Aucune série américaine n’oserait un tel scénario. C’est pourtant celui qui nous est offert à la lecture du rapport officiel de l’enquête ouverte après la mort, le 15 février, d’une femme de 61 ans aux urgences de l’hôpital Cochin de Paris. Cette femme avait été retrouvée morte, seule, assise dans un fauteuil de la salle de surveillance des urgences à 23 heures. Transportée par les sapeurs-pompiers. Elle y avait été admise à 16h 30 pour une petite blessure cutanée sans gravité. L’affaire avait ému et relancé la polémique sur l’organisation des urgences médicales dans la capitale. Relancé aussi le débat récurrent sur les insuffisances de moyens de ces services dont l’offre de soins et souvent inadaptée à la demande, croissante. Restait à comprendre ce qui s’était passé à Cochin.
Treize jours après les faits la direction générale de l’Assistance-Publique Hôpitaux de Paris (AP-HP) a, le 28 février, communiqué le rapport de l’enquête qu’elle avait demandé à ses services. Cette enquête a été menée par le «Bureau d’Enquête-Analyse du Groupe Hospitalier Hôpitaux Universitaires Paris Centre». Elle a été réalisée entre le jeudi 20 février et le mercredi 26 février. Ce rapport est disponible là.
«Plaie du pied droit»
Ce long document confirme les premiers éléments du dossier communiqués notamment par Martin Hirsch, directeur général de l’AP-HP. Il apporte également quelques éléments complémentaires. Il apparaît ainsi que cette femme était déjà venue aux mêmes urgences. C’était en avril 2012 et son état avait alors été suivi d’une hospitalisation. Aucune précision n’est toutefois donnée quant aux raisons de cette hospitalisation.
Le 15 février cette femme est amenée à 16h30 par les pompiers «probablement appelés par son aide-ménagère». Le motif de l’appel était «une blessure au pied par un morceau de verre». «Lors de l’accueil administratif, on pose à la patiente un bracelet d’identification. Elle est vue par l’IOA à 16h48 (18 minutes après son arrivée). Les documents concernant l’hospitalisation précédente n’étaient pas accessibles au SAU au moment de l’événement» indique le rapport d’enquête.
Ce même rapport note que l’hôpital Cochin a mis en place depuis 2008 le logiciel Médiweb qui donne accès aux comptes-rendus d’hospitalisation et d’examens complémentaire par imagerie. Cinq ans plus tard tous les services de cet établissement n’ont toutefois pas encore adopté cette pratique. En toute hypothèse «cette information n’aurait été recherchée que lors de la prise en charge médicale de la patiente». Qui plus est «seul un médecin aurait pu y avoir accès»
Un peu avant 17 heures une infirmière note le motif de consultation «plaie du pied droit» ainsi que «des commentaires». Elle consigne également les signes vitaux de cette patiente (température, pression artérielle, fréquence cardiaque).
«Compte tenu des informations recueillies, la «priorité 3» lui est attribuée et une infirmière souhaite pouvoir surveiller cette patiente. «Elle la place dans un fauteuil de la zone d’attente couchée, devant les brancards, peut-on lire dans le rapport. Cette zone, située en face de son poste, est extrêmement passante puisque c’est le lieu d’entrée dans la zone de soins.»
Ce même rapport détaille ensuite ce qu’il nomme le «déroulement de l’événement».
«À 21h, transmission par l’infirmière à sa collègue de nuit des informations, concernant d’une part les patients de la zone couchée et d’autre part les patients de la salle d’attente à revoir. A cette occasion, cette dernière visualise les patients. Une AS prenant son poste mentionne qu’elle a aussi vu cette patiente, couchée dans son fauteuil et consciente.
À 21h18, une aide-soignante qui terminait son service passe devant la patiente qui était vivante et mobilisait le drap la recouvrant. À un horaire indéterminé (que nous supposons être entre 21h20 et 21h50), une interne prenant en charge un patient couché sur un brancard, situé derrière la patiente, la voit endormie et respirant. Elle ne constate pas de signes anormaux. Entre 21h30 et 22h00, le cadre de nuit, à l’occasion de son tour de plate-forme, visualise cette patiente semblant dormir, et vivante.
Entre 21h30 et 21h40, un sénior charge une externe du début de l’examen de cette patiente. L’infirmier de la salle de déchocage, qui allait chercher les documents d’admission d’un patient sur l’imprimante, lui conseille de la chercher en salle d’attente et dans la salle d’attente couchée ainsi que devant la salle de radiologie ou à l’extérieur du bâtiment où certains patients vont fumer. L’externe appelle donc la patiente dans ces différentes zones et ne la trouve pas.L’interne, chargée depuis 14h des patients admis en salle de déchocage, prend le dossier du patient suivant, trié 3 également. L’externe lui rapporte ne pas avoir trouvé la patiente. L’interne lui conseille d’aller aussi appeler dans la partie la plus externe de la salle d’attente (proche de la sortie): sans résultat. Elle prend alors le dossier de cette patiente et donne le sien à l’externe dans un souci de rapidité d’exécution. Elle poursuit la recherche par appel et conclut à l’absence de la patiente au moment où un nouveau patient, jeune, en arrêt respiratoire, est conduit directement par l’infirmière d’orientation et d’accueil en salle de déchocage. L’infirmière prête main-forte pour les soins de ce patient.
