A quoi servent les papes? En un quart de siècle d'écriture sur le catholicisme, j'ai pu apprendre qu'ils servaient aux pape-razzis et à instiller un peu d'exotisme dans les nouvelles du soir. A l'occasion, bien sûr, ils peuvent servir à écouler du papier. L'homme de l'année pour le Time! La couverture de Rolling Stone! Un portrait acerbe de 10.000 mots –tendancieusement titré «La première année d'un pape radical»– dans le New Yorker!
Visiblement, les papes doivent avoir un truc que les grands médias, par ailleurs sceptiques quant à l'autorité religieuse, trouvent quasiment irrésistible –ce qui explique pourquoi, de temps en temps, les papes ont même servi à me faire passer à la télévision, quand on m'y invite pour commenter telle ou telle action ou déclaration papale.
Les papes contemporains sont aussi de formidables créateurs d'emploi pour des historiens de l’Église ou des biographes. Attendez une semaine, et vous aurez droit à un nouvel instant de vie de Jorge Mario Bergoglio, voire une compilation de ses meilleurs propos de table. Autrement, comment saurions-nous que le pape François avait été videur dans sa jeunesse? Une formation essentielle, on s'en doute, pour un gardien de l'orthodoxie.
Au premier anniversaire de l'élévation de Bergoglio au trône de Pierre, griefs et félicitations s'accumulent. Dans une certaine mesure, l'attrait n'est pas difficile à saisir –après tout, le monde ne regorge plus d'abstinents ou de monarques absolus, et encore moins pouvant se targuer de l'allégeance d'un milliard d'individus.
Le pape François n'a rien d'un magicien
Pour autant, il y a quelque chose qui cloche dans cette idylle entre le vicaire du Christ et des médias de masse obsédés par les paillettes, et on ne peut s'empêcher de se demander ce qu'une telle fascination profane pour la papauté peut bien révéler. Dans un monde où les choix sont illimités et les conflits apparemment insolubles, voilà un homme et une foi qui prêchent la renonciation aux choses de ce monde et une promesse de justice dans le suivant.
Le pape n'offre-t-il qu'un simple échappatoire aux fardeaux de la liberté moderne ou une réelle alternative? Pour bon nombre de catholiques, la question a toujours son importance. Les églises ne sont pas aussi vides qu'on veut bien le dire.
Dans les deux cas, le pape François n'a rien d'un magicien; il ne peut modifier la course de l'histoire profane, ni ressouder des divisions idéologiques de plus en plus profondes au sein de l’Église, par la simple affirmation de sa puissance papale qui, en vérité, ne relève que de pouvoirs relativement anémiques.
En ce sens, si le goût immodéré pour la papauté est bon pour les affaires, il ne l'est pas pour l’Eglise. Pourquoi? Parce qu'il encourage à croire que les tourments de l’Eglise peuvent être soignés par un seul homme, d’autant plus s'il est nouveau. En réalité, aucun pape ne possède un tel pouvoir, Dieu merci.
Le tout premier pape, qu'on se le rappelle, était un homme à la faiblesse légendaire, qui avait renié trois fois son Seigneur avant même le chant du coq. Et le plus récent pape, Benoît XVI – un homme à l'intellect imposant et à la piété inspirante, quoique assez surannée – a dû renoncer à l'anneau du pêcheur sous le coup d'intrigues de palais.
Retrouver un équilibre spirituel et culturel
Jean-Paul II, bien évidemment, était une superstar médiatique et a joué un rôle indéniable dans l'effondrement de l'Union soviétique. Et pourtant, il n'a su résoudre l'épreuve la plus cruciale à laquelle son Église a pu être confrontée, à savoir les scandales d'abus sexuels au sein du clergé.
La vérité, c'est que plus le monde flatte l’Église catholique en se focalisant sur le pape – et plus la conversation interne au catholicisme est monopolisée par des spéculations sur les intentions d'un seul homme – moins il est probable que l’Église réussisse à dépasser la confusion et les conflits qui la préoccupent depuis le concile de Vatican II (1962-65).
