Pendant plus de dix ans, le Venezuela a eu droit à l’émission de «télé réalité la plus réelle du monde», selon les mots du New York Times: le talk show dominical de Hugo Chávez Aló Presidente. Il s’agissait d’un long monologue télévisé de feu le «Comandante», qui commençait à 11 heures le dimanche et ne se terminait que quand Chávez avait fini de parler, durant parfois jusqu’à 8 heures d’affilée.
Assis à son bureau, ou installé parmi des foules d’admirateurs, celui-ci racontait les affaires de l’Etat, chantait, déclamait de la poésie, allant même jusqu’à partager avec son audience des anecdotes liées à ses troubles intestinaux. Il s’agissait en fait d’un «gouvernement en direct», que les plus hauts dignitaires du chavisme étaient invités à suivre pour se tenir au courant de la politique de Caracas. Il n’était d’ailleurs pas rare que le président prenne des décisions politiques spontanées devant les caméras de la Venezolana de television, comme d’envoyer des troupes à la frontière de la Colombie en 2008 –un incident diplomatique qui avait à l’époque failli devenir une guerre. En direct, donc.
Les Vénézuéliens ont toujours accès aux 1.600 heures d’enregistrements –et de propagande– qui continuent d’être diffusés sur la chaîne d’Etat. Mais il faut bien une relève. Et, de manière surprenante, ce n’est pas l’actuel Président Nicolás Maduro qui a hérité de l’émission.
Depuis le 10 février, date qui coïncide avec le début des manifestations anti-chavistes, c’est le président de l’Assemblée nationale vénézuélienne, Diosdado Cabello, qui a lancé son talk-show Con el Mazo Dando (traduction littérale: «à coups de massue», même s’il s’agit en réalité d’une référence à un proverbe sur le travail acharné).
Pour les fans de la série House of Cards, Cabello a été décrit par The Atlantic comme «le Frank Underwood du Venezuela»: vice-président de Chávez, il était second en ligne pour accéder à la présidence après le décès de celui-ci. Il chercherait maintenant à faire valoir son influence au sein de la majorité dans l’espoir d’éclipser Maduro.
Son émission constitue un exposé fascinant –et effrayant parfois– des affaires internes vénézuéliennes. J’ai donc regardé les premiers épisodes pour que vous n’ayez pas à le faire.
Divertissement 
Autant vous prévenir tout de suite, la Venezolana de television est loin d’être Canal+. Pas de plateaux scintillants, peu d’invités, quasiment pas d’images autres que celle du présentateur lisant ses notes, tantôt en costume, tantôt en survêtement dans le plus grand respect du code vestimentaire chaviste.
On dirait presque une parodie de «late night» show à l’américaine, tant les moyens sont limités. Comme pour Aló Presidente, l’émission se résume à une longue diatribe de Cabello sur la politique actuelle, quoique la durée soit plus modeste: deux heures seulement.
Mais n’est pas Chávez qui veut, et ces deux heures se font vraiment sentir. Une aubaine, donc, qu’il n’y ait plus tellement d’autres choix d’émission à regarder le dimanche à 11 heures du soir: depuis l’année dernière, il n’existe plus de grande chaîne d’opposition au Venezuela, Globovision ayant été asphyxié économiquement par des amendes de plusieurs millions de dollars, puis racheté par un groupe pro-Maduro.
Toujours est-il que le côté artisanal de Con el Mazo Dando en reste l’aspect le plus fascinant. Par exemple, au lieu de faire défiler des images à l’écran, Cabello s’empare de photos imprimées en grand format qu’il brandit aux caméras, souvent pour dénoncer un «ennemi du chavisme» duquel il a dégoté des photos incriminantes sur les réseaux sociaux.
Capture d’écran de l’émission du 18 mars 2014
Capture d’écran de l’émission du 18 mars 2014
L’un des incidents les plus étranges demeure l’apparition «surprise» de Maduro lors de la première émission. Lors de la deuxième partie du programme, celui-ci fait semblant de passer dire bonjour, par hasard, puis commence à déblatérer sans micro pendant plusieurs minutes.
Etant donné la rivalité entre Cabello et Maduro, la production n'avait peut-être pas prévu de donner la parole au chef de l'Etat... Mais le résultat est particulièrement bizarre, et difficilement intelligible.
Photo officielle de la première émission du 10 février
A noter, tout de même, de vrais efforts créatifs. La première émission, encore une fois, s’ouvre sur une chanson pour Chávez chantée par la fille de Cabello, Daniela.
Le clip alterne entre des images de la jeune fille en studio et d’anciennes vidéos du «Comandante», l’une d’entre elles montrant le président voler un biscuit d’un petit garçon pour le manger. Séquence nostalgie.
Depuis, le Venezuela a eu droit à d’autres interludes musicaux, comme un concert de l’orchestre symphonique des jeunes Simon Bolivar, dont la musique était bien entendu illustrée par des images de Chavez.
Malgré le côté kitsch et donc forcément séduisant de l’émission, le tout reste beaucoup trop long et monotone pour qu’on fasse vraiment attention au contenu. Et c’est dommage…
Contenu 
... Car, en soi, le contenu de Con el Mazo Dando mérite l’attention de son audience. C’est l’émission qui permet le mieux de comprendre le climat politique actuel au Venezuela –pour peu que les spectateurs se rendent compte qu’ils sont face à de la propagande télévisée.
