La démarche reste encore minoritaire, mais le mouvement s’accélère. Alors que, début février, les actionnaires de Libération ont annoncé vouloir transformer le siège historique de la rue Béranger en «Flore du XXIe siècle» avec, entre autres, l’ouverture d’un restaurant et d’un bar –provoquant le lendemain la une désormais célèbre «Nous sommes un journal», devenue un Tumblr– plusieurs journaux dans le monde ont déjà franchi le pas.
C’est le cas à Londres, où le magazine Monocle et le quotidien The Guardian ont ouvert leur café en 2013, respectivement en avril et en mai. L’un, situé dans le cœur du Londres bobo, affirme sa croyance dans le papier. L’autre, dans l’Est londonien, se veut «tech-friendly».
Si les deux titres ont une stratégie, une taille et une réputation différentes, l’ouverture de ces cafés correspond à un objectif commun: faire briller leur nom devenu marque en l’inscrivant dans une certaine modernité et diversifier leur modèle économique. Mais surtout, trouver de nouveaux lecteurs et les fidéliser autour de l’idée de l’appartenance à une communauté.
Incarner le «journalisme ouvert»
«Cela fait longtemps que j’ai la conviction qu’un média quotidien, un hebdomadaire ou un mensuel, peut bien réussir avec la culture d’un café, car celui-ci est un hôte, un animateur en quelque sorte», explique le fondateur et rédacteur en chef de Monocle, Tyler Brulé. Son magazine –qu’il a lancé en 2007 après avoir vendu sa participation dans le chic WallPaper*– est dédié au design, au business et aux voyages et s’adresse à une catégorie ultra CSP+.
Après l’ouverture d’un premier café à Tokyo, il a récidivé dans la capitale britannique avec ce lieu à l’image de son titre: chic et trendy. On y découvre les derniers numéros de Monocle, les produits dérivés (carnets, cartes postales, etc) mais également un ouvrage récemment publié par la marque.
Du côté du Guardian, l’ouverture d’un café ne fut qu’une étape supplémentaire dans la mise en place de sa «digital-first strategy» initiée en 2011. Situé dans ce que l’on appelle le «Silicon Roundabout», ce rond-point du quartier de Shoreditch dédié aux nouvelles technologies qui rêve de rivaliser avec la Silicon Valley, ce café éphémère –installé dans une sorte de centre commercial constitué de pop-up stores logés dans des conteneurs– s’appelle le #GuardianCoffee.
Les journalistes tech du Guardian ont chacun leur compte Twitter inscrit sur la devanture. A l’intérieur, ils tournent parfois des vidéos, enregistrent des podcasts ou animent des débats, auxquels participent geeks, entrepreneurs et curieux.
Deux philosophies différentes donc, mais une même volonté de réaffirmer son identité.
Quand Monocle indique dans une brochure publiée à l’occasion de ses sept ans que son café «aide à souligner (qu’il) est avant tout sur du tactile et du tangible, pas seulement des cliques et des écrans», le #GuardianCoffee annonce au contraire, dès qu’on franchit sa porte, son tropisme numérique teinté d’innovation. Sur le mur, on peut lire:
«Cet espace éphémère amène le journalisme ouvert du Guardian à la vie. Mélangeant débats, reportages, nouvelles technologies et bon café, c’est un lieu pour travailler, s’engager et connecter les gens.»
Cette notion d’open journalisme est la philosophie du Guardian depuis plusieurs années. A l’heure où le public boude la presse papier, c’est une opération de reconquête afin de lui redonner la parole. A l’intérieur du café, figure un écran où s'affiche la présence du Guardian sur les réseaux sociaux et chaque table est munie d'un iPad posé sur un socle où l’on peut lire... le Guardian.
Si le quotidien a été moqué lors de l’ouverture de ce café, il est difficile aujourd’hui de trouver beaucoup de détracteurs.
L’idée semble être rentrée dans les mœurs. «Ce que je trouve intéressant, c’est que ce café vous force à penser en termes de réseaux sociaux mais il accueille aussi The Long Good Read. Cela redonne un peu confiance au journalisme papier», confie l’une de ses journalistes web. Le quotidien britannique propose en effet à titre expérimental depuis l’automne un journal imprimé... généré par algorithme.
Mais ni Monocle, ni le Guardian n’ont été les premiers médias à posséder un endroit où prendre un verre: Vice Media est devenu propriétaire en 2004/2005 d’un vieux pub nommé The Old Blue Last. Fréquenté aussi bien par de jeunes musiciens que par la faune locale, le pub n’affiche toutefois pas, sur ses murs, son appartenance à un média. Une vraie différence. «C’est notre état d’esprit, c’est la touche Vice», sourit un jeune salarié du groupe croisé au pub.
Seule la programmation musicale –un club réputé est au premier étage où se joue du rock indé– trahit les origines de Vice. Mais le magazine (89.000 exemplaires tirés en 2013 au Royaume-Uni sur 1,2 million dans le monde) y est tout de même distribué lors d’évènements.
