Économie

Euro: la fausse alternative entre monnaie unique et monnaie commune

Temps de lecture : 7 min

La question aurait pu –on serait même tenté de dire aurait dû– se poser il y a vingt ans. Aujourd’hui, casser l’euro ne conduirait pas à sauver l’Europe, mais à la casser elle aussi.

REUTERS/Syamsul Bahri Muhammad
REUTERS/Syamsul Bahri Muhammad

Elections obligent, les ouvrages se multiplient sur la construction européenne et un débat refait surface: l’euro doit-il rester une monnaie unique ou devenir simplement une monnaie commune? Fait troublant: il est repris à gauche comme à l’extrême droite.

Que l’on se pose des questions sur l’Union européenne en général et l’Union monétaire en particulier n’est guère surprenant après tout ce que l’on a vécu au cours des dernières années. Ne nous avait-on pas dit que l’Europe unie serait plus forte et qu’une monnaie unique nous aiderait à traverser les turbulences qui affectent l’économie mondiale à intervalles réguliers.

Or, que constate-t-on? Le monde a été violemment secoué en 2007-2008 par une crise financière venue des Etats-Unis et aujourd’hui ces derniers repartent de l’avant, leurs banques sont plus puissantes que jamais tandis que l’Europe sort de l’épreuve affaiblie, divisée, avec des Etats englués dans les dettes et les déficits.

Certes la construction européenne a tenu, mais au prix de lourds sacrifices demandés à la population et les lendemains ne sont pas près de chanter dans beaucoup d’Etats-membres. Cette crise a mis en évidence des faiblesses de l’Union monétaire que beaucoup d’économistes, américains notamment, avaient remarquées dès le début mais qu’on avait préféré ignorer, en se disant que l’essentiel était d’avancer et que les défauts de construction seraient progressivement corrigés.

De fait, dans l’urgence, au cours des dernières années, la «gouvernance» de la zone euro, pour employer un terme à la mode, s’est sensiblement améliorée; l’adoption par le parlement européen, le 15 avril, du mécanisme de résolution unique pour renflouer les banques en faillite est la dernière pierre apportée à l’édifice. Mais ces mesures ne font pas l’unanimité.

Rien ne sert, disent certains, d’essayer de consolider un édifice construit sur des bases malsaines. Mieux vaudrait repartir sur d’autres bases. En clair: le problème, ce n’est pas la façon dont l’euro est géré, c’est l’euro lui-même.

Sortir de l’euro made in Germany

C’est par exemple la thèse défendue par quatre consœurs et confrères (1) qui proposent de «casser l’euro pour sauver l’Europe». En résumé, disent-ils, cette union monétaire a été construite selon des règles imposées par l’Allemagne et selon sa conception libérale de l’économie. Au lieu de conduire à une Europe plus homogène, l’euro n’a fait que creuser le fossé entre les pays les plus performants sur le plan économique et les autres. Et, face à la crise, l’impossibilité de dévaluer leur monnaie n’a fait qu’accroître les difficultés des pays les plus fragiles.

Pour en sortir, il n’y aurait guère qu’une solution: abandonner la monnaie unique et faire de l’euro une monnaie commune. Sur le marché des changes, il n’y aurait qu’une seule monnaie, l’euro, qui serait échangée contre les monnaies des pays extérieurs à la zone euro. Et, dans cette nouvelle zone euro, il y aurait des monnaies nationales reliées à l’euro par un taux de change fixe mais ajustable, certaines pouvant être réévaluées, d’autres dévaluées selon des procédures déterminées à l’avance. Ainsi chaque pays pourrait avoir des taux de change et des taux d’intérêt adaptés aux besoins de son économie.

Tout cela est clairement expliqué, l’argumentaire est solidement étayé. En apparence, c’est parfait: il s’agit juste de procéder à une réforme technique dont la logique est évidente. L’Europe serait sauvée. Et ce ne serait pas un saut dans l’inconnu; le mécanisme nouveau qui serait mis en œuvre existe déjà sur le papier: il a été décrit de façon précise par plusieurs économistes, dont Frédéric Lordon.

Flanquer par terre la finance

Fort logiquement donc, on est amené à regarder ce qu’a écrit Frédéric Lordon dans La Malfaçon (2). Et là on s’aperçoit que la manœuvre qui serait à accomplir n’est pas purement technique. Il ne s’agit pas simplement de procéder à un aménagement des règles européennes, mais de les bouleverser complètement, dans une optique de gestion de l’économie radicalement différente de celle qui existe aujourd’hui.

Frédéric Lordon est sur ce point d’une clarté parfaite: «Il s’agit d’un bouleversement de structures. La sortie de l’euro dont on vient d’esquisser la trajectoire prend nécessairement ce caractère parce qu’elle flanque délibérément par terre la finance et que la finance est le cœur du capital». On passerait à un «pôle public unifié du crédit», qui pourrait ensuite être transformé en un «système socialisé du crédit dans lequel les banques retrouvent autonomie et localité». Bref, on changerait complètement de système économique.

