Nous republiosn cet article après la déclaration du pape François qui a accusé dimanche les manuels scolaires français de propager un «sournois endoctrinement de la théorie du genre». Pour le chef de l'Eglise catholique, «avoir des tendances homosexuelles ou changer de sexe est une chose», mais «faire un enseignement dans les écoles sur cette ligne» en est une autre.
Paris, XIe arrondissement, moyenne section de maternelle. Dans sa classe, Stéphanie profite d’un temps calme pour passer l’album du chanteur israélien Asaf Avidan à ses élèves.
«Ils ont écouté sans que je leur donne le nom ou le sexe du chanteur, qui a une voix assez aigue. Puis je leur ai demandé si ça leur avait plu. On en a discuté jusqu’à ce qu’une élève dise “la dame elle chante bien”. Un autre élève a dit “Non c’est un garçon”. Ils ont débattu pour savoir si c’était un homme ou une femme, j’ai fini par leur donner le nom, ils ne savaient toujours pas si c’était un garçon ou une fille, et je leur ai demandé si ce qui comptait c’était le sexe de l’artiste ou que ça leur plaise. Ils ont conclu que la question était de savoir si ça leur plaisait.»
Cet atelier organisé par Stéphanie pour sa classe l’an dernier, c’est une réflexion sur le genre, comme il y en a dans des milliers de classes en France. Certains instituteurs et institutrices n’ont pas attendu l’ABCD de l’égalité pour se pencher sur la question. En dépit de ce que Vincent Peillon suggérait en janvier dernier. Pour rassurer les parents d’élèves inquiets de voir l'idéologie de la «théorie du genre» infiltrer l'école, il avait déclaré:
«L'éducation nationale (...) refuse totalement la théorie du genre. (...) Je veux très solennellement rassurer tous les parents de France: n'écoutez pas ceux qui veulent semer la division et la haine dans les écoles. Ce que nous faisons ce n'est pas la théorie du genre, je la refuse, c'est promouvoir les valeurs de la République et l'égalité entre les hommes et les femmes.»
Il y a une grande hypocrisie dans ces propos. Oui l’éducation nationale refuse «la théorie du genre», puisque cette «théorie» est une invention. Un blog conservateur explique ainsi que les partisans de cette «théorie» considèreraient que «l’hétérosexualité est un système de domination patriarcale et/ou occidentale, judéo-chrétienne, capitaliste, etc» ou que cette théorie «est une révolution appelée à créer un monde nouveau et une humanité nouvelle». Et pour montrer les dangers de cette théorie le blog fait appel à quelques photo:
Bien sûr, la théorie du genre telle que décrite par ce blog, Vincent Peillon a raison de dire que l’éducation nationale la refuse. Elle n’est qu’un fantasme de ses opposants.
En revanche, la déconstruction du genre, qui s’inscrit dans l’étude du genre (discipline universitaire exercée par des chercheurs en différents domaines, de la sociologie à l'histoire, cherchant à déterminer ce qui, chez les hommes et les femmes, relève du biologique ou du culturel) va avec la promotion de l’égalité, et existe dans l’Education nationale. Vincent Peillon a beau sous-entendre que non, l’initiative de Stéphanie en est un exemple. Et des milliers d’autres instituteurs et institutrices en France font comme elle. Depuis longtemps.
Un enseignement historique
«C’était très naturel de le faire après 1968: cela s’inscrivait dans des revendications d’égalité», explique d'ailleurs Isabelle Collet, maître d’enseignement et de recherche en sciences de l’éducation. Elle se souvient par exemple, elle-même, d’un professeur qui prêtait beaucoup d’attention aux petites filles et à leurs résultats en maths, pour qu’elles ne se découragent pas.
Seulement, à l’époque on ne parlait pas de genre (le mot se répand en France dans les années 2000). On parlait de «rapports sociaux de sexe».
«Il y a eu une stagnation dans les années 1980: parce qu’on a cru que c’était réglé, acquis. Puis c’est revenu dans les années 1990-2000 quand on s’est rendu compte qu’il ne suffisait pas de laisser faire pour atteindre l’égalité», poursuit Isabelle Collet.
