Économie

Tout le monde n'a pas connu l'open-space, une histoire du lieu de travail

Temps de lecture : 10 min

En 1880, moins de 5% des travailleurs américains avaient un emploi qui n’était pas manuel. Avec l'augmentation du nombre d'employés de bureau est venue la question de l’optimisation de l’efficacité, et dans certains cas, de l’optimisation du confort dans ce nouvel environnement de travail.

La silhouette d'une femme se reflète sur les vitres d'un immeuble de bureaux, à Pudong à Shanghai, en septembre 2011. REUTERS/Carlos Barria
La silhouette d'une femme se reflète sur les vitres d'un immeuble de bureaux, à Pudong à Shanghai, en septembre 2011. REUTERS/Carlos Barria

Cubed, Nikil Saval

Au début de son livre intitulé Cubed (littéralement, «encubé»), Nikil Saval décrit en détail l’histoire culturelle du développement du bureau comme lieu de travail au XXe siècle. Il présente l’image de l’employé de bureau bien habillé introduite par Walt Whitman vers 1856.

A cette époque, le travail non manuel représentait une minorité d’emplois à la campagne. Ceux qui passaient leurs journées à travailler dans un bureau étaient souvent sujets de moqueries. A commencer par Whitman, qui décrivait les employés de bureau comme «une génération de personnes menues, voûtées, aux jambes minuscules, à la mine blafarde et à la poitrine creuse, [...] tirées à quatre épingles et chics avec leurs bottes bien cirées et leurs chemises bien propres (arborant parfois de petits motifs extraordinaires qui donnent l’impression qu’elles sont couvertes d’insectes!), leurs pantalons serrés, leurs bretelles (qui semblent être de nouveau à la mode), leurs cravates extravagantes et leurs cheveux pleins d’huiles luisantes et dégoutantes».

Il suffit de transposer quelques-uns (et juste quelques-uns) des changements de mode décrits dans ce passage pour obtenir l’image du parfait hipster ou banquier tendance au look très travaillé qu’on peut apercevoir au bureau de nos jours.

Qu’on conserve ou non la moquerie (la description est peut-être bien plus proche de notre réalité que ce qu’on voudrait bien admettre), le discours de Whitman est sans aucun doute toujours d’actualité. Le livre de Saval met l’accent sur les transformations qui se sont produites quand ces employés fébriles et filiformes ont commencé à prendre le contrôle du monde, ou en tout cas quand la semaine de travail à horaires fixes est apparue.

En 1880, moins de 5% des travailleurs américains avaient un emploi qui n’était pas manuel, même si les chiffres étaient bien plus élevés (à hauteur de 20% à 40%) dans des villes comme Philadelphie, San Francisco et Boston. Avec le développement du commerce dans tout le pays, la demande en employés de bureau a augmenté. Et avec cette augmentation est venue la question de l’optimisation de l’efficacité, et dans certains cas, de l’optimisation du confort dans ce nouvel environnement de travail.

Et Robert Propst créa l'«Action Office»

Pour commencer, comme l’explique Saval, de nombreuses entreprises ont suivi l’exemple des usines en alignant les bureaux pour former de longues rangées de travailleurs. Et puis au début du XXe siècle, deux innovations sont apparues puis ont été recyclées et réinterprétées de différentes manières pendant le siècle suivant.

La première est arrivée grâce à Frederick Taylor, un consultant et théoricien qui avait pour but de supprimer toutes les sources d’inefficacité du lieu de travail et qui prônait une division extrême du travail pour remplacer le style plus fluide des anciens employés qui travaillaient dans des petits bureaux de quatre ou cinq personnes et qui étaient responsables d’un grand nombre de tâches variées.

Taylor a créé le rôle de manager. Comme Saval l’indique, «en séparant la connaissance des tâches basiques, [...] l’idéologie du taylorisme préconisait une division du lieu de travail, autant pour l’espace que dans la pratique, avec un groupe de managers pour s’assurer que le travail était bien fait et que les employés étaient appliqués».

Même si de nos jours, certaines entreprises, et surtout celles de l’industrie technologique, ont essayé de se diriger vers des modèles non hiérarchiques qui reconnaissent les avantages apportés par des temps de repos et de création, la plupart emploie toujours un système hiérarchique dont l’objectif principal est l’efficacité. Cette volonté d’obtenir des employés avec une capacité de production maximale a probablement atteint son paroxysme avec l’invention de l’«Action Office» de Robert Propst dans les années 1960.

L’Action Office était une conception nouvelle de l’espace qui consistait à juxtaposer différents espaces de travail comprenant un bureau pour travailler assis ainsi qu’une planche à dessin un peu plus large sur laquelle on pouvait travailler en restant debout. La deuxième version de l’Action Office de Propst, créée à la suite du manque de succès de la première sur le marché du travail, comprenait des cloisons de différentes hauteurs réparties dans le bureau.

