme énergiquement le Vatican, met l’accent sur une gouvernance collégiale et la responsabilité propre de ses Eglises locales. C’est un pas considérable en direction de l’orthodoxie qui fonctionne sur un mode décentralisé et refuse de reconnaître la «primauté universelle» de l’évêque de Rome (du pape). C’est même le seul élément qui la sépare encore aujourd’hui des catholiques.
Mais dans l’orthodoxie mondiale, le poids démographique et politique est désormais du côté de Moscou, capitale d’une puissante Eglise orthodoxe de Russie —120 millions de fidèles—, devenu l’un des principaux soutiens au régime de Poutine, et non plus du côté de Constantinople, simple primauté d’honneur, qui étend sa juridiction en Grèce, dans les Balkans et une partie de l’Occident. Or, si les relations entre le pape de Rome et le patriarche Kyrill de Moscou se sont améliorées depuis la disparition de Jean-Paul II —pape polonais toujours soupçonné de « prosélytisme » par les nationalistes russes— aucune rencontre n’a jamais été possible entre le chef de l’Eglise catholique et l’autorité suprême de la religion orthodoxe en Russie.
Henri Tincq