Depuis l’élection de François Hollande en 2012, et les promesses d’égalité des droits entre homosexuels et hétérosexuels concernant le mariage, de lutte contre le sexisme, et depuis la montée d’une opposition à ces mesures-là, via la Manif pour tous, le Printemps français, une partie des professeurs déconstruisant le genre le revendiquent plus clairement. Et en employant le mot genre, car entre-temps ces études sur le genre se sont développées en France.
Indénombrable
Il est difficile de savoir quel est le nombre des enseignants qui déconstruisent le genre, spontanément ou de façon militante. Mais ils dépassent bien sûr les 600 classes pilotes qui testent actuellement l’ABCD égalité, depuis la maternelle au CM2.
«Nous n’avons pas d’outils pour les compter et les inspecteurs y sont plutôt hostiles, cela acte l’idée que l’école ne réussit pas dans sa mission d’égalité entre les sexes, ils ne peuvent pas l’entendre. Donc ces initiatives ne sont pas répertoriées.»
D’autant plus qu’«un certain nombre de profs le font encore sans l’identifier, parce que pour eux ça va de soi», explique Isabelle Collet.
Les enseignants en France ont toujours eu «une marge de manœuvre extraordinaire» concernant le contenu de leur cours, rappelle l’historien Claude Lelièvre, spécialiste de l’éducation.
Cette liberté est «fondamentale pour pouvoir s’adapter au public en face de nous» estime Florence, 39 ans, qui a enseigné douze ans en primaire et trois ans en maternelle, en Seine-Saint-Denis.
«Moi je change chaque année le contenu en fonction du degré d’éveil des élèves, des envies que je sens chez eux.»
Cela dépend aussi des «débats provoqués par la classe», souligne Stéphanie.
L’an dernier, en plein débat sur le mariage pour tous, elle a dû ouvrir un débat sur ce que c’était que d’avoir deux mamans, après avoir retrouvé un de ses élèves de maternelle, dont c’est le cas, en larmes: il s’était entendu dire que ce n’était «pas bien», «pas normal» et «interdit».
Ces débats surviennent souvent sans militantisme derrière. «Ce sont des sujets qui viennent naturellement avec les petits», précise Anne institutrice depuis dix ans, du CE1 au CM2 et qui enseigne dans le Puy-de-Dôme. Elle estime ne jamais avoir eu affaire à un sexisme très marqué, mais avoir néanmoins eu l’occasion de parler de ces sujets.
«Mes fils les premiers ont donné le sein à leur poupée. Et dans les classes, plein d’occasions nous sont données d’aborder la question de la différence, de la tolérance, qu’elle soit sexuelle, quand un garçon ne veut pas jouer à la dînette ou autre, quand des enfants se tapent dessus. On n’a pas attendu Peillon pour en parler.»
Florence ajoute:
«La théorie du genre, je ne comprends pas bien ce que c’est. Mais si on parle du fait que les petites filles puissent faire des métiers comme les garçons ou que les garçons jouent à la poupée, ça bien sûr, je l’ai abordé dans ma classe.»
Cette enseignante explique que grâce à des albums montrant des filles pompiers ou des garçons coiffeurs, elle a montré à des CE1 que chacun était libre de faire ce qui lui plaisait.
Julie, 32 ans, qui enseigne depuis 9 ans à Salon-de-Provence (CE2/CM1) n’estime pas du tout que ce soit un enseignement prioritaire. Elle ne se considère pas du tout comme militante. Mais pour une leçon sur la météo, elle doit faire venir un scientifique pour parler de son métier. Elle s’efforce de trouver une femme «parce que les petites filles s’orientent plus difficilement vers des métiers scientifiques. Je veux leur montrer que c’est possible».
Ces exemples sont des enseignements sur le genre, qu’ils soient ou non appelés ainsi et à différents degrés, qu’ils ne prennent que quelques minutes par an ou occupent des sessions entières. Ils déconstruisent une norme genrée.
La peur de l'interrogation
«Cela interroge l’enfant», constate Thierry Vidor, président de Familles de France, confédération nationale d’associations familiales conservatrice opposée à la «théorie du genre».
