C'était en mars 1987. Au Monde, notre confrère Daniel Vernet nous avait mis en contact avec Félix Guattari. Coup de fil. «Une urgence psychiatrique et journalistique», nous dit-il. Rendez-vous au 5-7 rue des Italiens. Direction la Sologne, Guattari au volant. Solide casse-croûte sur l’autoroute. Commune de Cour-Cheverny. Clinique de La Borde.
C’était de longue date un lieu mythique et controversé pour qui, alors, se piquait de psychiatrie. Et plus encore d’antipsychiatrie, cette contre-discipline déjà sur le déclin. C’était aussi un lieu où, loin de Paris, officiait, depuis longtemps déjà Guattari. Un lieu où des personnalités célèbres étaient venues. Ou le disaient.
L’urgence psychiatrique de mars 1987? Un gros différend budgétaire avec la Sécurité sociale. De nouvelles et graves difficultés qui pourraient remettre en cause l'existence de l'établissement. Clinique privée célèbre, La Borde était aussi une clinique conventionnée, une structure assujettie à un prix de journée par malade fixé par convention de la Sécurité sociale. Une vieille histoire. «Dès le départ, en 1953, il y eut des problèmes», nous expliqua Jean Oury. Des histoires de marchandages et de survie, de caisse régionale d'assurance-maladie autiste, qui ne pouvait rien entendre à la réputation de l’endroit –et encore moins à ses résultats.
«Psychothérapie institutionnelle?» «Ce mode de prise en charge n'est pas codifié dans le système de classement des cliniques, et les normes de personnel, tant en qualité qu'en quantité, n'entrent pas dans nos critères plaidait, le sous-directeur de la caisse régionale d'assurance-maladie du Centre. Notre caisse ne peut pas prendre l'initiative dans ce domaine.»
La Borde, pour rétablir un semblant d'équilibre budgétaire, avait progressivement dépassé l'effectif de malades qui devait être le sien. Au début de l’année 1987, on comptait 113 malades quand le règlement en prévoyait 95. Insupportable pour la sécurité sociale, de même que les «sursalaires» attribués au personnel.
«Compte tenu de l'endettement actuel de la clinique et du fait que, depuis plusieurs années, le pourcentage d'augmentation de salaire est supérieur au pourcentage d'augmentation du prix de journée, autant me demander directement de déposer le bilan et d'en finir avec le travail psychiatrique que je mène ici depuis 1953!», s’indignait le père-fondateur. Nous attendions un mythe, un élève abscons de Lacan (une analyse de vingt ans…) et nous découvrions un chef d’entreprise. Ce qu’il était, aussi. Plus précisément l’organisateur d’une coopérative thérapeutique. Une forme d’autogestion appliquée à la psychiatrie. Mais une autogestion qui portait durablement ses fruits.
En 1987, tout avait été dit et écrit sur cette communauté et son rayonnement. Ce qui ne freinait en rien la passion pédagogique du créateur. Il s'agissait de réformer l’institution asilaire en privilégiant notamment des relations dynamiques entre soignants et patients dans des lieux de soins dits «ouverts» sur le monde «extérieur». Indispensable tour du propriétaire.
«Depuis sa naissance, la clinique de La Borde s'inspire des mêmes principes, ceux de la psychothérapie institutionnelle, nous expliqua Jean Oury. L'établissement psychiatrique, qu'il soit dans ou hors des murs, est malade. Malade de sa dépendance financière vis-à-vis des secteurs étatiques; malade du fait des nécessités inhérentes à sa gestion; malade du fait de la fonction qu'il assure pour la société (un lieu pour la... ségrégation) mais malade aussi de par son imprégnation par l'ensemble des “idées reçues” de cette société.»