Les idées de Propst ont été accueillies avec enthousiasme et saluées pour avoir enfin permis aux entreprises «d’atteindre l’utopie de travail qu’elles nous avaient toujours promise». Comme Saval l’écrit:

«La plupart des plans de bureau visent à garder les gens à leur place; l’Action Office a mis l’accent sur le mouvement, en respectant ainsi la pensée ergonomique à laquelle Propst s’intéressait depuis des années: le mouvement du corps assiste et correspond au mouvement ininterrompu des esprits créatifs des employés de bureau.»

Les résultats, en revanche, n’ont pas été radicaux. L’Action Office qui était censé libérer les travailleurs et leur permettre de se déplacer sur leur lieu de travail a en fait directement conduit à la prolifération d’une conception plus étouffante du bureau: le cubicle (ou «bureau à cloisons»).

Comment ça passe dans les bureaux sans patron?

On retrouve la même ironie dans presque toutes les histoires de grandes conceptions que Saval décrit. Dans Cubed, on découvre «le rêve d’un bureau meilleur», mais cette expression et d’autres dans le même genre deviennent vite comiques quand on se rend compte du peu de progrès qui ont été faits pour changer ce rêve en réalité.

Ça ne veut pas dire que rien n’a changé dans la vie du bureau au siècle dernier. Saval insiste sur le fait que pendant la plus grande partie du XXe siècle, les bureaux n’étaient remplis que d’hommes blancs, une réalité bien malheureuse qui s’est lentement inversée. Mais si la diversité des employés est plus importante, les changements concernant les méthodes de travail sont restés superficiels, malgré tous les espoirs des Taylor et des Propst de ce monde.

Dans un article du New York Magazine paru en 2013, Matthew Shaer a écrit à propos de la nouvelle tendance des bureaux sans patron, où les embauches et les renvois sont gérés par consensus et où des équipes s’occupent de projets avec peu sinon aucune supervision hiérarchique.

La notion semble révolutionnaire, mais tout comme l’écrit Shaer, les résultats sont loin de l’être. Shaer raconte avoir observé un groupe de travailleurs chez Menlo, une des entreprises qui ont essayé la théorie du «bureau mis à plat». Il s’est rendu compte que «même si l’équipe de travail de Menlo est clairement égalitaire, dans les faits, un leader s’est rapidement démarqué et tous les autres l’ont suivi».

Mais comme le précise Shaer plus tard, ça ne veut pas dire que le projet a échoué:

«Le triomphe du bureau mis à plat est peut-être dans la création d’un environnement de travail dans lequel les leaders peuvent rapidement se démarquer, et où les employés ressentent un sentiment d’appartenance, qu’il soit réel ou imaginaire.»

Pour un travailleur qui parvient à s’intégrer chez Menlo, le processus est moins oppressant, mais une hiérarchie finit toujours par se mettre en place quoi qu’il arrive. D’un point de vue extérieur, la méthode de travail ne change pas tant que ça.

Peu importe le lieu de travail (un cubicle, un ancien entrepôt réaménagé en open space, un café...) ou la liberté individuelle qu’on tire de notre travail, il existe une constante sous-jacente dans le travail de bureau. Il se base sur des blocs de construction simples et similaires: des missions, des projets et des délais à tenir, et avec un peu de chance, une journée de huit heures.

Le fantasme du freelance

Le basculement vers le travail en freelance n’est pas aussi spectaculaire au quotidien que ce qu’on pourrait croire de l’extérieur. D’ailleurs, la première chose qu’on apprend quand on travaille en freelance, c’est que la liberté que cela implique tient plus du fantasme que de la réalité.

C’est une expérience similaire à la scène de Quand Harry rencontre Sally dans laquelle Sally explique la fausse raison qui fait qu’elle ne veut pas avoir d’enfants avec son compagnon:

«Avec Joe, quand on en parlait, on se disait qu'on avait une chance folle de vivre une vie de couple si fantastique: on pouvait faire l'amour dans la cuisine, par terre, sans avoir peur que rappliquent les gosses.»

Mais bien sûr, ils ne l’ont jamais fait. Travailler en freelance permet de prendre quelques jours en milieu de semaine et de faire une pause bière dans l’après-midi. Mais il reste toujours 40, 50 ou 60 heures de travail à fournir par semaine qui ne vont pas se faire en partant du principe qu’on peut faire la grasse matinée le mercredi juste parce qu’on n’a pas de patron qui nous attend au bureau.

Bien sûr, les nouveaux actifs connaissent de vrais changements de nos jours et la plupart de ces changements n’augurent rien de bon pour ces travailleurs: une diminution de l’influence des syndicats dans le secteur privé, un encouragement des étudiants à choisir une voie par vocation et à éviter les longues études, ainsi qu’un nombre record de personnes qui travaillent en freelance ou comme intérimaires (jusqu’à 30% des travailleurs en 2006, et sûrement bien plus aujourd’hui).

