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L’Ukraine n’est pas sortie du piège du gaz russe

Temps de lecture : 4 min

De nouveaux gazoducs vont permettre à la Russie de contourner l’Ukraine pour exporter son gaz vers l’Europe. Kiev perd ainsi un peu de son importance stratégique, ce qui accroît la vulnérabilité du pays toujours fragilisé par sa dépendance au gaz russe.

REUTERS/Denis Sinyakov
REUTERS/Denis Sinyakov

Vous l'avez entendu ces derniers jours: impossible de comprendre la situation en Ukraine sans prendre en compte le gaz et la dépendance à Moscou de l'Ukraine en matière énergétique. Un jeu à trois, Russie-Ukraine-Union européenne.

L’Union européenne importe la moitié du gaz qu’elle consomme, et la Russie lui en fournit le quart. D’un pays à l’autre, la dépendance au gaz russe varie: de près de 100% pour les Pays Baltes à 80% en Pologne, 65% en Autriche ou 37% en Allemagne, la part du gaz russe était seulement de 15% en France en 2011 (derrière les importations de gaz de Norvège et celles des Pays-Bas et devant celles de l’Algérie).

Mais avec l’épuisement des gisements de la mer du Nord, la dépendance de l’Europe devrait croître dans les prochaines années et atteindre 80% en 2030. Ce qui peut laisser espérer à la Russie, forte des plus importantes réserves mondiales de gaz naturel, un accroissement de ses débouchés en Europe. Or, l’Union européenne absorbe déjà 40% des exportations de gaz russe. Demain, elles prendront une plus large part encore. Pour Moscou comme pour l’UE, le dossier est donc hautement stratégique.

La géopolitique du gazoduc

Les infrastructures pour l’acheminement du gaz ont toujours été des éléments majeurs de géopolitique. Une fois construits, les gazoducs figent les alliances et les rapports de force. En l’occurrence sur le dossier ukrainien, leur caractère stratégique ne se dément pas. Au contraire, il s’accroît.

Major Russian gas pipelines to europe, Wikimedia Commons

Historiquement, le gaz russe arrivait en Europe par des gazoducs qui traversent l’Ukraine et la Biélorussie. A elle seule, l’Ukraine assurait le transit de 90% du gaz russe alimentant l’Europe; aujourd’hui, elle en voit encore passer 60%. Elle en profitait aussi pour s’approvisionner sans compter, jusqu’à devenir le premier pays importateur de gaz russe.

Mais depuis l’indépendance acquise en 1991, Kiev ne bénéficie plus pour son gaz des tarifs préférentiels que consentait jadis Gazprom, le bras armé russe pour les exportations de gaz. Or, dans le même temps, l’ancien grenier à blé du bloc soviétique n’est pas parvenu à s’émanciper du grand frère russe au plan énergétique. Ce qui fragilise la situation de Kiev face à Moscou, et est à l’origine des crises qui se sont multipliées entre les deux capitales.

En 2006, la Russie ferme les robinets pour soumettre le pouvoir ukrainien qui refusait un quadruplement des prix du gaz russe. Un coup de massue pour mettre à genou l’ancien satellite. Contre Moscou bien plus puissant, Kiev disposait néanmoins dans les crises d’un atout majeur: le gazoduc. Ainsi, par le biais de l’infrastructure ukrainienne, toute l’Europe était prise en otage dans le conflit entre Kiev et Moscou. Ce qui n’était pas dans l’intérêt de Gazprom qui voyait l’Europe se dresser contre lui et chercher des solutions alternatives pour couvrir ses besoins.

La stratégie du contournement

Pour sécuriser les approvisionnements, de nouveaux projets d’infrastructures virent le jour, à l’initiative de Gazprom pour les plus importants. Ils aboutissent aujourd’hui à contourner l’Ukraine pour alimenter l’Europe en gaz, notamment au départ de la Russie.

Carte des projets de gazoducs en Europe. Source: Sia

Au nord, un premier gazoduc, le Nord Stream, a été construit en pleine mer Baltique, reposant sous les eaux pour rejoindre l’Allemagne et se brancher sur l’Europe. Une première tranche a été inaugurée en novembre 2011, une deuxième a été mise en service un an plus tard pour en doubler la capacité.

Un autre projet, South Stream, qui contourne l’Ukraine par le sud, est en cours de réalisation à travers, cette fois, la mer Noire pour aboutir en Italie. Ce projet est à l’origine d’un bras de fer entre Bruxelles et Moscou à cause d’accords conclus par la Russie avec des pays de l’Union qui contreviennent à la législation européenne. Dans l’énergie, les rapports de force sont musclés, à la hauteur des enjeux stratégiques pour les pays. Mais South Stream verra le jour, signant la victoire russe et l’abandon du projet concurrent Nabucco qui aurait permis de diversifier les approvisionnements au détriment de Gazprom.

D’autres projets vont également aboutir, tel le trans-adriatique pour l’acheminement du gaz de la mer Caspienne.

Dépendance et vulnérabilité

Avec ces nouveaux gazoducs, le territoire ukrainien ne sera plus un passage obligé pour le transit du gaz russe. Voilà qui réduit le caractère stratégique de l’Ukraine pour l’Europe, et accroît sa vulnérabilité face aux pressions russes pour qu’elle intègre le projet d’union eurasienne de Vladimir Poutine.

La dépendance au gaz russe parachève cette fragilité. C’est d’ailleurs avec la promesse d’une baisse de 30% sur les prix du gaz que Moscou est parvenu à la fin de l’année dernière à détourner Kiev de son projet d’alliance avec l’Union européenne, à l'origine des ma,ifestations au Maïdan. Mais même après la destitution de l’ex-président Viktor Ianoukovitch, le rapport des forces sur la question énergétique reste entier. La diversification des sources d’approvisionnement de l’Ukraine est la clé de la crédibilité de son émancipation.

L’Union européenne épousera-telle sans mollir la cause ukrainienne contre le grand pourvoyeur de gaz? Le pragmatisme voudrait que les uns et les autres parviennent à des relations équilibrées, la Russie ayant autant besoin des 28 que l’inverse et l’Ukraine ayant des richesses à négocier avec les uns et les autres.

Mais Moscou joue la division au sein de l’Union. Et les crises révèlent que les plus grands pragmatiques testent toujours les limites des forces en présence pour pousser leurs pions le plus loin possible avant les négociations.

En l’occurrence, l’Ukraine a besoin de l’Europe pour se débarrasser du nœud coulant russe dont ses gouvernements ne l’ont jamais sortie. Mais l’Europe a besoin du gaz russe qui aura de moins en moins besoin des gazoducs ukrainiens...

Gilles Bridier

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