Économie

Les cartes de l'industrie automobile se déplacent

Temps de lecture : 6 min

Les constructeurs historiques occidentaux sont en difficulté face aux nouveaux acteurs des pays en développement et aux firmes nippones.

Depuis le 17 juillet, Tata, vénérable industriel et motoriste indien, commercialise sa Nano, la voiture la moins chère du monde (1 500 euros). La presse indienne la compare à la Ford-T ou la Coccinelle. Avec ses 624 cm3 et ses 35 chevaux, 105 km/h en vitesse de pointe, la Nano évoque plutôt la Fiat 500, dont le succès fut tout aussi phénoménal. 30 à 50 000 modèles seront vendus cette année sur le marché indien et le constructeur, qui table sur une demande latente et inassouvie de la classe moyenne indienne émergente, vise 250 000 véhicules produits par an en vitesse de croisière. Tata devrait être concurrencé par l'alliance de Renault-Nissan avec Bajaj, le constructeur du triporteur à coque mythique jaune ou orange, pour développer un projet de voiture ultra low-cost. La continuité stratégique est plus grande qu'il n'y paraît: dans le cadre de son partenariat avec Mahindra, constructeur indien historique de jeeps et de tracteurs, Renault fabrique déjà, avec plus ou moins de bonheur, des Logan, sa berline low-cost de type européen.

En Inde, 7% des familles sont motorisées. Avant la crise, on y fabriquait près de deux fois moins de véhicules qu'en France mais le marché y évolue rapidement. Les constructeurs indiens, comme Tata ou Maruti (n°1 avec 45% des parts de marchés), l'ont bien compris. Mais ils ne sont pas les seuls. Le second constructeur indien est désormais Hyundai, le principal motoriste coréen. Symétriquement, l'Inde est devenue en dix ans le quatrième marché du constructeur coréen.

C'est en effet en Inde, ou en Chine, que se manifestent les acheteurs d'aujourd'hui et de demain: ceux qui rêvent d'une voiture, n'en possèdent pas encore et peuvent maintenant choisir d'en acquérir. Le marché automobile chinois - entre 15 et 20% des ménages sont équipés en véhicule - est devenu le premier du monde et la marge de progression du taux d'équipement en auto reste très importante. Profitera-t-elle aux grands constructeurs historiques américains, européens et japonais grâce à leurs alliances avec des constructeurs locaux? Pas sûr. Avant la crise, la Chine était déjà le troisième pays producteur, derrière les USA et le Japon (passé au premier rang mondial en 2008). Près de cent constructeurs locaux se pressent en Chine, dont quinze d'envergure nationale, bientôt ramené à dix: GW, Great Wall Motor (ça ne s'invente pas!), SCAI, Shanghai automobile industry corp., DFM, Dongfeng motor corp., Chery...

La voiture n'a plus la cote

Quel symbole, quand les ventes dans les foyers historiques des constructeurs américains (GM, Ford et Chrysler), suédois (Volvo, Saab), français (Renault, Peugeot) s'évaporent... Même le district de Nagoya, qui respire au rythme japonais des 12 usines toyotistes, retient son souffle et relâche ses cols bleus. La crise économique révèle au grand jour ce qu'on subodorait: dans les pays anciennement industrialisés, la voiture n'a plus la cote (trop chère, trop polluante). Pour des pays qui ont fait de l'étalement urbain, de la dissociation des espaces de travail et de résidence, et de la circulation en voiture un mode de vie, voire une civilisation, le choc est rude. Dans un pays comme la France, où le salaire médian n'est pas tellement plus élevé que le Smic, faire entre 60 et 90 Km aller-retour chaque jour pour son trajet domicile-travail, l'achat, l'entretien d'un véhicule et le coût de l'essence en viennent à grever sérieusement le budget de ménages de plus en plus nombreux. C'est une véritable remise en question.

Pour les constructeurs anciens, elle est d'autant plus forte que leurs marchés historiques sont à la limite de la saturation: il y a au Japon et en Europe 600 véhicules pour 1.000 habitants et 800 véhicules pour 1.000 Américains. Dans ces pays encore prospères, mais de plus en plus inégaux socialement et démographiquement atones, les marchés automobiles étaient déjà des marchés de renouvellement, et de moins en moins d'équipement. En quelques années, le marché américain est passé de plus de 15 millions de voitures vendues par an à 10 millions.

L'expansion des nouveaux marchés émergents ne compense pas pour eux les effets des crises économique et environnementale: les constructeurs locaux y montent en compétence, en savoir-faire et en gamme. Pire, ils concurrencent avec acharnement les constructeurs historiques sur leurs propres marchés. Général Motors, qui vient d'être nationalisé par l'administration Obama après son dépôt de bilan le 1er juin dernier, était encore en 2007 le premier constructeur automobile mondial. Il détenait ce rang, que Toyota lui a ravi en 2008, depuis 1931. En ce début de siècle, avec Nissan et Honda, les trois constructeurs japonais fabriquent plus du tiers des véhicules achetés sur le sol américain. Au début des années 1960, GM détenait plus de la moitié des parts du marché américain.

