Culture

2014, les noces d'or des séries et du cinéma?

Temps de lecture : 8 min

David Lynch a révélé la fécondité de l'union des deux médias, Gus Van Sant, Michael Mann ou David Fincher l'ont magnifiée. Cette année, ce sont James Gray, M. Night Shyamalan, Guillermo Del Toro, Alfonso Cuaron et Steven Soderbergh qui s'y attaquent.

«The Red Road», série dont le pilote a été réalisé par James Gray.
«The Red Road», série dont le pilote a été réalisé par James Gray.

2014, année charnière pour le mariage entre cinéma et séries télévisées? The Red Road, Wayward Pines, The Strain, Believe, The Knick. Cinq séries parmi les plus attendues ces mois-ci, dans lesquelles sont impliqués des cinéastes déjà pleinement reconnus, respectivement James Gray, M. Night Shyamalan, Guillermo Del Toro, Alfonso Cuaron et Steven Soderbergh.

Le phénomène n'est évidemment pas nouveau mais progressivement, les frontières entre cinéma et télévision se diluent, la porosité s'installe.

Dans une interview récente accordée à The Atlantic, le showrunner de la géniale et inventive House of Cards, Beau Willimon, résume la situation en une sentence:

«La qualité et le raffinement de la mise en scène des séries rivalise avec ce que l'on peut voir au cinéma, et dans certains cas, c'est même bien meilleur.»

Pour autant, les cinéastes plébiscités qui passent par le petit écran sont-ils réellement responsables de ce gain en respectabilité et en qualité? Parviennent-ils à reproduire leur savoir-faire dans un cadre télévisuel? Est-ce même quelque chose de souhaitable?

Les pionniers Pialat et Lynch

Maurice Pialat fait ici figure de pionnier, dès 1971 et La Maison des bois, mini-série de sept épisodes diffusée sur l'ORTF. Le résultat est sublime, parmi les plus belles réussites du cinéaste, mais sa logique est encore celle d'un long film séquencé. Pialat réalise chaque épisode et La Maison des bois est finalement conçu comme un long-métrage classique.

Il faut attendre David Lynch pour qu'un cinéaste plonge pleinement dans la sphère télévisuelle, en 1990, avec Twin Peaks, série dont il ne réalise que six des trente épisodes mais qui reste intrinsèquement marquée par son univers, entre surréalisme et expérimentations narratives ou visuelles. Pour la première fois, un metteur en scène qui vient de recevoir une Palme d'or (pour Sailor et Lula en mai 1990, soit un mois après la diffusion du pilote) importe ses codes et sa patte, gages de succès critique et public, du cinéma à la télévision. Mieux: les réalisateurs des autres épisodes le copient, s'inspirent de son monde pour conférer à l'œuvre une couleur totalement personnelle et cinématographique.

C'est un choc, certes, mais qui ne fait pas école: Lynch est encore considéré comme un oiseau rare et exotique, à part dans l'industrie hollywoodienne, capable de sortir des sentiers battus pour présenter des projets qu'il est le seul à pouvoir soutenir. Les portes entre télévision et cinéma se referment donc assez largement durant les années 90, et il faut attendre les années 2000, avec l'avènement de HBO, pour redonner au petit écran ses lettres de noblesse.

Les Sopranos, diffusée entre 1999 et 2007, change diamétralement la donne. Un maître des années 70, Peter Bogdanovich, dirige un épisode sans le marquer de son empreinte, histoire de garder la forme. Steve Buscemi y fourbit lui ses armes (quatre épisodes, dont le culte «Pine Barrens»), entre la réalisation de deux longs-métrages.

Rien de particulièrement notable, mais un changement de paradigme: des cinéastes de renom peuvent s'aventurer dans le monde du petit écran sans s'y fourvoyer ni écorner leur réputation. Une petite révolution qui découle davantage de l'immense qualité des Sopranos, unanimement reconnue comme un chef-d'œuvre, que du travail des cinéastes qui y ont contribué.

Très rapidement, d'autres réalisateurs s'engouffrent dans la brèche: John Badham et Walter Hill réalisent respectivement un épisode de The Shield (2003) et le pilote de Deadwood (2004), mais se fondent totalement dans le format calibré et en profitent surtout pour alimenter une carrière qui tourne au ralenti. D'autres, comme Quentin Tarantino (le double épisode final de la saison 5 des Experts, en 2005) ou Barbet Schroeder (un épisode de la saison 3 de Mad Men, en 2009) apposent bel et bien leur empreinte sur les épisodes qu'ils dirigent, mais sans impacter durablement la suite des shows.

Des cinéastes reconnus investissent donc le champ télévisuel, certes, mais sans faire vraiment bouger les lignes. Même Martin Scorsese, qui réalise le pilote de Boardwalk Empire en 2010, ne parvient pas à insuffler à la série la force et la vitalité de ses grandes fresques américaines.

Tournant de 2011

2011 est alors une année clé, avec deux shows qui vont impacter le processus de création d'une série télé. Boss, tout d'abord, lancée en octobre par le showrunner Farhad Safinia, suit les tribulations du maire de Chicago, soudainement atteint de troubles neurologiques. Gus Van Sant s'occupe du pilote et livre une merveille, dans la lignée de ses meilleurs films, comme avait pu le faire Lynch à l'époque de Twin Peaks: c'est doux et voluptueux, parsemé de ralentis très sexy, tout en mélancolie.