Mais l’aspect troublant de ces changements n’a pas grand-chose à voir avec les théories de management ou de conception de l’espace, il ne concerne ni l’endroit ni la méthode de travail, qui sont les sujets principaux de Cubed. Ce qui est inquiétant pour l’avenir des travailleurs, c’est cette perte de stabilité qui semble irréversible et l’idée de plus en plus répandue qui dit qu’on ne peut pas compter sur un emploi pendant plus de quelques mois.

Saval évoque ce futur incertain à la fin de son livre. Les changements récents, avance-t-il, suggèrent que «l’idée de carrière qui a défini l’employé de bureau pendant des générations [...] est en train de disparaître, et un nouveau genre de travail, bien que pas encore défini, va le remplacer».

C’est une conclusion irréfutable, mais une conclusion à laquelle le reste de Cubed ne nous avait pas préparés. Saval entame son livre en précisant dans une note de bas de page qu’il a choisi d’ignorer le «monde du travail en général», autrement dit, précisément ce qu’il nous faut connaître pour comprendre l’avenir de l’employé de bureau, ou pour entrevoir ce à quoi les emplois du futur pourraient ressembler si les bureaux sont bel et bien en passe de perdre leur position de lieu de travail le plus répandu.

En revanche, si Cubed n’est pas le meilleur des textes prophétiques, il offre dans ses meilleurs passages un aperçu de ce qu’on pourrait bien être en train de perdre. A un moment, dans l’un des nombreux exemples qui font référence à la culture pop utilisés dans le livre, Saval évoque Tom Rath, le personnage principal d’un roman de 1955, The Man in the Gray Flannel Suit. A la fin de l’histoire, ce manager refuse «un poste de cadre pour pouvoir travailler moins et passer plus de temps avec sa famille (tout en ayant un salaire suffisant pour entretenir une grande maison dans une banlieue bourgeoise du Connecticut)».

D’un côté, Rath représente une époque révolue, dans laquelle les postes de manager permettaient à de nombreuses personnes de vivre une confortable petite vie de classe moyenne. Mais la décision de Rath nous semble aussi lointaine pour des raisons qui dépassent l’état de l’économie ou le marché du travail.

Des gens obsédés par le boulot

De nombreux Américains de la classe moyenne échouent lamentablement quand il s’agit de dresser des barrières entre le travail et la vie privée, ce qui est exactement ce que Rath choisit de faire quand il refuse sa promotion. Le fait que nos vies soient définies par le travail est une notion très répandue dans notre culture, ancrée en nous dès le plus jeune âge, quand on nous demande ce qu’on veut faire plus tard; confirmée ensuite par les tests d’orientation au lycée qui nous informent sur la carrière la plus adaptée à notre personnalité; puis installée à jamais par le choix d’un sujet d’études à l’université.

Les hommes et les femmes qui peuplent l’histoire de Saval sont tous obsédés par le travail. Ils sont théoriciens, innovateurs ou consultants. Des gens qui s’attaquent au problème de l’insatisfaction des employés d’une seule manière: en essayant de rendre leur travail aussi confortable que possible.

Pourtant, la plupart d’entre nous ont déjà eu des emplois qui ne sont pas satisfaisants, peu importe les avantages qu’ils comprenaient. Quand j’étudiais à l’université, j’ai passé un été à travailler dans un supermarché. Je me souviens encore des journées interminables et des collègues abattus, à l’exception d’un chef de département (un genre de Tom Rath, en fait) qui avait passé des années dans l’entreprise mais qui pourtant conservait encore une incroyable énergie qui était très différente de celle des autres employés avec la même ancienneté.

La raison de cet enthousiasme m’est apparue très claire quand nous avons discuté de Don DeLillo, de journalisme et d’autres choses qui n’avaient rien à voir avec le fait de ranger des produits sur des étagères. Toutes ces activités privées avaient sans aucun doute beaucoup plus d’importance à ses yeux que son travail.

Si le marché du travail doit rester aussi imprévisible et incertain que ce que nous observons actuellement, alors le fait de placer toutes nos attentes émotionnelles dans notre vie professionnelle va devenir de plus en plus insatisfaisant.

Bien sûr, ça ne veut pas dire qu’il faut se désintéresser du chômage ou du grave problème de sous-emploi qui affectent tant de monde autour de nous. Mais en lisant Cubed, on se rend compte que les travailleurs d’il y a vingt, cinquante ou cent ans souffraient des mêmes difficultés liées au lieu de travail que celles qu’on connaît de nos jours.

Cela devrait nous pousser à essayer de changer l’histoire que nous racontons, à retirer le travail du modèle idéal de notre vie quotidienne. D’ailleurs, c’est encore Lester Freamon, dans The Wire (Sur écoute, en français), qui le dit le mieux:

«Ce n’est pas le boulot qui te sauvera.»

Ce à quoi je me permets d’ajouter: surtout pas dans cette économie.

Tomas Hachard

Traduit par Hélène Oscar Kempeneers

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