À force de tergiverser sur la nature des mesures politiquement correctes pour relancer la compétitivité, à force de discuter pour savoir si l’abaissement du coût du travail doit être considéré comme un cadeau fait aux patrons ou un moteur pour l’emploi, à force d’appeler à une réduction des déficits à condition que les efforts ne s’appliquent qu’aux autres… les gouvernements ont laissé l’économie française s’engluer dans une asphyxiante inertie.
Et face à ces piétinements, les sombres projections qui auraient dû alerter les décideurs politiques se réalisent. Avec, en tête des secteurs sinistrés, l’industrie qui, jugée ringarde au tournant du siècle, a été victime des choix opérés en faveur des services, avec pour dernière victime symbolique Alstom.
Avant même de remettre son rapport sur la compétitivité à Jean-Marc Ayrault, alors à Matignon, Louis Gallois, tout juste nommé Commissaire à l’investissement, constatait que «les pays qui sortent le mieux de la crise sont ceux qui ont une industrie forte».
Ayant fait un arbitrage opposé, la France s’est tirée une balle dans le pied, ce qu’on a pu mesurer l’an dernier lorsque l’objectif du chef de l’Etat d’inverser la courbe du chômage n’a pas été atteint –il ne l’est toujours pas– quand d’autres pays ont profité des cordes de rappel offertes par leur industrie.
Par son activisme, Arnaud Montebourg a sifflé la fin du désamour mais la situation est à peine stabilisée: la bonne volonté ne suffit pas. Avec son programme de stabilité pour 2014-2017, approuvé mardi 29 avril par une majorité des députés, le gouvernement vient à la rescousse avec de nouvelles baisses de cotisations et des allègements fiscaux pour alléger le coût du travail. Car il y a urgence.
«On va vers un désastre industriel»
Pourtant, il y a bien longtemps que des cercles de réflexions comme le laboratoire social d’action et d’innovation Lasaire ont appelé à une prise de conscience «d’un risque durable de décrochage de l’industrie française». Le part du secteur manufacturier dans la valeur ajoutée en France a baissé de 22% à 16% entre 1999 et 2008, soit une chute deux fois plus importante que dans l'ensemble de la zone euro (de 25,5% à 22,4%).
En 2011, l’économiste Patrick Artus jetait un pavé dans la mare avec son livre La France sans ses usines, déclarant:
«Si on ne fait rien, on va vers un désastre industriel.»
Quelques mois plus tard, un autre économiste, Christian Saint-Etienne, lui faisait écho dans France, état d’urgence.
Tous ont prêché dans le désert: en 2011 selon le rapport Gallois, la valeur ajoutée industrielle a encore reculé, tombant à 12,6% de la valeur ajoutée nationale. La Fondation Concorde enfonce le clou: à un tel niveau plancher, la part de cette valeur ajoutée industrielle dans l’économie nationale situe la France à la 17e position européenne, juste avant Chypre mais derrière la Grèce!
L’industrie, à l’origine de 18,4% du PIB français en 1990, ne représentait plus en 2013 que 11,5% des richesses produites, entraînant dans sa chute les entreprises, dont la mortalité au cours de ces dernières années a été deux fois plus élevée que le nombre des créations.
Piège du débat sur l'euro
Plutôt que d’agir efficacement sur les coûts, les dirigeants français ont préféré alimenter le débat sur l’euro, sa surévaluation et l’éventuelle sortie de la France de la monnaie européenne, tombant dans le piège tendu par le Front national. Ce dernier a utilisé cette polémique pour alimenter son fonds de commerce, comme devraient le montrer les résultats des prochaines élections européennes.
C’est oublier que, si elle se plaçait en dehors de l’euro, la France verrait le coût de ses importations –notamment d’hydrocarbures et de matières premières– exploser. Cela pénaliserait le pouvoir d’achat des ménages, donc la consommation, et les coûts de fabrication, annulant les gains de compétitivité à l'export.
C'est oublier aussi que, entre 1999 et 2008, les exportations françaises ont perdu 30% de leurs parts de marché, soit deux fois plus que l’Italie avec la même monnaie. Et que le volume des ventes à l’étranger ne représentait plus en 2008 que 35% des exportations allemandes, contre 56% en 2000.
