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Football: pourquoi on devrait interdire aux enfants de faire des têtes

Temps de lecture : 10 min

On ne connaît toujours pas bien les risques neurologiques liés à la répétition des têtes au football. Mais nous en savons suffisamment pour dire ceci: autoriser des enfants à cogner à répétition leur tête contre un ballon n'a pas de sens.

L'Espagnol Alvaro Negredo et le Portugais Bruno Alves lors de l'Euro 2012 le 27 juin 2012 à Donetsk, REUTERS/Juan Medina
L'Espagnol Alvaro Negredo et le Portugais Bruno Alves lors de l'Euro 2012 le 27 juin 2012 à Donetsk, REUTERS/Juan Medina

Sur le terrain de sport d'une école primaire de Washington, D.C., les Jaguars affrontaient il y a peu les Thunderbolts lors d'un important match de football entre écoliers de CM2. Le ballon, en vol, percuta la tête d'un Jaguar. Il rebondit ensuite sur celle d'un Thunderbolt. Puis sur une deuxième. Et sur la tête d'un Jaguar et d'un autre avant de toucher le sol. A chaque tête successive, les parents poussaient des "oooh" et applaudissaient – joli! bien joué! – leur enthousiasme résonnant contre les murs de brique de l'école.

Le match se déroulait dans le cadre d'une journée de tournoi et j'y assistais en compagnie des membres de l'équipe féminine dont je suis l'entraîneur. J'interdis les tête à mon équipe.

Alors évidemment, quand les filles ont vu les Jags et les T-bolts utiliser leur crâne pour jouer au ping-pong avec le ballon, elles se sont tournées vers moi pour jauger ma réaction. J'ai secoué la tête en esquissant un sourire narquois. Là, avec le timing d'un humoriste chevronné, l'une des filles décréta: «Et après on se demande pourquoi ils sont tous aussi bêtes!»

Il s'agissait manifestement moins d'un énoncé factuel que d'une exquise pique préadolescente destinée au sexe opposé. Mais ce qui se cache, littéralement, derrière chaque tête est un mystère: est-ce qu'un fait routinier tel qu'une tête peut engendrer des lésions cérébrales? La réponse à cette question n'est pas entièrement claire à l'heure actuelle, mais je crois que nous en savons suffisamment pour dire ceci: autoriser des enfants à cogner à répétition leur tête contre un ballon de foot n'a pas de sens.

Le cas Patrick Grange

Le New York Times a récemment rapporté une information qui donne à réfléchir et qui pourrait s'avérer ennuyeuse pour la discipline: le premier cas prouvé d'encéphalopathie traumatique chronique, ou ETC, une maladie neurodégénérative. La victime était Patrick Grange, un ancien joueur de football universitaire et semi-pro de 29 ans décédé en 2012 d'une sclérose latérale amyotrophique [SLA], aussi connue sous le nom de maladie de Charcot.

«Nous ne pouvons pas être certains que la pratique des têtes est à l'origine de cette affection dans le cas présent, a dit Ann McKee, la neuropathologiste de l'université de Boston qui a examiné le cerveau de Grange, au reporter John Branch. Mais il faut constater qu'il faisait fréquemment des têtes, or il a développé cette maladie. Je ne suis pas certaine de pouvoir m'avancer plus que cela.»

McKee a constaté l'ETC – laquelle peut provoquer pertes de mémoire, dépressions, démences et autres maladies, notamment la SLA, diagnostiquée chez Grange alors qu'il avait 27 ans – dans les cerveaux de dizaines d'athlètes. Elle dit que le type de lésion du lobe frontal dont souffrait Grange a été observé chez d'autres athlètes ayant entre vingt et trente ans, mais que tous faisaient du football américain.

Elle a aussi noté que la lésion correspondait à la zone crânienne typiquement utilisée pour taper le ballon – le haut du front. Les parents de Grange ont déclaré au New York Times que leur fils avait commencé à jouer de la tête à l'âge de 3 ans.

