«Y en a marre! Y en a marre!» «Pouvoir Assassin!» «Non au 4e mandat!» Au cours des mois passés, pas une semaine sans que ces slogans ne soient entendus, pas une semaine sans que des membres d’un groupe, d’un parti, d’un syndicat, d’une association n’y manifestent leur colère contre le pouvoir en place.
Que ce soit place Audin, au cœur de la capitale, haut-lieu des manifestations algéroise. Que ce soit place de la Grande Poste, à quelques mètres de là, autre lieu mythique de la protestation. Que ce soit un samedi, avec des militants islamistes qui exigent plus de libertés. Que ce soit un dimanche, avec des étudiants et des jeunes diplômés qui veulent du travail et de meilleurs salaires. Ou que ce soit mercredi, avec des militants du mouvement citoyen Barakat contre le 4e mandat du président sortant AbdelAziz Bouteflika, qui devrait pourtant être réélu.
Et encore, on ne parle que d’Alger où les manifestations sont interdites par la loi et des escadrons de policiers cadrent les rues. Ailleurs, dans le pays, tout le monde manifeste. Tout le temps. Les chômeurs, les policiers en retraite, les familles des disparus de la guerre civile, les kabyles, les ouvriers de la Sonatrach, le géant de l’hydrocarbure, les Chaouis, les demandeurs de logement sociaux, les artistes, les syndicalistes, et bien sûr les partis politiques de tout bord.
Capitale de la manif
Marches. Sit-ins. Grèves de la faim. On manifeste. Et pas seulement en période électorale, mais toute l’année. Selon le journal El-Watan, on a relevé «plus de 6.500 protestations de rue et 1.500 grèves» en 2013. Presqu'autant qu’en 2012 et 2011, année record, effet probable des printemps arabes.
«Il y a un profond malaise social. Les gens ont compris que leur seul moyen d’arracher leurs droits, c’est de manifester, de bloquer des routes, de faire des sit-ins», explique Yacine Zaid, membre de la Ligue algérienne des droits de l’homme (LADDH). «C’est un pays où le pouvoir ne répond pas aux attentes des populations», souligne de son côté Ali Benflis, ex-Premier ministre et candidat à l’élection présidentielle.
«Le pouvoir voit dans ce genre de manifestations une main de l’étranger. Ça fait rire. Il n’y a aucune main de l’étranger. Il y a une non-prise en charge des problèmes des citoyens.»
Et de poursuivre:
«Les gens veulent un meilleur enseignement, ils protestent. Ils veulent une prise en charge de l’entretien des routes, ils manifestent. Ils ne sont pas raccordés à l’eau, ils protestent. Ils n’ont pas d’électricité ou de l’électricité très cher, ils manifestent. Ils votent pour leur maire ou pour leurs élus et trouvent que des urnes sortent d’autres noms qu’ils ont choisis, ils protestent. C’est l’addition de tout cela qui fait le ras-le-bol.»
Avec l’Afrique du Sud, l’Algérie est devenue la «capitale» de la manifestation sur le continent africain, voire au monde. Seulement, cette colère sociale ne s’exprime que sous forme d’actions éparses, menées en rangs dispersés, par de petits groupes isolés, sans concertation ni mobilisation générale. En cause, la capacité du pouvoir algérien à infiltrer, diviser et discréditer les mouvements protestataires, mais aussi une peur lancinante chez les Algériens, celle de voir les manifestations dégénérer et le pays sombrer dans le chaos, comme durant la guerre civile, dans les années 1990, avant l’ère Bouteflika.
La consigne: pas de débordements
«On ne veut pas d’un printemps arabe», «on a connu la décennie noire, vous savez», « rappelez-vous, 200.000 morts»: des phrases qui reviennent le plus dans la bouche des Algériens, y compris dans celle des manifestants et opposants au régime. Cette crainte de l’embrasement et des violences imprègne tous les esprits. Alimentée par le pouvoir qui se présente comme seule source de stabilité et qualifie les opposants de terroristes, avec des messages martelés sur toutes les ondes des télévisions proches du pouvoir.