L’euro? Un casse-tête, certes, mais aussi un bouc émissaire! Si les exportations intra-européennes sont passées de 13% en 2000 à 9% en 2010, alors que l’effet monétaire est neutre s’agissant d’échanges à l’intérieur de la zone euro, c’est bien que le décrochage de la France ne tient pas à la seule monnaie, a souligné l’Institut de l’entreprise.
Malgré tout, les mesures pour restaurer la compétitivité ont été sans cesse repoussées. Certes, il n’y a pas que l’abaissement du coût du travail qui doit être pris en considération: la stratégie des marques et leur politique de gamme a aussi son importance, tout comme la gouvernance des entreprises.
L’accord sur l’emploi conclu en janvier 2013 allait aussi dans la bonne direction en introduisant de la souplesse et des marges de négociations. Et des méthodes pour faire renaître une ambition industrielle sont maintenant proposées, qui complètent l’impulsion voulue par le chef de l’Etat lorsqu’il a présenté les «34 plans de reconquête» concoctés avec le Conseil nationale de l’industrie.
Facteur coût déterminant
Mais la communication ne suffit pas, car le facteur coût est malgré tout déterminant. Le Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) mis en place par Jean-Marc Ayrault fut une première disposition forte, mais avec un effet à retardement pour ménager les comptes publics. On a vu le résultat l’an dernier sur l’emploi: nul. Cette année, il devrait être plus probant.
Il fallait aller plus loin encore. Le programme de stabilité porté par Manuel Valls et son ministre des Finances Michel Sapin prévoit donc que, hors des cotisations chômage, il n’y aura plus de cotisation Urssaf au niveau du Smic dès l’an prochain. Comme l’avait promis François Hollande, les cotisations familiales seront allégées pour les salaires jusqu’à 3,5 Smic. Si on ajoute les dispositions prises pour les indépendants, ce sont 10 milliards d’euros supplémentaires qui viendront s’ajouter aux 20 milliards du CICE entre 2014 et 2017.
Sera-ce suffisant pour relancer la machine à créer de l’emploi dans les entreprises? Les résultats ne pourront être immédiats. Si Michel Sapin table sur 155.000 nouveaux emplois cette année, c’est surtout grâce aux emplois aidés –l’emploi privé devant prendre le relais à partir de 2015.
Mais il faudra bien compenser le manque à gagner pour l’Etat des recettes fiscales qui ne rentreront plus, et en même temps enrayer la dérive de la dette, qui génère près d’une cinquantaine de milliards d’euros d’intérêts chaque année. D’où les économies supplémentaires qui portent l’effort du programme de stabilité à 50 milliards d’euros. Le but n’est pas de plaire à la Commission européenne, mais de sortir d’une spirale infernale.
Effet boule de neige
La baisse des coûts, qui restaure la compétitivité et l’emploi, est une politique à long terme beaucoup plus crédible. La relance de l’industrie peut avoir un effet boule de neige, non seulement par les emplois directs qu’elle peut générer, mais aussi chez les multiples entreprises de services à l’industrie qui sont ses prestataires.
Toutefois, cette relance ne se décrète pas: elle a besoin de compétitivité pour que les carnets de commandes se remplissent, créant une aspiration sur le marché de l’emploi. C’est le mécanisme d’une politique de l’offre.
Mais pour éviter une rupture trop brutale avec la politique de la demande qui entretient le pouvoir d’achat par des prestations qui sont autant de salaires différés, l’Etat doit réaliser des économies afin d’honorer le versement de ces prestations. Quitte à les geler provisoirement, comme le point d’indice des fonctionnaires, les retraites ou les dépenses de santé.
Autant de mesures qui ne peuvent être qu’impopulaires, mais que l’urgence rend incontournables. Toute l’économie en dépend. Il s’agit maintenant de jouer sur les curseurs pour répartir les efforts afin de rendre l’austérité la moins injuste possible sans nuire à l’efficacité des mesures. C’est une forme de responsabilité que la politique va devoir redécouvrir.
Gilles Bridier