Les conseils de Pelé

Quand j'étais adolescent dans les années 70, j'ai regardé Pelé – alors qu'il jouait pour le club truffé de stars du New York Cosmos – expliquer comment faire une tête. Il a commencé par pointer du doigt son front. Puis il a placé pouce et index de chaque main en face de chacun de ses yeux et les a ouverts grands tous les deux.

Il a ensuite glissé ces deux mêmes doigts au travers de sa bouche close. En déplaçant sa tête et ses épaules vers l'arrière en tandem pour se préparer à frapper le ballon, Pelé a montré comment les muscles de la nuque devaient être tendus au moment de l'impact.

Le non-respect des étapes décrites par Pelé peut mener non seulement à envoyer le ballon dans la mauvaise direction, mais aussi à répercuter un choc plus important sur le cerveau. Car une tête est une collision pouvant entraîner une secousse intracrânienne pour le cerveau.

«Si vous réceptionnez une tête avec le dos ou le côté de votre crâne et que cela fait pivoter votre tête, il y a de plus grandes forces, 40 ou 50 g, contrairement à une tête correcte, où la force g est inférieure à 20,» me disait récemment le Dr. Robert Cantu, un collègue de McKee et le co-auteur, avec Mark Hyman, du livre Concussions and Our Kids, publié en 2012.

Les enfants ne peuvent pas faire de têtes correctement

La plupart des enfants pré-pubères ne sont pas capables de mettre en œuvre les préparations nécessaires à réceptionner le ballon avec la tête; ils ne sont tout simplement pas assez forts ou pas assez conscients ou pas assez coordonnés. Et s'ils parviennent à garder les yeux ouverts et la bouche fermée en frappant le ballon de leur front, les muscles de leur nuque, même tendus, ne sont pas assez forts pour empêcher leur crâne d'absorber ce qui constitue souvent des forces g élevées.

En outre, d'après Cantu, les enfants ont des têtes plus grandes et plus bancales, comparées au reste de leur corps, que celles des adultes. Plus la tête est bancale et plus les chances sont grandes que le cerveau subisse une secousse intracrânienne lors de l'impact. Tout comme un enfant de 6 ans n'est pas prêt, d'un point de vue développemental, à passer le ballon à un coéquipier, un enfant de 10 ans n'est pas prêt à effectuer une tête.

Et les filles sont peut-être moins prêtes que les garçons. Les têtes des filles sont typiquement plus petites que celles des garçons, et les muscles de leur nuque ont tendance à être plus faibles.

Par conséquent un coup à la tête d'intensité similaire peut engendrer une commotion chez une fille mais pas chez un garçon. Dans une étude publiée en 2005 par la Temple University, la tête et la nuque de sujets féminins témoignaient d'une accélération angulaire et d'un déplacement «considérablement plus grands» que chez les sujets masculins en réponse à une force externe. Traduction: les têtes et nuques féminines se déplaçaient plus et plus vite, augmentant le risque de traumatisme crânien.

Et les têtes ne servent à rien dans le foot enfantin

L'observateur impartial devrait être facilement persuadé de ce que les têtes n'ont pas de sens dans le cadre d'un football pratiqué par de jeunes joueurs. Il suffit de regarder un match de foot récréatif ou même de semi-élite incluant des pré-adolescents.

Les têtes, quand elles ont lieu, sont généralement exécutées au hasard. Yeux fermés. Tête écrasée dans la nuque. Epaules serrées. Le ballon rentre le plus souvent en contact avec le haut ou l'arrière du crâne.

Il n'est pas dirigé vers un endroit spécifique – à un coéquipier, vers le but, à l'écart. Il ricoche sans but précis, ce qui contredit l'une des règles fondamentales d'apprentissage du football. Les joueurs feraient plus de progrès s'ils apprenaient à réceptionner le ballon avec d'autres parties de leur corps.