Un beau coup marketing, qui fait plafonner l'audimat (la série ne retrouvera jamais plus une telle audience) mais lance surtout le show sur des bases esthétiques et narratives extrêmement élevées. Gus Van Sant s'en va, mais les réalisateurs des épisodes suivants s'imprègnent de son univers, de sa grâce, et parviennent à apporter une tonalité unique.

À peine deux mois plus tard, c'est Luck qui déboule sur les écrans. Dustin Hoffman y interprète un truand fraîchement sorti de prison qui s'intéresse au milieu des courses hippiques. David Milch confie le pilote à Michael Mann (tout comme il avait engagé Walter Hill pour le premier épisode de Deadwood), choix qui s'avère particulièrement judicieux: le segment est sobre et élégant, aérien, proche du style de ses films précédents (Public Enemies, Miami Vice, Collateral...).

Comme pour Boss, les épisodes qui suivent respectent scrupuleusement ce cadre initial et l'on pourrait croire que Mann a réalisé l'ensemble de la série. Surtout, David Milch est l'auteur d'un coup de génie: avoir confié à ce cinéaste en particulier, obsédé depuis ses premiers films par l'idée de s'échapper de la norme, des conventions, d'un tracé imposé, l'histoire de chevaux de course qui tournent inlassablement en rond, dans un circuit fermé. Suprême ironie.

Dans House of Cards, dont la première saison est diffusée en un bloc sur Netflix en février 2013, le showrunner Beau Willimon imagine les manipulations perfides de Frank Underwood, homme politique sans scrupule, hyperactif, en réflexion permanente et mécanique pour gravir les marches du pouvoir. Quel meilleur cinéaste que David Fincher, passé maître dans l'art de retranscrire la vitesse et la frénésie (il n'y a qu'à voir l'ascension de Zuckerberg dans The Social Network), pour diriger les deux premiers épisodes du show?

Beau Willimon, tout comme David Milch, a débauché un cinéaste dont le style correspond à sa vision de la série. Ça n'a l'air de rien mais c'est une inspiration capitale, qui permet enfin de réconcilier deux ambitions parfois divergentes: celle d'un showrunner fier de son bébé, avec une conception prédéfinie de ce à quoi il doit ressembler, et celle d'un cinéaste qui souhaite marquer l'œuvre de son empreinte sur une poignée d'épisodes.

C'est probablement ici, dans cette convergence des points de vue et ambitions, que se trouve le terrain d'entente idéal entre les sphères télévisuelle et cinématographique. De manière à ce que l'une et l'autre se nourrissent mutuellement sans jamais se phagocyter.

The Red Road, très belle réussite diffusée entre février et avril 2014, adopte d'ailleurs la même logique. Le showrunner Aaron Guzikowski débauche James Gray pour diriger le premier épisode. Qui de mieux placé que ce natif du Queens, fou de Shakespeare et de tragédies, pour raconter l'histoire de deux ados empêchés de s'aimer du fait de leurs origines?

Believe, dont le pilote réalisé par Alfonso Cuaron a été diffusé début mars, repose théoriquement sur le même principe: l'idée de protéger un enfant miraculeux fait clairement écho aux Fils de l'homme tandis que la perte de la filiation renvoie à Gravity. Mais la série, qui s'avère être un ratage complet, prouve aussi qu'une écriture bâclée et des personnages expédiés seront difficilement sauvés par un auteur confirmé...

Cinéastes réfractaires

Certains cinéastes restent d'ailleurs réfractaires au format télévisuel, pour diverses raisons. Frederick Wiseman, documentariste génial auteur de films atteignant parfois cinq ou six heures, nous apportait récemment un début de réponse dans une interview au site Playlist Society:

«Une construction par épisode m’obligerait à scinder mes films en petits bouts de 50 ou 60 minutes et ça, c’est impossible. D’autant plus que certains de mes films s’avèrent plutôt courts et ne font que 90 minutes, c’est quelque chose que je ne peux pas décider à l’avance. C’est une question d’honnêteté vis-à-vis des gens qui apparaissent dans le film: j’ai une obligation de justesse envers eux. Si le sujet est compliqué, douloureux, alors le film doit l’être aussi.»

Le format peut déranger, constitue peut-être le dernier rempart entre cinéma et télévision (avec évidemment le mode de diffusion) et il est peu probable que cela change d'ici peu. Autre raison, avancée par Brian de Palma dans le numéro de janvier de So Film:

«Je suis essentiellement un styliste visuel. Or, la télévision est un média radiophonique, c'est de la parole, c'est deux personnages en train de parler dans une pièce ou dans une voiture, c'est du drame. Moi, ce sont les idées visuelles qui m'intéressent.»

Cet argument là, en revanche, semble plutôt résulter d'une vision archaïque et passéiste de ce que peut être la télévision. Le plan-séquence final du cinquième épisode de True Detective achèvera de convaincre les sceptiques: la maestria n'est plus l'apanage du grand écran.

Et les séries à venir impliquant Shyamalan, Guillermo Del Toro, Alfonso Cuaron et autres Soderbergh apporteront certainement du grain à moudre au débat sur les relations cinéma-télévision. Pendent qu'un autre phénomène, relativement inquiétant, risque de faire parler de lui: la transformation en mini-séries de films cultes. Fargo, Une Nuit en enfer, L'Armée des douze singes et même Rosemary's Baby sont déjà prévus au programme. Et si 2014 était aussi l'année de tous les dangers?

Axel Cadieux

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