L’Église a désespérément besoin de retrouver son équilibre spirituel et culturel; elle doit trouver une densité, une richesse dans son culte et sa mission, ainsi qu'une présence publique renouvelée, ce qui transcende, et de loin, une simple fidélité au pape.
Faute d'un tel équilibre et d'une telle maîtrise de soi, impossible pour l’Église de trouver sa propre voix. Mais pour trouver leur voix, les catholiques ne devront pas se tourner vers Rome, mais les uns vers les autres – c'est là que réside à la fois le problème et la solution.
Une fixation sur le pape banalise la foi des catholiques qui, à travers l'histoire, n'ont eu pour la grande majorité d'entre eux qu'une connaissance limitée du pape, et aucun contact avec sa personne. Traditionnellement, la papauté fonctionnait comme une instance de dernier recours où régler des désaccords entre fidèles. Mais au cours du siècle dernier, elle est de plus en plus devenue une instance de premier recours, faite pour se mêler de la moindre dispute théologique ou ecclésiologique.
Les initiatives locales font pschit
Si des nonnes américaines flirtent avec un nouveau style de ministère, le Vatican intervient. Si des traductions de textes liturgiques incorporent un peu trop de langage inclusif, le Vatican sort son feutre rouge. Un Vatican qui se mêle de tout infantilise les évêques de l’Église, incités à retourner leur veste (et leur robe) à chaque nouvelle mode papale.
En retour, les évêques en appellent à la déférence du clergé et des laïcs. Les conséquences n'en ont été que trop évidentes: à l'instar de toute organisation hyper hiérarchisée, les initiatives locales ne parviennent pas à faire souche, voire périclitent faute d'un leadership dynamique, et l'apathie en vient à prévaloir au sein des ouailles. La paralysie et les blocages institutionnels sont devenus la norme. Les séminaires se vident et, sur le terrain, le talent clérical s'amenuise.
Théologiquement parlant, le pape est censé symboliser l'unité de l’Église, mais, depuis quelques dizaines d'années, il n'a fait que symboliser les espoirs et les appréhensions contradictoires des catholiques situés aux deux extrémités du fossé culturel et religieux divisant aujourd'hui l’Église. Jean Paul et Benoît ont tenté de discipliner les rangs agités des séminaires, des presbytères, des universités et des paroisses.
Du côté des libéraux catholiques, on a su se faire discret et tenir bon – et, aujourd'hui, las des remontrances prodiguées depuis des décennies par d'autoproclamés «orthodoxes», ils reprennent du poil de la bête, enhardis par François et par ce qui ressemble à un changement d'attitude (si ce n'est de politique) à Rome.
Vatican II, l'unité de façade
Mais François, en dépit de son charme évident et de son passionnant style pastoral, ne sera pas plus chanceux que ses prédécesseurs théologiquement anxieux quant à l'apaisement des conflits idéologiques couvant au sein de l’Église. Comme ses admirateurs le découvriront très vite, même le plus charmant des leaderships papaux – et le charme est une notion très relative – ne peut guérir le catholicisme de ses divisions.
Ces divisions, et les conflits qu'elles provoquent, sont abrutissantes de familiarité. Qu'est-ce qu'un catholique «fidèle» doit penser du contrôle artificiel des naissances; de l'homosexualité et du mariage entre personnes du même sexe; du divorce; de l'exclusivité masculine de la prêtrise; du célibat des prêtres; de l'éligibilité des évêques; du rôle des laïcs, et notamment des femmes, dans la prise de décision ecclésiastique; des rapports entre les papes et les évêques; du pluralisme religieux; et des abus sexuels au sein du clergé et de la non-responsabilité de la hiérarchie?
Autant de questions qui vont au cœur de la compréhension de soi catholique et sur lesquelles l'Église, pourtant connue pour valoriser la discipline et l'unanimité, est toujours profondément divisée. Des deux côtés, des catholiques s'estiment les seuls et uniques héritiers de Vatican II. Tous sont d'accord pour dire que c'est à ce Concile que revient la plus haute autorité en matière de compréhension des enseignements de l’Église. Et pourtant, tous lisent les documents de Vatican II de façon diamétralement opposée.