Cantu est pour interdire les têtes aux enfants de moins de 14 ans. A cause des dangers liés à la pratique elle-même, mais aussi à cause de toutes les autres choses qui peuvent se passer pendant l'action: la tête qui percute d'autres têtes, des coudes et le sol.

Commotions

Une étude publiée en 2007 par des chercheurs de l'Ohio State University et le Nationwide Children's Hospital à Columbus dans l'Ohio, a observé que la majorité des commotions subies par les joueurs de football de niveau lycée, garçons comme filles, avait lieu lors de contacts avec une autre personne. Et il ne fait aucun doute que les commotions sont un risque important dans le sport.

Selon cette même étude, c'est dans le football américain que l'on dénombre la plus grande quantité de commotions parmi les athlètes lycéens, soit 47 pour 100.000 matches ou entraînements. Mais le foot féminin était en deuxième place avec une proportion de 36 pour 100.000 et le foot masculin en troisième position avec 22 sur 100.000.

Taylor Twellman, Alecko Eskandarian, Josh Gros, Bryan Namoff et Ross Paule, tous d'anciens joueurs de Major League Soccer [ Ligue professionnelle de football d'Amérique du Nord, ndtr], ont pris leur retraite après des commotions répétées. Deux excellentes joueuses universitaires se sont retirées de la compétition l'automne dernier à cause de commotions. La star de l'équipe nationale américaine Abby Wambach, connue pour son talent de la tête, a subi une commotion l'année dernière lorsqu'elle a été percutée par un ballon durant un match.

Troubles de la mémoire

Mais la simple rencontre entre tête et ballon commence à attirer l'attention, et pas uniquement au niveau des jeunes joueurs. Dans une étude publiée l'année dernière dans la revue Radiology, des chercheurs de l'Albert Einstein College of Medicine à New York ont fait passer une imagerie par résonance magnétique de pointe à 37 joueurs amateurs adultes qui avaient joué 10 mois en moyenne l'année précédente et un total de 22 ans.

Les joueurs ayant fait des têtes au-dessus d'un seuil de 885 à 1.550 fois par an montraient des signes de lésions nerveuses associées aux traumatismes cérébraux. Ceux qui dépassaient les 1.800 têtes annuelles affichaient des signes de troubles de la mémoire. «Il se pourrait que les têtes répétées déclenchent des réactions en cascade, lesquelles pourraient mener à une dégénérescence neuronale à la longue» selon le Dr. Lipton, qui a dirigé l'étude.

Dans une autre étude l'année dernière, menée cette fois par des chercheurs du University of Texas Health Science Center à Houston, les joueuses d'une équipe de football de niveau lycée ont subi un test de réaction via iPad immédiatement après leur entraînement. Les joueuses ayant fait des têtes, entre 2 et 20, avaient des réactions légèrement plus lentes au test.

«Ces résultats témoignent de changements cognitifs importants et spécifiques parmi les lycéennes pratiquant le football et faisant des têtes dans le cadre de l'entraînement», conclut l'étude. Une autre étude datant de 2013, menée par des scientifiques de l'Imperial College de Londres, a établi que la force moyenne d'une tête correspondait à un coup de poing de boxeur amateur.

40 ans d'études

Si ce type d'études semble émaner des débats actuels menés au sein de la Ligue nationale de football américain (NFL) à propos des commotions et de l'attention que ceux-ci ont engendrée, il n'en est rien. Le lien de causalité entre têtes répétées dans le football et lésions cérébrales, ainsi que l'intérêt que soulève le sujet parmi les spécialistes du cerveau, existe depuis des décennies.

En juin 1927, le New York Times écrivait qu'un joueur de l'équipe de foot de Palestine, de passage pour un match contre les New York Giants de la Ligue Américaine de Football, «avait subi une légère commotion cérébrale» que l'entraîneur décrivait comme «le résultat de têtes fréquentes avec un ballon lourd et mouillé par la pluie.» Une étude publiée en 1972 dans le British Medical Journal était intitulée «La migraine du footballeur».