«A chaque fois, c’est le même scénario, ils disent, c’est nous ou les islamistes, c’est nous ou le chaos», déplore Osmane, militant de Barakat à Bouira, en Kabylie. Alors dans la plupart des mouvements, la consigne est simple: pas de débordements, pas de violence. De la protestation pacifique. Pour préserver sa crédibilité, le mouvement Barakat prône par exemple «la révolution de la sagesse» selon les mots de sa porte-parole Amira Bouraoui, et cherche à tout prix à se démarquer des révolutions arabes.
Mais même s’ils le souhaitaient, la capacité des opposants à mobiliser les Algériens pour mener une protestation pacifique mais massive reste incertaine. Car si, en Algérie, on proteste beaucoup, on reste entre soi, chacun dans son coin. Pour le moment, la plupart des actions ne regroupe qu’une poignée de gens, quelques milliers tout au plus. Même les grands partis d’opposition peinent parfois à mobiliser, tandis que les manifestations de Barakat, pourtant médiatisées, restent minoritaires.
La semaine dernière à Bouira, ils n’étaient ainsi qu’une trentaine à manifester. «Le nombre n’a aucune importance», affirme Mohamed, militant de Barakat à Bouira. «Le premier but, c’est de casser le mur de la peur, cette peur du régime, des policiers, de la DRS», dit-il, avant de citer un proverbe algérien:
«Il vaut mieux être une poignée d’abeilles qu’un couffin de mouches.»
Une opposition très divisée
Selon les syndicats autonomes, longtemps à l’avant-garde de la «protesta», cette poignée d’abeilles grossit de jour en jour, mais la mobilisation reste lente et la bataille difficile pour regagner la confiance de la société civile. Le milieu syndical et associatif algérien demeure profondément divisé. Pire, il fait penser à un jeu de devinettes, où il faut apprendre à distinguer les groupes liés au pouvoir des autres mouvements, estampillés comme indépendants: il a y ainsi deux SNAPAP (syndicats autonomes), trois LADDH (Ligue des droits de l’homme), deux CNDDC (Comité de défense des chômeurs) et ainsi de suite...
«Le pouvoir a réussi à cloner les mouvements à coups de bakchichs et de campagnes de diffamation, explique Yacine Zaid de la LADDH. On a aussi une part de responsabilité. Il n’y a plus de repères pour la société civile. Il faut arrêter de créer de nouveaux mouvements et laisser nos divisions de côté.»
Pour Idir Tazerout, journaliste et membre de Barakat, il faut faire un «travail de proximité pour approcher» tous ces mouvements de protestation, disséminés à travers le pays. «Il y aura une convergence de tous ces “non”», promet de son côté Amira Bouraoui.
En attendant, le scénario a beau rappeler celui des pays voisins –système politico-militaire verrouillé, mécontentement social latent et un président âgé qui brigue un énième mandat, le printemps algérien ne semble pas pour demain, par peur d'un bain de sang.
Jeudi, Ali Benflis a dénoncé «un complot» et «une opération de fraude à grande échelle» lors du scrutin, et promis de demander justice. Mais son équipe hésite à faire descendre ses militants dans la rue et tenter d'allumer la mèche d’une manifestation générale pour défendre ces voix qu’il dit volées. Sarah, militante d’Ali Benflis, s'écrie:
«Nous, les jeunes, on est pour sortir dans la rue parce que là c’en est trop. On veut manifester, dans le but de renverser le pouvoir... Qu’ils partent. Qu’ils partent!»
Avant de tempérer:
«Mais on va attendre les directives, on va attendre.»
Comme elle, des millions d’Algériens ont choisi pour l’heure de patienter. Seulement au fil du temps, une partie des jeunes du pays risque d’en avoir assez d’attendre. A fortiori si Abdelaziz Bouteflika reste encore au pouvoir pendant longtemps...
Karine G. Barzegar