Comment est-ce possible? La réponse réside dans les documents eux-mêmes. D'un côté, les proclamations de Vatican II ouvrent de formidables et nouvelles possibilités pour l'engagement des catholiques, à l'intérieur et à l'extérieur de l’Église: «Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ» ont voulu insister les évêques de Vatican II, dans un esprit d’œcuménisme sans précédent.
Un refuge
Mais, en même temps, le concile réaffirmait effectivement l'absolutisme catholique du passé. George Lindbeck, théologien luthérien émérite et observateur protestant officiel lors de Vatican II, décrivait le dilemme ainsi généré comme porteur d'«ambiguïtés radicales et fondamentales dans les plus autoritaires» déclarations promulguées par le Concile – y compris celles sur infaillibilité du pape, les relations avec les autres chrétiens, et le défi d'une réconciliation entre la tradition catholique et la Bible – des ambiguïtés permettant à chaque partie, sur chacune de ces questions névralgiques, de trouver suffisamment de soutien textuel en faveur de leurs interprétations. «Quand la loi suprême autorise directement des positions rivales, voire contradictoires, et ne propose aucun moyen de régler les désaccords», concluait Lindbeck avec un authentique regret, «des conflits deviennent inévitables et, faute de changement de la loi suprême, insolubles».
Quarante ans après les conclusions de Lindbeck, les choses n'ont pas vraiment changé. Pour autant, il mettait en garde contre une tentative trop rapide de résoudre les ambiguïtés de Vatican II, qu'il voyait comme une grave erreur, que l'initiative vienne des réformistes ou des traditionalistes. Selon Lindbeck, du chemin allait devoir être parcouru avant d'arriver à une quelconque résolution.
La crise ne pouvait être réglée par un pape, et elle ne le peut toujours pas.
Aujourd'hui encore, des conservateurs catholiques sont à la recherche d'un refuge, déterminés à affronter la tempête du règne supposément «progressiste» de François. A l'instar de leurs rivaux libéraux au cours des papautés précédentes, les conservateurs seront toujours là, prompts à réaffirmer leur «juste» place à la tête de la Communion, quand le pape qu'ils méprisent quittera la scène.
La nature persistante de telles divisions nous rappelle que les catholiques doivent trouver un moyen de vivre avec et au sein de leurs désaccords constants et, plus important, de vivre les uns avec les autres. C'est peut-être justement ce que le Pape François cherche à dire aux catholiques quand il tente de changer de perspective: sortir de Rome et revenir auprès des pauvres et des démunis; ne plus se poser la question de qui vit dans les appartements papaux, mais savoir qui rompt le pain avec qui dans des environs bien plus modestes; et ouste la papamobile, bonjour les vieilles Renault.
Lex orandi, lex credendi est l'un des enseignements les plus vénérables de l’Église. Littéralement, cela veut dire que le culte de l’Église détermine sa théologie ou, comme le dit le catéchisme: «la loi de la prière est la loi de la foi: l’Église croit comme elle prie». Quels que soient leurs désaccords idéologiques, les catholiques pourront trouver leur unité, et un rapport moins anachronique avec la papauté, en pratiquant ensemble leur foi – ou ils ne la trouveront pas.
En d'autres termes, le couple homosexuel que vous croiserez dimanche à l'église pourrait vous donner un exemple plus fidèle de témoignage chrétien que vous ne pourriez l'imaginer. Ou que la fervente piété d'un amoureux des messes en latin pourrait vous amener à reconsidérer des éléments de la tradition ecclésiastique que vous avez depuis longtemps mis de côté, en les estimant absurdes et stériles. Dans tous les cas, l'unité de l’Église et sa vitalité renouvelée sera –et devra être– un cadeau que les fidèles feront au pape, pas le contraire.
Paul Baumann
Traduit par Peggy Sastre