L’interne avant de rentrer en salle de déchocage a donné le dossier au sénior, médecin régulateur-trieur, en lui précisant que la patiente ne répond pas aux appels. La patiente est considérée comme sortie sans avis médical, ce qui est compatible avec le motif de passage aux urgences.
L’ensemble des éléments, appuyés par la vérification des images de vidéosurveillance de la salle d’attente, montre que la patiente n’est pas sortie de la salle d’accueil des urgences.Entre 21h40 et 22h00, une aide-soignante est passée plusieurs fois devant la patiente et n’a rien remarqué d’anormal. À 23h, cette même aide-soignante constate que la patiente est blanche, l’installe rapidement dans le bureau de l’IOA et appelle un sénior qui constate le décès et le prononce à 23h10. Le sénior ne tente donc pas de manœuvres réanimatrices. L’examen qu’il pratique ne montre pas de signes évidents de la cause du décès.
La patiente était entourée de quatre personnes dont aucune n’a fait spontanément mention d’une demande ou d’une plainte de cette dernière.»
Aucun élément sur les causes de la mort!
Les enquêteurs notent que trois éléments auraient pu permettre de localiser la patiente :
- la consultation de l’écran de localisation géographique du logiciel «Urqual»
- une demande directe à l’IOA
- une recherche à partir des bracelets d’identification des patients}
Le rapport détaille les éléments de dysfonctionnent pouvant expliquer pourquoi cette femme a été laissée à elle-même durant six heures dans ce service d’urgence (logiciel «Urqual» de localisation non utilisé, mauvaise visualisation des fiches papier des patients, communication verbale entre les différents intervenants «peu privilégiée», nouvelles procédures «insuffisamment intériorisée» par l’ensemble des praticiens.
Mais ce même rapport ne fournit aucun élément sur les causes de la mort de cette femme de 61 ans. Une seule mention est dans le rapport apportée par les Prs Loïc Capron, Pierre Carli et Bruno Rion. Ces trois spécialistes réputés expliquent ne pouvoir évoquer qu’une hypothèse: «Mort subite présumée d’origine cardiaque. Diagnostic retenu après analyse du dossier médical et scanner post mortem, à défaut d’autopsie refusée par les proches.»
«Ni crédible, ni rassurant»
Pour sa part avant même les conclusions de l’enquête Martin Hirsch avait déclaré, sur France Inter, qu’en toute hypothèse cette femme «ne pouvait pas être sauvée». Pourquoi n’a-t-on pas pratiqué d’autopsie médico-légale aux fins de rechercher les causes exactes de la mort ? «Il s’agissait d’une mort inopinée et cette mesure n’a pas semblé nécessaire» répond-on à la direction de l’AP-HP.
«Du strict point de vue du droit l’absence d’autopsie médico-légale est totalement incompréhensible a déclaré à Slate.fr Michel Sabourault, ancien procureur général. Cette femme aurait, dans la rue, était victime d’une mort suspecte ou inexpliquée on aurait mieux cherché à comprendre qu’on ne l’a fait ici. Le refus de la famille ne peut en aucune manière s’opposer à l’action du parquet. Cette recherche des causes de la mort dans un cadre médico-légal est d’autant plus importante qu’elle aurait permis de dire si les failles reconnues et incontestables dans la prise en charge de cette patiente ont pu, ou non, être des facteurs aggravants. La justice n’étant pas saisie pour des raisons que l’on ignore l’AP-HP ne peut être mise en cause. Ceci donne clairement le sentiment que l’AP-HP fonctionne dans un espace spécifique, hors du cadre commun. C’est difficilement compréhensible et hautement regrettable.»
Cette même analyse peut être faite sous un autre angle. «Voici donc une jeune sexagénaire, venue aux urgences de Cochin pour une petite blessure au pied, à qui on pose un bracelet pour l’identifier et qui meurt assise, six heures plus tard, sans bruit et sans plainte, à côté de quatre personnes et en face du box infirmier, résume le Dr William Lowenstein, interniste ancien responsable des urgences de Laennec et praticien de l’AP-HP, président de SOS Addictions. Ce n'est que lorsque la blancheur cadavérique intrigue une aide-soignante que le décès est constaté. On ne veut pas connaître les causes de la mort. La direction de l’AP-HP ne sait pas ce qui s’est exactement passé mais assure qu'il n'y a pas eu de faute. Et formule des recommandations pour une cause première qu’elle dit ignorer. Ce n’est ni crédible, ni rassurant.»
Jean-Yves Nau