Selon lui, «certains enseignants outrepassent leurs prérogatives». Les exemples cités, notamment sur Asaf Avidan, lui semblent dans ce cas. Stéphanie est en fait parfaitement dans le cadre de sa liberté de manoeuvre d'institutrice.
«Les enseignants induisent parfois une réflexion chez les jeunes qui ne sont peut-être pas capables ou n’ont pas les arguments pour répondre. A trop interroger le genre, on peut faire croire à un enfant qu’il est enclin à une sexualité plutôt qu’une autre et l’engager sur une voie qui n’est pas la sienne. Et une fois entraîné là-dedans, il irait à l’encontre de ce qu’il est.»
Thierry Vidor a peur que l'on influence et change la sexualité des enfants en leur faisant se poser des questions sur ce que signifie être un garçon ou être une fille. Il a peur que l'on rende homosexuels des enfants qui seraient hétéros.
«Il y a un âge pour tout. Et l’enfance et l’adolescence ne sont pas des âges où parler du genre.»
Le genre est partout
«Quand on croit qu’on ne parle pas de genre, on en parle quand même», oppose pourtant Gaël Pasquier, professeur des écoles et directeur d’une école maternelle dans le Val-de-Marne. Il mène aussi une thèse sur «Les pratiques enseignantes en faveur de l’égalité des sexes et des sexualités à l’école primaire».
«Soit on fait semblant que ça ne fait pas partie de notre travail, soit on est lucides», estime-t-il.
«Quand on parle de grammaire et qu’on dit que dans les accords le masculin l’emporte, c’est du genre.»
On insinue l’idée que le masculin est le plus fort, le meilleur.
«On pourrait ne pas dire “le masculin l’emporte” mais plutôt “cela s’accorde au masculin”. Qu’on en soit conscient ou pas, la question du genre est là, partout.»
Les instituteurs et institutrices qui s’efforcent de déconstruire le genre ne sont donc pas les seuls à «faire du genre». Ceux qui cantonnent les petits garçons et les petites filles dans des rôles archétypaux font aussi du genre, mais en le renforçant au lieu de le déconstruire. Et ceux qui le déconstruisent le font souvent de manière inconsciente.
Tant et si bien que pour cet article, il a été impossible de trouver des instituteurs de l'école publique revendiquant une reproduction des rôles traditionnels[1]. Il en existe pourtant.
Renforcer les constructions existantes
Stéphanie rapporte que l’une de ses collègues fait entrer ses élèves de maternelle en classe deux par deux. Nécessairement en duo fille-garçon. Les filles qui restent (elles sont plus nombreuses) doivent entrer seules.
Stéphanie encore, raconte qu’elle a entendu une atsem (les Agents spécialisés des maternelles, qui accompagnent les instituteurs en encadrant les enfants, en les changeant, etc) s’adresser à une petite fille avachie en lui disant «tiens-toi bien, tu es une petite fille, c’est pas joli».
«Comme si, analyse Stéphanie, les petites filles devaient bien se tenir parce qu’elles doivent être jolies et polies mais pas les garçons. Tous les enfants doivent bien se tenir, pour leur dos, leur bien-être, et par politesse pour les gens autour.»
Thierry Vidor est d’accord pour dire que «les enseignants qui donnent du rose aux filles et du bleu aux garçons, ou disent aux petites filles de se tenir de telle manière parce que ce sont des petites filles, sont aussi dans le genre. Ils vont partitionner en fonction du sexe de l’enfant et automatiquement induire un comportement différent. Oui dans ces cas-là, on est dans la reproduction du genre. C’est éducationnel».
Il souhaiterait tendre vers une éducation la plus neutre possible, que les enseignants laissent libre cours aux différences «naturelles et biologiques entre les hommes et les femmes, car ils sont différents et complémentaires, intellectuellement et affectivement».
L’aspiration à la neutralité
Cette idée de «complémentarité» est une manière de dire que «les rôles ne sont pas et ne doivent pas être les mêmes et renforce les inégalités», selon Gaël Pasquier, pour qui, par défaut, l’éducation n’est pas neutre, par défaut, elle est stéréotypée.