C’est nécessaire, explique l’auteur, parce que, dans le cadre actuel, il n’est pas possible de mener des politiques de gauche. «Tout projet de transformation significative de l’euro est ipso facto un projet de démantèlement du pouvoir des marchés financiers et d’expulsion des investisseurs internationaux du champ de la construction des politiques publiques».

Un véritable changement est à ce prix. «La construction européenne présente, et spécialement son eurozone, n’est pas “conjoncturellement” de droite, comme le soutiennent encore les préposés à la dénégation, mais bien constitutionnellement». Les gouvernements ne peuvent mener que des politiques de droite, comme le fait le PS, qui est selon l’auteur une «droite modérée». «Ce qu’on appelle le “socialisme de l’offre” n’est en fait qu’un “socialisme de collaboration”; il est bien clair que le parti socialiste n’est plus de gauche».

Les mêmes mots que le FN, pas la même politique

Alors, évidemment, Frédéric Lordon n’apprécie guère qu’on lui rappelle que le Front national défend lui aussi l’idée d’une monnaie commune. Il est vrai que son projet politique n’a rien de commun avec celui de l’extrême droite. Au départ, il y a bien sortie de l’euro dans les deux propositions, mais ce qui devrait ensuite être construit dans un cadre national est complètement différent.

On peut d’ailleurs remarquer que le FN n’attache pas une importance particulière à cette idée de monnaie commune, qu’il cite juste comme cela à l’occasion parce que cela fait plus moderne, moins ringard, que d’évoquer un simple retour au franc, alors que c’est bien de cela qu’il s’agit.

Cela dit, le projet de monnaie commune de gauche n’est guère plus européen. L’objectif premier est sortir de l’euro. Pour le reste, on ne voit pas très bien comment cette monnaie commune pourrait se construire. D’abord Frédéric Lordon ne croit guère à la possibilité d’y associer l’Allemagne: «Une forme quelconque de “commun monétaire” qui ne se ferait pas à ses propres conditions étant impossible pour l’Allemagne, il faudra bien se résoudre, dans un premier temps au moins, à y penser sans l’Allemagne».

Ensuite la participation des autres pays européens à cette nouvelle aventure n’est pas évidente non plus. Elle supposerait que leurs gouvernements et leurs peuples (Frédéric Lordon est très attaché à la notion de souveraineté démocratique qui figure en sous-titre de son ouvrage) se rallient à cette idée. En fin de compte, le plus probable, au moins pour une assez longue période, serait un pur et simple éclatement de la zone euro sans aucune autre construction.

Un traitement de choc pour l’Europe…

Enfin, il paraît clair que la sortie de la sortie de l’euro, surtout s’il s’agit d’un pays du poids de la France, serait le début d’un véritable séisme qui emporterait toute l’Union européenne. Car cela réduirait à néant tout ce qui a été élaboré si difficilement au cours des dernières années (coordination des politiques économiques, union bancaire, etc.). On voit mal nos partenaires accepter de travailler en confiance avec nous sur un nouveau projet après que nous aurons joyeusement démoli tout l’édifice bâti au cours des dernières décennies.

… et même nos institutions

C’est pourquoi le choix entre monnaie unique et monnaie commune est un problème purement théorique. La question aurait pu –on serait même tenté de dire aurait dû- se poser il y a vingt ans. Aujourd’hui, casser l’euro ne conduirait pas à sauver l’Europe, mais à la casser elle aussi. Ce peut être une option: admettre qu’on s’est fourvoyé et qu’il faut tout reprendre à zéro sur de nouvelles bases.

Frédéric Lordon ne cherche pas à cacher que son projet est rude: «Il n’y aura donc pas d’autre alternative à la stagnation mortifère que le chaud d’une crise terminale». Il n’exclut pas des remous politiques violents, «car il faut être aveugle, borné ou totalement crétin pour imaginer encore que la moindre modification significative du système néolibéral puisse venir du jeu normal des institutions politiques présentes où, précisément, le système en question a trouvé un inexpugnable refuge.» Ce n’est pas du parlement qu’il voit venir le changement, mais de la rue.

Au moins, les choses sont claires: il ne s’agit pas de choisir entre deux formes d’organisation monétaire, mais entre le réformisme «crétin» ou la révolution. Mais peut-on exclure que cette volonté de provoquer une véritable crise ne débouche sur une révolution nationale à la sauce FN? Les économistes nous assurent que la destruction peut être créatrice, les historiens nous disent que la destruction d’un ordre établi peut conduire au chaos avant de déboucher sur un ordre nouveau. Certains jeux peuvent être dangereux.

Finalement, même si cela ne m’enthousiasme pas, je crois que je préfère être du côté des crétins.

Gérard Horny

  1. Casser l’euro pour sauver l’Europe, par Franck Dedieu, Benjamin Masse-Stamberger, Béatrice Mathieu et Laura Raim, Editions Les liens qui libèrent, 230 pages, 19 €
  2. La malfaçon, monnaie européenne et souveraineté démocratique, par Frédéric Lordon, Editions Les liens qui libèrent, 292 pages, 20,50 €
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