Alternative tragique

Confrontées à cette révolution de la planète automobile, les dirigeants des pays anciennement industrialisés se sont trouvés face à une alternative tragique. Première possibilité: adopter la philosophie d'un darwinisme industriel; les constructeurs historiques, dans leur forme actuelle du XXe siècle, sont condamnés. Il est possible de ne pas entraver cette évolution et de mettre en place de vigoureuses stratégies de reconversions, de formation et de financement du chômage. Ce qui finit par se faire, sur la durée et à retardement dans la sidérurgie. Deuxième possibilité, celle qui a été choisie: subventionner le secteur pour sauvegarder, le plus possible et le moins mal possible, des emplois. Cette dernière, politiquement et syndicalement moins coûteuse, fait reposer la première phase du choc sur les salariés du secteur de la sous-traitance. Le marché du travail à deux vitesses semble survivre à la crise...

Nouveaux véhicules hybrides ou électriques pour clientèle aisée ou urbaine et soucieuse d'écologie; nouveaux véhicules low-cost pour classes moyennes émergentes des grands pays en développement et, bientôt, des classes appauvries ou pauvres des vieux pays anciennement industrialisés... La nouvelle géographie industrielle de l'automobile signale des phénomènes démographiques et culturels comme des choix politiques et entrepreneuriaux. Elle nous renseigne sur la diffusion et les routes de l'innovation technique. Si les délocalisations ou les implantations de filiales jouent un rôle, sur la durée néanmoins, on est frappé par la diffusion et l'appropriation de la technologie automobile par des constructeurs nouveaux. En quelques décennies, les constructeurs japonais, puis coréens se sont étendus sur l'ensemble des gammes et ont implanté des sites de production sur leurs marchés d'exportation.

On pourrait imaginer que l'embouteillage massif attendu dans les pays du sud aurait de quoi affoler les compteurs à CO2. Que nenni! En Chine comme en Inde, les constructeurs passent directement la vitesse technologique supérieure: celles des véhicules faiblement émetteurs en dioxyde de carbone. Ceux d'Inde le font en solo. Ceux de Chine en duo, par joint-venture avec les constructeurs historiques. GWM est sur le point de commercialiser sa voiture électrique, la GWKulla, à un prix défiant toute concurrence. Le géant de la batterie, BYD, termine les réglages de sa F3DM, une voiture hybride. Seuls parmi les vétérans, ceux du Japon ont déjà pris le virage des moteurs hybrides et électriques.
Aux USA, la Toyota Prius, sortie en 1997, a fait un tabac. La Honda-Insight, sortie en 1999, roule dans ses traces. Dans les deux cas, par alliance avec Panasonic. L'industrie japonaise est l'alcôve des amours entre grandes marques automobiles et grands noms de la batterie, NEC ou GS Yuasa. En 2015, avec trois millions de véhicules, les voitures à moteur hybride seront devenues 5% du parc automobile mondial.

Les constructeurs nippons sont également en train de tenter une percée dans le domaine des voitures totalement électrique. Mitsubishi Motors vend depuis quatre ans son modèle i-MiEV aux administrations et aux entreprises. Malgré toutes leurs contraintes (coût élevé, autonomie de 160 Km, temps de rechargement de 14 heures), 15.000 unités seront proposées dans le commerce aux particuliers en 2011.

L'Europe à la traine

Course en solo et avec retard à l'innovation, jeux de mécano industriel nationaux, subventions massives à courte vue et à contre courant: en Europe, ni les constructeurs ni les gouvernements ne font preuve d'imagination. Ce serait l'occasion ou jamais de concevoir une stratégie industrielle automobile mutualisée à l'échelle de l'UE. Ou bien de décliner sur un terrain bien concret et crucial les belles déclarations du G8+5 de l'Aquila sur le financement colossal de la R&D, la dissémination et le transfert de technologies dans le registre de la production d'une énergie faible en carbone.

Prenons nos dirigeants des pays les plus industrialisés et les plus émergents de l'Aquila au mot. Alors qu'on célèbre le 40e anniversaire des pas de l'Homme sur la lune et qu'il existe une station orbitale internationale, ils pourraient lancer ensemble au prochain G20 de Pittsburgh, en septembre, une plateforme internationale de R&D pour la voiture propre pour chacun et pour la planète. L'enjeu est tout aussi générique pour l'humanité que celui de l'exploration de l'espace: c'est celui de la mobilité pour tous. On a marché sur la lune, roulons donc avec la terre!

Sylvain Kahn

Producteur de Planète terre sur France culture, chercheur au Centre d'histoire de Sciences Po

(Photo: La chaîne de production du constructeur chinois Brilliance, Reuters)

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