Simféropol (CRIMÉE)
La traque de Viktor Ianoukovitch s’est achevée vendredi 28 février lorsque Vitia en personne a donné une conférence de presse à Rostov-sur-le-Don, dans le sud de la Russie. L’ancien président ukrainien a fourni des explications alambiquées sur les raisons de sa présence en Russie, finissant par prétendre qu’il était venu «rendre visite à un vieil ami». Il semblait évoluer dans un univers parallèle et détournait maladroitement les questions sur l’immense fortune accumulée pendant son mandat. Le dirigeant ukrainien en fuite a également insisté sur la légitimité de sa présidence, malgré la formation d’un gouvernement d’opposition à Kiev.
«Si le président actuel n’a pas démissionné, s’il est vivant –et comme vous pouvez le voir, je suis vivant– alors il est toujours président» a déclaré Ianoukovitch, en russe.
Deux présidents
Les tensions continuent de prendre de l’ampleur dans toute la Crimée, bastion de l’opposition au renversement de Ianoukovitch, qui abrite une partie de la flotte russe de la mer Noire. Des véhicules de transport de troupes russes sillonnent et contrôlent la péninsule. En réaction, le nouveau président ukrainien par intérim, Olexsandre Tourtchinov, a accusé la Russie de «provoquer le conflit» et a mis en garde contre les «graves conséquences» qu’aurait toute intrusion sur le territoire ukrainien.
Cette histoire de deux présidents –l’un qui se cache derrière la frontière russe et l’autre qui résiste à une apparente avancée depuis cette même frontière– soulève deux questions cruciales: aux yeux du peuple, qui est le président de l’Ukraine? Et la légitimité de la nouvelle administration fait-elle l’unanimité au sein de la population?
Si Tourtchinov et le gouvernement d’opposition bénéficient d’un soutien immense à Kiev, où les Berkout, la police anti-émeutes de Ianoukovitch, s’est livrée à des attaques mortelles, les habitants de l’est et du sud de l’Ukraine se méfient profondément de «l’Euromaïdan.»
Légitimité
Légalement en tout cas, la légitimité de Ianoukovitch reste intacte aux yeux de nombreux Ukrainiens en dehors de Kiev. Ces partisans considèrent que son élection a été juste et honnête, et voient son éviction du pouvoir comme une sorte de coup d’Etat.
«Ce ne sera que lorsqu’il y aura des élections que nous pourrons décider si (Ianoukovitch) avait raison ou pas, s’il était bon ou pas», estime Anatoli, milicien de Simféropol qui refuse de donner son patronyme.
«Il est président jusqu’en 2015; qu’on le laisse finir, qu’on l’aime ou pas. Nous l’avons choisi. Même en admettant qu’il ait menti, qu’il se soit mal conduit, qu’il ait volé—nous l’avons choisi.»
A Simféropol, la capitale de la Crimée, les façades croulantes prérévolutionnaires bordant les rues donnent un cadre désuet à une ambiance plutôt tendue. La majorité des presque 250.000 habitants de la ville est d’origine russe. Depuis l’ascension du nouveau gouvernement et le vote d’une série de lois controversées (notamment interdisant que le russe soit une langue officielle), les manifestants anti-Maïdan ont commencé à se rassembler. Depuis plusieurs jours, ils se regroupent devant le parlement criméen, qui était occupé par des militants non identifiés jeudi dernier. Ils scandent «Russie, Russie!» et «Gloire aux Berkout!», version premier degré du slogan de Maïdan «Gloire aux héros!»
Cependant, si elles s’opposent à son éviction, ces mêmes forces n’éprouvent que peu de respect envers l’homme qui, à leurs yeux, a abandonné son peuple. Ce n’est pas sa corruption que la foule anti-Maïdan reproche le plus à Ianoukovitch, mais son échec à réprimer plus violemment les manifestants de Kiev.
«Aujourd’hui, Ianoukovitch est le président légitime», avance Constantin Bakharev, vice-président du parlement de Crimée.
«Mais nous avons des questions à lui poser, auxquelles il devra répondre en tant que dirigeant du gouvernement au sujet de sa responsabilité morale devant la société, devant le parti qu’il dirigeait autrefois et devant les Criméens.»
Un sentiment pro-russe tangible
La retraite désordonnée de Ianoukovitch et la portée discutable de l’influence du nouveau gouvernement ont poussé les acteurs régionaux –des puissances géopolitiques comme la Russie et l’Union européenne jusqu’aux groupes d’auto-défense locaux des villes ukrainiennes– à revendiquer le droit de remplir la vacance de fait du pouvoir.
«Nous sommes venus ici pour défendre l’autonomie de la Crimée contre toutes les forces extérieures. Nous refusons que quiconque venu de Kiev ou de Lviv décide de ce qui doit se passer ici», clame Viatcheslav Takmakov, chef cosaque local.
«Les bandits fascistes de Maïdan n’ont aucune autorité ici.»
Tandis que le sentiment pro-russe est tangible en Crimée, évoquant une perspective de séparatisme pur et simple, la plupart de ceux qui sont rassemblés dans le centre de Simferopol placent l’autonomie de la Crimée au-dessus de toute allégeance à l’une ou l’autre nation.
«Si la Crimée est autonome, je me fiche de savoir à qui elle appartient», revendique André Liautine, qui est arrivé dans le centre de Simféropol en brandissant un drapeau de l’armée soviétique.
Noah Sneider
Traduit par Bérengère Viennot