Imaginez une seconde ce que donnerait une émission hebdomadaire présentée par Jean-Marc Ayrault, bourrée d’hommages musicaux et autres à François Mitterrand.
Imaginez François Hollande arriver sur le plateau pour partager le contenu des écoutes téléphoniques de Nicolas Sarkozy en direct, accusant l’UMP de fascisme à tout bout de champ.
Con el Mazo Dando, c’est un peu ça, façon vénézuélienne.
Dès le premier épisode, Cabello y va très fort. L’ancien candidat présidentiel Henrique Capriles, pourtant considéré comme un membre modéré de l’opposition, est traité d’«assassin fasciste». Les membres plus radicaux de la droite vénézuélienne, comme le leader incarcéré du groupe «La Salida», Leopoldo López, sont tout bonnement présentés comme des «fous».
Et puis il y a aussi cette énormité, énoncée en direct: «une majorité écrasante a élu le camarade Nicolás Maduro», bien que les résultats de la dernière élection aient été particulièrement serrés –50,66% pour Maduro contre 49,07% pour Capriles. Peut-être Cabello a-t-il été marqué par le graphique très parlant de la Venezolana de television au moment des scores finaux:
Capture d’écran du site de la Venezolana de Television le 15 avril 2013, en toute objectivité
Au fur et à mesure des émissions, et alors que les manifestations se propagent dans le pays, le ton de Cabello devient plus accusateur, à la limite de la délation. Le 25 février, le président de l’Assemblée nationale explique ainsi que «ce qui est en train de se passer est un coup d’Etat financé par les gringos des Etats-Unis». Une grande partie du talk-show est consacrée à ce qu’il appelle des «dénonciations». Une liste de noms de personnes liées à l’opposition, dont il va jusqu’à donner le numéro de téléphone ou l’adresse mail.
Bien entendu, pas de présomption d’innocence pour Leopoldo López, actuellement en prison pour incitation à la violence sans avoir encore été jugé: Cabello l’accuse de la mort d’Elvis Duran, étranglé par un fil tendu dans la rue par les manifestants, alors qu’il essayait de passer à travers la foule en scooter. López n’était pas présent, mais il «est responsable de tout ça, explique Cabello. Comment pouvons-nous le libérer?»
Les manifestants décédés, eux, ont été assassinés par leurs proches, et non la police, continue-t-il. C’est le cas d’Alejandro Marquez, dont le compte Twitter semble –d’après Cabello– révéler son appartenance à un groupe paramilitaire financé par l’ancien président colombien Alvaro Uribe (l’autre bouc émissaire des chavistes). «Ce monsieur a été tué par ses camarades», déclare-t-il montrant une photo du groupe en question. Peu importe, bien évidemment, que cette dénonciation ait été niée sur CNN par la famille de l’intéressé.
Il va sans dire qu’aucune émission ne donne la parole à un membre de l’opposition. Les seules interviews diffusées montrent des supporters de Maduro, furieux contre les manifestants. «Le pouvoir populaire soutient les actions du gouvernement contre les manifestants dans l’Etat de Tachira», annonçait une bannière lors du premier épisode.
Aujourd’hui, le gouvernement de Caracas est contraint d’admettre que certains abus policiers ont eu lieu pendant les manifestations.
Ce qui est effrayant dans ce contexte, c’est que l’opposition n’a pas de droit de réponse. Les leaders de droite postent leurs vidéos sur Internet, mais l’audience est évidemment réduite. Les Vénézuéliens qui n’ont pas accès aux chaînes du câble n’ont donc accès qu’à une version entièrement subjective de la réalité. Tout ça, dans un régime qui se prétend démocratique.
Décor(s) 
Impossible de passer outre l’art du détail cultivé par les décorateurs du plateau de Con el Mazo Dando. Une statuette en bronze de Simón Bolívar délicatement posée sur le bureau de Cabello, sur fond d’images pixellisées de Chávez et Bolívar...
Tout est là pour encourager le culte de la personnalité. Chávez est maintenant idolâtré au même titre que le Libertador de l’Amérique Latine. (A remarquer aussi, la mini constitution du Venezuela, dernier accessoire en date sur le plateau de l’émission.)
Capture d’écran de l’émission du 17 février
Verdict 
A regarder, ne serait-ce que que pour se rendre compte de la manipulation médiatique à l'oeuvre au Venezuela. Si la presse écrite demeure plus ou moins libre, et en grande partie tenue par l’opposition, la télévision appartient aujourd’hui au gouvernement. Celui-ci a d’ailleurs le droit d’accaparer l’antenne pour faire des «déclarations d’importance nationale», auquel cas le message est diffusé sur toutes les chaînes sans exception.
Peut-être vaut-il également la peine de se familiariser avec Diosdado Cabello, auquel l’émission sert de marche-pied dans le but d'être un jour président à la place du président. Maduro a rétorqué, depuis le début de Con el Mazo Dando, avec sa propre émission de radio, En contacto con Maduro (en contact avec Maduro).
Daphnée Denis