En 1989, une étude constatait «des taux de perturbations électromagnétiques sensiblement plus élevés» dans les scintigraphies cérébrales de 69 joueurs professionnels en Norvège. Une étude publiée en 1998, menée auprès de 53 joueurs professionnels en exercice aux Pays-Bas est arrivée à la conclusion que «les performances sur les exercices de mémoire, de planification et de perception visuelle [ étaient ] inversement liée au nombre de commotions subies dans le football et à la fréquence des "têtes".»

En 1999 une étude axée sur 33 joueurs amateur de football a révélé des facultés affaiblies au niveau de la mémoire et de la planification. En 2002, un coroner a jugé que l'ancien joueur de football pro Jeff Astle était mort à 59 ans de démence causée par des têtes répétées.

Une étude de 2003, portant sur 60 joueurs de football entre 18 et 29 ans en Floride, a montré que ceux qui faisaient le plus de têtes révélaient des défaillances lors de tests neuropsychologiques. En 2007, une étude portant sur 10 joueurs universitaires de football a observé «une diminution de la densité et du volume de matière grise» dans certaines zones du cerveau.

Pas de conlcusions générales

Tout comme McKee à propos de la mort de Patrick Grange, les scientifiques engagés dans bon nombre de ces études ont appelé à se méfier des conclusions trop générales à propos des effets à long terme des têtes, tandis que d'autres études ont trouvé peu ou pas de corrélation entre têtes et commotions cérébrales.

Puisque prévaut la croyance selon laquelle les têtes sont un élément indispensable du football, l'absence d'un vrai consensus scientifique a engendré peu d'action au sein des ligues junior. Il y a plus d'une décennie, après une vague de publicité portant sur les têtes et les lésions cérébrales, l'American Youth Soccer Organization (AYSO) a voté contre l'introduction d'une mesure qui aurait interdit les têtes pour les joueurs de moins de 10 ans.

Aujourd'hui la même organisation, qui représente plus de 500.000 jeunes joueurs au niveau national, ose tout juste la prudence. «AYSO ne recommande pas de faire des têtes en-dessous de 10 ans, dit l'organisation. Les entraîneurs ne sont pas encouragés à enseigner ou à pratiquer les têtes à ces âges-là."

Besoin de plus d'études

L'équipe de foot de ma fille à Washington a une politique similaire, mais on n'en parle ni aux entraîneurs ni aux parents, qui auraient du mal à trouver cette information en ligne. Quoi qu'il en soit, de nombreux entraîneurs enseignent la pratique de la tête car ils pensent qu'il s'agit d'une compétence-clé dans le football, et les enfants font des têtes parce que ça a l'air amusant, et que les parents n'y connaissent pas grand-chose.

Un programme national de football a attiré l'attention quand il a interdit les têtes – mais il est destiné aux enfants de 3 à 8 ans uniquement, qui attrapent rarement la bal au vol de toute façon. Je n'ai pas encore trouvé d'exemple d'une ligue ayant imposé la même interdiction à des enfants plus âgés (Si vous en connaissez une, dites-le moi)

Le neuropsychologue néerlandais Erik Matser, qui a mené différentes études au sujet du football et des têtes, a dit au Times que les joueurs de moins de 17 ans ne devraient pas du tout faire de têtes durant l'entraînement. «Faisons d'abord de plus amples recherches avant de dire que les têtes sont sans danger pour les enfants, a-t-il dit. Nous sommes sur la corde raide. Des inquiétudes existent du côté des joueurs professionnels, et ça pourrait être dangereux.» Mais Matser ne s'exprimait pas à propos du cas récent de Patrick Grange, il disait cela en 2001.

Stefan Fatsis

Traduit par Catherine Rüttimann

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