A parcourir les premières listes des candidats alignés par les appareils des partis politiques français pour les élections européennes du 25 mai, on est pris d'écoeurement. Trop de seconds couteaux se disputent les places avec des vieux chevaux de retour, des recalés d'élections nationales y sont mis au premier rang, même s'ils n'ont jamais montré le moindre intérêt pour les affaires communautaires, des militants admirables de la cause strasbourgeoise sont relégués ou absents. MM. Désir, Copé, Bayrou se moquent de l'Europe.
Nos partis politiques dits «de gouvernement» ne sont en flèche que dans l'euroscepticisme, ils ne suivent plus les sondages, ils les précèdent. Le nationalisme, le protectionnisme, l'isolationnisme les ont gagnés. Il est bien sûr des exceptions, à commencer par le chef de l'Etat, qui a redit sa foi dans la construction européenne, mais le climat général est très malsain.
Les Français n'entendent plus que le lamento quotidien des plaintes: l'Europe est la cause de nos maux, l'instrument de la destruction de notre identité, le serviteur d'une mondialisation honnie, l'officier de l'austérité, l'empêcheur de dévaluer et de croître.
Qui ose encore tenir un discours offensif et positif? Qui dit que la crise des dettes souveraines est venue non pas d'un trop d'Europe mais d'un manque d'Europe, d'une Europe politique? Que la zone euro commence à s'en sortir justement parce qu'elle a su, bien que tardivement, mettre en place des mécanismes communs de soutien aux pays en difficulté? Qui, surtout, ira plus loin et dira que le moment est historique, il appelle à une relance. Comme en 1958, lorsque la Communauté apparaissait indispensable pour souder le «plus jamais ça», en 2014, l'Union européenne est l'ensemble géopolitique, toujours difficile à bâtir certes, mais indispensable pour que des petites nations se serrent les unes les autres dans un monde du XXIe siècle sauvage, chaotique et dangereux, puis, fortes ensemble, prétendent défendre leur idéal d'humanisme.
Jean-Louis Bourlanges, ancien député européen (incroyablement exclu des listes du centre, tout comme Sylvie Goulard), en fait une démonstration limpide[1]. Au début des années 1990, après la chute du Mur, on a cru que, sur la planète apaisée, l'Europe, rempart contre l'URSS, était devenue inutile. Francis Fukuyama prophétisait la fin de l'histoire, la disparition des conflits. L'hyperpuissance américaine allait faire le travail, garantir la paix et régler les petits différends restants. Côté économique, le ministre des Finances britannique Gordon Brown affirmait que la mondialisation était heureuse et qu'elle avait effacé les frontières. Entre les nations et le monde, il n'y a plus rien, les constructions régionales n'ont plus de sens. Le monde est plat, écrira notre confrère Thomas Friedman.
Toutes ces analyses se sont révélées fausses, poursuit Bourlanges. «La démocratie ne s'impose pas», comme le démontrent Vladimir Poutine en Ukraine et la montée de la Chine. L'Asie s'arme, le Moyen-Orient se déchire. Les valeurs européennes ne sont pas partagées. Deuxième erreur: les Etats-Unis, loin d'étendre la «pax americana», se replient sur eux-mêmes, riches de leur gaz de schiste.
«L'Europe est désormais en première ligne en Afrique et au Moyen-Orient.»
Enfin, la mondialisation n'est pas si belle, elle remet tout en cause, le modèle social propre aux Européens ne peut être défendu qu'ensemble. Bref, l'Europe de demain, autant que celle d'hier, est une «communauté d'intérêt commun», son modèle social, son modèle de liberté.
Michel Rocard résume:
«A l'horizon séculaire, seule l'Europe est à la taille.»[2]
Qui osera le dire? Philippe Herzog, autre militant de la cause européenne, souligne, lui aussi, le besoin d'inverser complètement les discours des partis. Au lieu d'une Europe repoussoir, d'une Europe non démocratique, d'une Europe en stagnation, il leur faudrait dire que les cinq ans de la mandature qui va s'ouvrir seront déterminants. Que «le repli dans la singularité face aux menaces n'a jamais été couronné de succès». Que l'Europe est économiquement, politiquement, militairement «un laboratoire d'une humanité réconciliée». L'Europe «valeur spirituelle», «chemin de la liberté».
Comment concrétiser un discours offensif? Pour Philippe Herzog, l'Union peut être le modèle d'un nouveau type de croissance appuyé sur la valorisation du capital humain, les énergies nouvelles, une industrie high-tech et une finance qui vise le long terme.
Beaucoup d'autres propositions sont faites, y compris en Allemagne, où certains ont compris que Berlin ne peut pas prétendre gouverner pour les autres, fût-ce avec le meilleur esprit. Le catalogue des pas en avant possibles est plein. Philippe Herzog appelle la société civile, le patronat, les syndicats, les ONG, à s'emparer du débat. Michel Rocard rêve:
«Et, après tout, même les partis politiques pourraient se réveiller.»
Il rêve en effet. Dans les états-majors politiques à Paris, le manque d'ambition pour l'Europe est la règle pour être mis sur les listes.
Eric Le Boucher
Article également paru dans Les Echos
[1] Entretien. Retourner à l’article
[2] Dans la préface du livre de Philippe Herzog: Europe, réveille-toi, Editions Confrontations Europe et Le Manuscrit. Retourner à l’article