Jeudi 27 février, un groupe d'hommes armés prorusses occupaient le parlement régional de Crimée, à Simferopol, la capitale de la région autonome. Un drapeau russe a été hissé sur le toit du bâtiment.
Si Moscou prépare une riposte à la destitution de Viktor Ianoukovitch et à l’arrivée au pouvoir à Kiev des pro-européens, c’est la Crimée qui en sera le théâtre. Tout est réuni pour que le scénario déjà vu chez d’autres voisins de la Russie –et naguère de l’Union soviétique– se répète.
Cette péninsule du sud-ouest de l’Ukraine est partagée entre trois peuples: les Russes qui représentent quelque 60% des deux millions d’habitants, les Ukrainiens (25%) et les Tatars (moins de 15%). A Moscou, les responsables considèrent que «la vie et l’intégrité» (pour reprendre les mots du Premier ministre Dmitri Medvedev) des Russes de Crimée est menacée. De là à voler à leur secours comme certains le réclament, il n’y a qu’un pas que le Kremlin a déjà franchi ailleurs.
Cette aide ne prendrait pas forcément la forme d'une entrée des troupes russes sur le territoire ukrainien, mais la Russie dispose, avec la base navale de Sébastopol, un point d’appui militaire. Il pourrait s’en servir pour appuyer des éléments armés locaux qui sont déjà à l’œuvre.
Depuis l’indépendance de l’Ukraine en 1991, la Crimée est une république autonome au sein de ce pays. Mais les velléités séparatistes n’ont pas cessé, atteignant leur paroxysme quand des gouvernements pro-occidentaux arrivaient au pouvoir à Kiev. Il est vrai que cette péninsule qui a été le lieu de villégiature des riches Russes depuis l’époque des tsars a une histoire mouvementée.
C’est à Yalta qu’en 1945, Staline, Churchill et Roosevelt ont tenté de régler le sort de l’Europe d’après-guerre. Et pas loin de là, à Foros, que Mikhaïl Gorbatchev a été «retenu» lors du putsch des trois apparatchiks communistes en août 1991.
Connue depuis l’Antiquité, la Crimée a été habitée par les Tatars après le passage de la Horde d’or de Gengis Khan en 1239. Cette population musulmane y est restée jusqu’en 1944. La Crimée a été créée comme république autonome au sein de l’URSS en 1922. Mais à la fin de la Seconde Guerre mondiale, Staline a décidé de supprimer cette autonomie et de déporter loin de la Crimée dans les steppes d’Asie centrale, en Ouzbékistan et au Kazakhstan les Tatars qu’il accusait d’avoir collaboré avec les nazis.
Pourtant de nombreux Tatars s’étaient battus dans l’Armée rouge ou dans les rangs des partisans qui luttaient contre l’occupation allemande. Dans ses Mémoires, Nikita Khrouchtchev, chef du Parti communiste soviétique de 1953 à 1964, écrit qu’après avoir vidé la Crimée de ses habitants d’origine, Staline avait caressé l’idée d’en faire un foyer juif. Il aurait renoncé à ce projet quand on lui fit remarquer qu’il existé déjà le Birobidjan comme république autonome pour les juifs soviétiques.
En cadeau à l'Ukraine
En 1954, le même Khrouchtchev «offrit» à l’Ukraine la Crimée qui faisait partie de la Fédération russe, à l’occasion du 300e anniversaire du rattachement de l’Ukraine à la Russie. A l’époque, cette décision qui participait au conflit entre «nationalistes» et «centralisateurs» au sein de la direction soviétique, n’avait pas de grandes conséquences. Toutes les républiques et régions de l’URSS étaient en définitive gouvernées depuis Moscou. Il n’en va pas de même depuis la dissolution de l’URSS.
Après le XXe Congrès du PC soviétique, les droits des «petits peuples» opprimés par Staline ont été théoriquement reconnus. Toutefois ceux qui manifestaient pour leur application n’en étaient pas moins réprimés. La campagne des Tatars de Crimée pour leur retour sur leur terre d’origine n’a abouti qu’à la fin des années 1980, à l’époque de la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev.
200.000 d’entre eux environ sont revenus en Crimée.
Ils l’ont trouvée «colonisée» par les Russes. Dans un premier temps, ils ont réclamé leur indépendance, par rapport à la Russie comme par rapport à l’Ukraine. Mais aujourd’hui, face à la menace d’un rattachement de la Crimée à la Russie, ils sont en première ligne pour la défense de l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Ils espèrent que le nouveau pouvoir à Kiev respectera leur autonomie et les protégera contre les velléités hégémoniques des Russes.
Vladimir Poutine dispose de quelques atouts en Crimée. Outre une majorité de la population russe ou russophone qui veut profiter de l’agitation pour se séparer de l’Ukraine, la Russie a une dizaine de milliers de soldats stationnés dans la base navale de Sébastopol –qu’elle partage avec la marine ukrainienne–, et alentour.
Sous prétexte de protéger la base, des chars russes ont patrouillé au début de la semaine dans les rues de Sébastopol. De plus, la ville elle-même avait été «détachée» de la Crimée par Staline et elle bénéficie encore d’un statut particulier au sein de cette république autonome.
Trois hypothèses sont aujourd’hui envisageables: une sorte de statu quo instable qui permette à Moscou d’entretenir un foyer de tension pour faire pression sur les autorités ukrainiennes; une «indépendance» de la Crimée obtenue par des groupes paramilitaires avec le soutien de la population locale russe; une intervention militaire de la Russie, déguisée ou non, sous prétexte de protéger les citoyens russes.
C’est la même raison qu’avait invoquée Vladimir Poutine pour envoyer ses troupes en Géorgie en août 2008. Il s’agissait alors de dissuader le président Saakachvili de se rapprocher de l’Otan. Aujourd’hui, l’objectif est comparable: dissuader l’Ukraine de se tourner vers l’Union européenne, ou la punir si elle n’obtempère pas.
Daniel Vernet