«Il n’y a aucun doute sur ça», assure-t-il.
«Globalement, nos pratiques pédagogiques renforcent les stéréotypes de sexes et les inégalités. Les études faites par les sociologues depuis vingt ans en attestent. On fait deux fois plus attention aux garçons. On leur apprend à être combatifs, donc ils prennent la parole même sans être interrogés, et souvent on les laisse parler sans les ramener aux règles.»
Dans un article de la Revue française de Pédagogie, en 1995, la sociologue Marie Duru-Bellat, se penchait sur un ensemble d’études faites sur le sexisme à l’école. Elle notait entre autres choses que:
- les mots utilisés pour s'adresser aux enfants, notamment à la maternelle, sont fortement sexués
- les remarques concernant l'apparence physique sont réservées aux filles, «leur suggérant ainsi qu'il s'agit, pour elles, de quelque chose d'essentiel»
- les maîtres réagissent de manière différente aux comportements d'agressivité ou d'agitation, «jugés déplorables mais naturels quand il s'agit de garçons, condamnables quand il s'agit de filles»
- les maîtres s'attendent à ce que les filles se placent d'elles-mêmes aux premiers rangs dans la classe, «les filles qui se placent dans le fond étant perçues comme des opposantes en puissance»
Littérature jeunesse
Les livres utilisés à l’école sont eux aussi ou bien dans la déconstruction, ou bien dans les repères genrés, comme nous l'expliquions sur Slate en 2010:
«Les stéréotypes sexistes fourmillent dans les albums jeunesse, renvoyant plus ou moins implicitement des messages sur le rôle et la place à tenir dans la société des garçons et des filles, des hommes et des femmes.»
A la suite de la polémique soulevée par Jean-François Copé au sujet du livre Tous à poils, qu’il juge scandaleux (et marxiste), le mouvement du Printemps Français s’est lancé dans une bataille contre les livres pour enfants comme Tango a deux papas ou Mademoiselle Zazie a-t-elle un zizi?, des livres parfois utilisés par les enseignants à l’école.
«C’est important de maintenir des repères, en ne touchant rien», estime Olivier Vial, président de l’UNI et directeur du Centre d'études et de recherches (CERU) de l'UNI, qui se définit comme un think-tank de droite sur l'éducation.
Pourtant, ne rien toucher, c'est maintenir de forts stéréotypes? Un rapport de 2009 (réalisé par Carole Brugeilles, démographe, Sylvie Cromer, sociologue, Nathalie Panissal, psychologue) intitulé «Le sexisme au programme?» montrait que les œuvres de littérature de jeunesse recommandées par l’Education nationale contenaient «des déséquilibres numériques entre les personnages féminins et masculins, mais aussi une hiérarchisation et une ségrégation sociale».
«Nous n’avons pas besoin de remplacer les livres genrés par des livres ridicules comme Papa porte une robe, ou Les chatouilles», juge pourtant Olivier Vial.
«Il y a des repères qui existent, masculin, féminin, c’est quelque chose de très important. Sinon les enfants vont être perdus, ils ne vont pas réussir à se construire. Alors que c’est le moment où l’identité sexuelle se forme.»
Olivier Vial nie que derrière cette question il y a l’inquiétude des parents de voir leurs enfants devenir homosexuels.
«Le rôle de l’école n’est pas de travailler sur les mentalités», juge-t-il.
C’est, in fine, le désaccord majeur. Celui qui oppose le conservatisme, qui littéralement veut conserver, maintenir la situation actuelle, à la recherche du changement, qui ne se satisferait pas de la situation actuelle. Et déciderait de passer par l’école pour transformer la société et atteindre le progrès visé. Mais il n’y a pas d’entre-deux.
Charlotte Pudlowski
[1] La seule institutrice se revendiquant opposée à la théorie du genre, qui a bien voulu communiquer, après une centaine de mails et appels à diverses associations, était Laurence Tcheng. Son profil étant celui que l'on connaît, elle ne nous semblait pas être un contrepoint sincère aux autres témoignages d'instituteurs, non partisans, recueillis par ailleurs. Retourner à l'article