Jean Oury:
«Tout groupe - ou regroupement - est “malade”, traversé des phénomènes de contagion, de rivalités, terrain propice à la persécution, à la formation de “clans” ou à l'isolat défensif. Que peut alors devenir un malade psychotique ou simplement “fragile” ballotté dans cette maladie du groupe? La psychothérapie institutionnelle refuse de faire l'économie de cette double problématique. Non qu'elle puisse la supprimer. Mais il est nécessaire d'en tenir compte et de la travailler pour s'adresser à un sujet. En ce sens, on peut la comparer dans son rapport avec la thérapie des psychoses, à ce qu'est l'asepsie à la chirurgie.»
La Borde? Un château, petit. Et puis, au fond du grand parc, le poulailler, les chevaux et les cochons. Plus loin, encore, au bord des terres, la lingerie et la grande serre brisée en 1986 par un orage de grêle. Au bord d'un étang, la crèche pour les enfants du personnel, un petit bijou d'architecture miniature. Au centre du parc, la bâtisse principale, grosse demeure du XIXe siècle et ses multiples dépendances. Sur ces hectares de bois aux frontières de la Sologne, ni grilles ni blouses blanches. Des portes-battantes sur le normal et le pathologique. Une autre manière de vivre avec la folie, une tentative hors de l'ordinaire pour comprendre et aider ceux qui en souffrent.
Des structures en perpétuels remaniements mais aussi un endroit qui n'a jamais tout à fait correspondu aux images médiatiques qu'on pouvait en donner. Les médicaments psychotropes, par exemple, ou les électrochocs n'y étaient pas a priori exclus. Nous étions loin, ici, des théories de David Cooper (1931-1986) et de Ronald Laing (1927-1989) vis-à-vis desquels Jean Oury prenait de salutaires distances.
Urgence psychiatrique. A la fin de l’année 1986, la direction de La Borde s’était adressée à l'ensemble des familles des malades pour les inciter à écrire à la caisse régionale d'Orléans. La caisse régionale répondit alors rapidement, par lettre circulaire, en soulignant qu'elle avait «toujours reconnu le fonctionnement exemplaire de la clinique». Sans pour autant lever le petit doigt.
On chercha à faire pression par d’autres voies. Des responsables tentèrent aussi de prendre contact avec Michèle Barzach, gynécologue et psychanalyste, alors ministre délégué chargée de la santé et de la famille dans le gouvernement de Jacques Chirac.
«L'une des solutions serait de reconnaitre le caractère expérimental et de recherche de notre établissement», plaidait Félix Guattari alors que nous rentrions vers Paris. Ce ne fut pas le cas mais La Borde fut sauvée, une nouvelle fois. Félix Guattari mourut cinq ans plus tard. Entretemps nous l’avions retrouvé. Pour Le Monde notamment.:
«Comment expliquez-vous que dans les années 1970 les médias se soient passionnés pour le problème de l’antipsychiatrie et qu’ils semblent aujourd’hui s’en désintéresser complètement?
– Ce regard sur la folie était alors corrélé à une tout autre série d’interrogations sociales : regard sur le monde étudiant, sur les prisons, la drogue, la prostitution… Rappelez-vous, ces années-là étaient des années d’intelligence collective et de lucidité. On est revenu, depuis, à des années d’hiver. J’espère que le balancier de l’histoire fera, un jour prochain, son œuvre, et qu’entretemps ce qui aura été conquis restera et permettra des avancées plus substantielles.»
Nous sommes retournés à La Borde, sans Guattari. L’anti-mandarin Jean Oury répondait toujours présent. Et parlait comme personne. Du caractère criminel des courts séjours en psychiatrie, de la schizophrénie maladie chronique, de la destruction contemporaine du champ même de la psychiatrie. Du scandale que constituait la suppression du diplôme d’infirmier psychiatrique, de la disparition physique de malades mentaux qui ne pouvaient plus aller nulle part.
Aux frontières de la Sologne, aux marches du petit château, il disait aussi son inquiétude de constater le nombre croissant de fous dans le métro de Paris comme les rues des grandes villes. Leur nombre grandit. La clinique de La Borde est toujours ouverte.
Jean-Yves Nau