«Nous ne voulons pas être le prochain Starbucks»
Bien sûr, l’intérêt pour les médias d’ouvrir un café n’est pas seulement lié à la marque. Il permet de créer un relais de croissance et s’inscrit dans une démarche globale (et cruciale) de diversification, souvent source de profits. Vice est ainsi passé d’un petit journal underground offert dans les rues de Montréal en 1994 à un empire récemment valorisé à 1,4 milliard de dollars grâce à une stratégie de déploiement à 360°.
On n’hésite même plus, d’ailleurs, à comparer l’un de ses cofondateurs à un nouveau Rupert Murdoch. Entre autres, le groupe réalise et produit des films, possède un label musical, une maison d’édition, des chaînes premiums ainsi qu’une agence publicitaire.
Idem pour Monocle qui s’appuie sur son agence Winkreative, des boutiques et depuis peu une ligne de vêtements. Mais le pub comme le café présentent l’avantage d’être avant tout des points de rencontre. Et pour le Guardian, l’enjeu est majeur, lui qui est loin d’être encore rentable et doit réussir à la fois sa transition numérique et l’évolution de son modèle.
Comme le préconisait l’été dernier le cabinet de consulting international Roland Berger, la diversification est «un impératif stratégique, au moins à court terme pour les médias». Le risque, évidemment, étant que le cœur du média –l’éditorial, réalisé par des journalistes– soit délaissé au profit de développements externes tous azimuts.
Dans l’ensemble, les deux titres dressent un bilan positif de cette expérience et envisagent de la développer. Tyler Brulé le confirme sans détour: s’il ne souhaite pas ouvrir de cafés aux quatre coins de la planète, il pourrait «absolument» en ouvrir de nouveaux «dans quinze ou vingt villes». Et le journaliste canadien de citer Hong Kong, Singapour, Taiwan, Tokyo, mais aussi des villes européennes comme Berlin et Copenhague. A Paris? Non, répond-il, car «le café y très mauvais mais la culture du café comme lieu est excellente».
Pour autant, le groupe ne veut pas perdre son cœur de métier. «Nous ne voulons pas être le prochain Starbucks», avertit le quadragénaire. Il se dit «ne pas être convaincu» que l’ouverture soit un passage obligé pour les médias car «ils doivent avant tout se concentrer sur l’activité principale», à savoir le journal, et rappelle d’ailleurs que Monocole continue d’apporter presque 80% des revenus de la société. Mais il estime que «cela contribue à écrire l’histoire du journal, apporte de l’argent et que c’est en fait assez drôle d’avoir un café».
The Guardian, lui, a récemment décliné le concept aux Etats-Unis –où il a ouvert une édition locale– en ouvrant, cette fois-ci à New York, le Guardian Green Room, un pop-up store au sein de la boutique du label musical Rough Trade Records.
Le café de Shoreditch à Londres qui devait être éphémère (on parlait de six mois lors de sa création) est désormais pérennisé –sur le moyen terme. «Nous explorons activement tout ce qui peut représenter une manifestation physique du Guardian», indiquait récemment le président-directeur général du Guardian Media Group (GMG), Andrew Miller. Interrogé, le groupe indique que ce #GuardianCoffee est un «moyen de montrer la manière dont on communique avec nos publics cibles» mais refuse toutefois d’indiquer quelle sera la prochaine étape.
Les groupes internationaux en ordre de bataille
Evidemment, Monocle, The Guardian ou Vice ne sont pas les seuls à vouloir décliner leur «marque». En Europe, plusieurs journaux l’ont déjà fait, comme El Pais en Espagne ou encore Die Tageszeitung (TAZ) en Allemagne, qui possède son café depuis 2006 et vend même sa propre poudre noire équitable. Plusieurs journaux locaux américains ont également leur petit établissement, souvent au pied de leurs locaux pour pouvoir échanger avec leurs lecteurs.
Mais toutes les expériences ne réussissent pas: au début des années 2000, l’agence Reuters voulut ouvrir un café Internet près de son QG à Fleet Street, la fameuse rue des médias à Londres, avant de développer le concept en cas de succès, mais l’expérience tourna court.
Quid de l’avenir? Les médias, presse écrite en tête, auront-ils tous leur café dans un avenir plus ou moins proche? Le pari est important pour les journaux à fort potentiel. Aujourd’hui, des groupes internationaux de presse s’engouffrent dans cette voie. C’est le cas de Condé Nast International (127 magazines, dont GQ, AD, Wired), qui exploite déjà depuis plusieurs années un GQ Bar et un Vogue Café à Moscou au travers de contrats de licence et a lancé récemment un nouveau département destiné à mieux exploiter ses marques, lequel vise pour le moment les nouveaux marchés et les pays émergents, principalement en Asie et au Moyen Orient (il y a aussi un GQ Bar à Dubaï).
Et en France? Condé Nast a ouvert une boutique éphémère Vogue au Printemps Haussmann tandis que Lagardère Active Enterprises (la division diversification du groupe Lagardère), a confirmé l’ouverture d’ici la fin de l’année d’un Elle Café à Paris.
Pierre-Anthony Canovas