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Le problème de la Turquie, ce n'est pas Erdogan, c'est l'absence d'une alternative à Erdogan

Temps de lecture : 4 min

Dans un contexte où n’existe ni droite ni gauche, l’opposition a été successivement incarnée par l’armée, par l’Union européenne et par le mouvement Gülen. Et il est logique que le parti au pouvoir devienne un parti autoritaire.

Supporters d' Erdogan lors d'une manifestation à Istanbul, le 23 mars dernier. REUTERS/Murad Sezer
Supporters d' Erdogan lors d'une manifestation à Istanbul, le 23 mars dernier. REUTERS/Murad Sezer

Neuf mois après la violente répression des manifestants de Gezi, puis suite au déluge de révélations et de scandales contre Recep Tayyip Erdogan et son entourage à la veille des élections municipales, l’opposition semblait avoir un boulevard devant elle. Le Premier ministre turc n’avait pourtant pas trop à craindre. Il peut perdre des villes, même la plus importante d'entre elles, mais le reste du pays lui restera fidèle. L’un de ses atouts, l’une de ses forces, c’est justement la faiblesse de ses adversaires.

Le paysage politique turc actuel a été façonné par le coup d’Etat militaire du 12 Septembre 1980. En procédant à une refonte de la société et de ses institutions (la Constitution de 1982 est d’ailleurs toujours en vigueur), les putschistes n’ont pas seulement stoppé les affrontements meurtriers entre groupes d’extrême droite et d’extrême gauche.

Ils ont éliminé de la vie politique la droite et la gauche et autorisé une certaine «dose d’islam» dans la société estimant que cela ne représentait alors pas de danger, puisque les islamistes n’étaient pas impliqués dans les actes de terrorisme des années 70.

Trente-trois ans plus tard, les partis de droite et de gauche «classiques» n'existent toujours pas. Deux formations dominent la scène. L’AKP (parti de la justice et du développement), un parti «néo-islamiste» et conservateur tient lieu de droite. Son chef, Recep Tayyip Erdogan, a étudié dans un imam hatip (collèges religieux, dont le nombre s’est multiplié à la suite du coup d’Etat) et peut être considéré, paradoxalement, «comme l’enfant» du général putschiste Kenan Evren.

Quant au second parti, le CHP (parti républicain du peuple), il est encore largement étatiste, a longtemps été le bras civil de l’armée, laquelle se confondait avec l’Etat et s’en considérait la propriétaire. En phase avec les militaires qui vivaient en vase clos et craignaient de perdre leurs privilèges, le CHP a surtout défendu le statu quo et s’est opposé à l’intégration européenne.

Aujourd’hui, ce parti représente plutôt les Turcs vivant à l’ouest du pays, dans les milieux urbains et laïcs. Il attire une grande partie de la communauté alévie (qui pratique un autre islam, plus libéral et syncrétique que le sunnisme).

Son chef, Kemal Kılıçdaroğlu, lui-même kurde et alévi, a tenté de restaurer l’image sociale-démocrate du CHP, par ailleurs membre de l’Internationale socialiste. Pourtant, le parti n’a pas encore été capable de se renouveler en profondeur, de se déprendre de cette tradition volontariste républicaine, à l’origine de la révolution kémaliste de 1923, qui considère les masses populaires comme des objets à modeler plutôt que comme des sujets à part entière.

Et personne n’a oublié que le CHP a soutenu l’armée dans sa tentative de coup contre le gouvernement islamo-conservateur en 2007 avant, re-belote, d’appuyer l’establishment judiciaire l’année suivante lorsque celui-ci a cherché à interdire l’AKP au pouvoir.

En 2001, un an avant la victoire des islamo-conservateurs, le CHP a failli opérer sa mue sur l’intégration européenne. Mais à cause d’une clause sur Chypre, le président du CHP, Deniz Baykal, opère une volte-face quelques jours avant de tenir la conférence de presse dans laquelle il devait l’annoncer.

En revanche à la tête de l’AKP, son adversaire Recep Tayyip Erdogan utilisera l’Union européenne pour gagner en légitimité et se faire élire en 2002.

Hormis la lune de miel entre l’Union européenne et le Premier ministre turc à propos du démantèlement de la tutelle militaire, l’Union européenne a tenu lieu d’opposant au gouvernement AKP. Mais le côté «maître d’école» de Bruxelles, la multiplication de ses exigences (problème kurde, arménien, chypriote, liberté expression, etc) et la distribution de «bons» et «mauvais points» passe très mal dans l’opinion publique. L’Union européenne manque de relais politique à l’intérieur de la Turquie - mis à part les partis kurdes, actifs depuis trente ans mais à l’influence réduite sur le plan national en raison d’un mode de scrutin défavorable.

Ainsi donc après l’«arbitre ultime» que serait l’armée, ce fut au tour de l’Union européenne d’occuper cet espace politique vacant. Or sans une force politique et complice à l’intérieur, cette opposition de l'Europe à l’extérieur de la Turquie tourne dans le vide.

Un troisième acteur, au sein même de la galaxie islamiste, le mouvement Gülen, vient de prendre la relève de l’Union européenne dans ce rôle d’opposant. En dénonçant l’autoritarisme, la corruption et la politique étrangère du premier ministre turc et de son entourage, cet «opus déi turc» apparaît comme un adversaire sérieux de l’AKP, bien qu’il ne se présente pas aux suffrages des électeurs et ne le souhaite d’ailleurs pas.

Dans ce contexte où n’existe ni droite ni gauche, l’alternance est difficile comme si l’opposition avait été successivement incarnée non par des partis mais par l’armée, par l’Union européenne et par le mouvement Gülen. On comprend mieux dès lors que le parti au pouvoir devienne un parti autoritaire qui donne toujours la priorité au renforcement et à la survie de l'Etat dans lequel le citoyen n'a pas grande importance.

Mais avec la révolte de centaines de milliers de jeunes - et de moins jeunes - en juin 2013 à partir du parc Gezi puis dans tout le pays, et de nouveau en mars 2014, quelque chose a peut-être bougé. La mobilisation réprimée dans la rue a trouvé un prolongement politique sur les réseaux sociaux, à leur tour étroitement surveillés.

La dynamique interne qui avait manqué à l’Union européenne est-elle apparue? Peut-être. A condition par exemple que le CHP procède à son aggiornamento et devienne un vrai parti social-démocrate pro-européen ou que le nouveau «parti de la démocratie du peuple» (HDP), qui rassemble l’opposition de gauche et l’opposition kurde issues de Gezi au nom des valeurs européennes (pour les libertés individuelles, contre l’autoritarisme, etc) s’enracine véritablement dans le paysage politique. Ce qui devrait prendre au moins quelques années mais permettrait qu’existe enfin une alternative politique.

Ariane Bonzon

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