Vladimir Poutine gouverne la Russie et ses environs depuis Sotchi. La véritable humiliation subie par l’équipe russe de hockey sur glace battue en quart de finale par la Finlande ne l’a pas détourné longtemps de sa principale préoccupation: le soulèvement en Ukraine.
Le président russe aurait sans doute préféré que les affrontements sur Maïdan, la place de l’Indépendance à Kiev, ne viennent pas troubler les images des Jeux olympiques d’hiver. Ce qu’il déplore, ce n’est pas la répression sanglante menée par le régime de Viktor Ianoukovitch contre les manifestants, c’est que la décision de mettre fin à l’occupation du centre de la capitale ukrainienne arrive si tard.
Plusieurs responsables russes l’ont dit au cours des dernières semaines. Poutine et Ianoukovitch se sont entretenus au téléphone mardi soir, alors que les forces de l’ordre ukrainiennes chargeaient les manifestants. On ne connaît pas la teneur de leur conversation mais le moins qu’on puisse dire et que le chef du Kremlin n’a pas dissuadé son collègue d’employer le manière forte.
Les Russes dénoncent une «tentative de coup d’Etat», des menées terroristes soutenues par les impérialistes et les fascistes occidentaux. Dans ses entretiens téléphoniques avec des dirigeants européens, notamment avec la chancelière allemande Angela Merkel, Vladimir Poutine n’en appelle pas moins à l’Union européenne pour «convaincre l’opposition ukrainienne de négocier». Ce qui ne l’empêche pas dans le même souffle de condamner «l’ingérence» des pays occidentaux dans un Etat souverain. Une manière de souligner la responsabilité des Européens dans la situation en Ukraine.
La Russie elle-même n’est pas inactive en Ukraine. Le Kremlin n’a pas hésité à exercer un chantage ouvert sur Ianoukovitch pour qu’il ne signe pas l’accord d’association proposé par l’UE en novembre 2013: fermeture de la frontière russe aux produits ukrainiens, pressions sur le prix du gaz et promesse d’un crédit de 15 milliards de dollars, etc.
Une première tranche de 3 milliards a déjà été versée et une deuxième tranche de 2 milliards proposée et retirée en fonction de l’évolution du rapport de forces entre le régime et l’opposition à Kiev.
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Mais Vladimir Poutine ne considère pas qu’il s’agisse d’une «ingérence» dans un Etat souverain. Pour lui, l’Ukraine n’est qu’un morceau de la Russie détaché par méprise. En 1991, l’indépendance de l’Ukraine (et de la Biélorussie) était la condition de la fin de l’URSS et donc de la restauration d’un Etat russe. Mais l’Ukraine est un pays slave, de langue russe, berceau de la civilisation russe, bref une province de la Russie qu’il serait bon de récupérer. Vladimir Poutine l’avait dit, peut-être sous forme de boutade, à George W. Bush en 2008.
En tous cas, Poutine a fixé une ligne rouge et tout laisse à penser qu’il fera tout ce qui est son pouvoir pour la faire respecter: l’Ukraine ne doit pas basculer du côté de l’Europe, a fortiori une Ukraine démocratique qui aurait rompu avec l’autoritarisme postsoviétique.
Le président russe raisonne dans les termes traditionnels de la diplomatie russe, communiste comme tsariste. La Russie doit se prémunir contre des menaces extérieures en s’entourant d’Etats vassaux. Ce principe a été largement entamé à la fin de la guerre froide quand plusieurs républiques ex-soviétiques ou des démocraties dites populaires en Europe centrale ont rejoint l’Union européenne et l’OTAN.
Le Kremlin ne peut pas laisser échapper l’Ukraine, un pays de 45 millions d’habitants, aux liens historiques et économiques étroits.
Il le peut d’autant moins que Poutine craint, à tort ou à raison, l’effet de contagion de l’Ukraine sur la Russie. Les manifestations de protestation contre les fraudes électorales aux scrutins législatifs et présidentiel en Russie, en 2011 et 2012, ont rappelé au pouvoir poutinien les mauvais souvenirs des «révolutions de couleur» à Kiev et à Tbilissi en Géorgie au début des années 2000.
La carte des affrontements
Le soulèvement de la place Maïdan est considéré comme un avant-goût de ce qui pourrait se passer en Russie même. Cette hantise du pouvoir russe parait d’autant plus excessive que Poutine a réussi au cours des derniers mois à neutraliser son opposition autant par tous les moyens à sa disposition. Mais comme le disait Sergueï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères, «la Russie est menacée d’être encerclée par des démocraties».
En même temps, Vladimir Poutine ne peut pas tenir compte de la complexité de la situation ukrainienne et espérer que le pays retombe simplement sans son escarcelle. D’où les plans échafaudés à Moscou, dont la presse russe se fait l’écho.
Une hypothèse serait la division de l’Ukraine, selon les lignes historiques, linguistiques et économiques. L’Ukraine de l’ouest, catholique, ukrainophone, tournée vers la Pologne, pourrait à la limite rester indépendante et s’orienter vers l’UE. L’Est russophone, orthodoxe, dépendant du grand voisin pour son industrie minière et sidérurgique, redeviendrait une partie de la Fédération russe. Cette solution se heurte à un obstacle.
Les trois mois de soulèvement populaire ont eu pour effet de brouiller cette division est-ouest. Au début, les premiers manifestants réclamaient un rapprochement avec l’Europe. Ils venaient essentiellement de l’Ukraine occidentale. Mais au fil des mois, les revendications ont changé. Elles ont visé de plus en plus la nature même du régime, l’arbitraire du pouvoir, la corruption. Et ces revendications ont fédéré des opposants, à l’ouest comme à l’est du pays où des manifestations ont eu lieu dans des hauts lieux du Parti des régions, le parti russophone de Viktor Ianoukovitch.
L’autre hypothèse évoquée à Moscou serait alors la création d’un Etat fédéral en Ukraine, composé de deux voire trois parties: l’ouest, l’est et la Crimée, peuplée d’une majorité de Russes depuis que les Tatars d’origine en ont été bannis par Staline. (La Crimée a été donnée à l’Ukraine par Khrouchtchev en 1954 et abrite une base navale russe à Sébastopol, louée à la Russie jusqu’en 2042).
La Fédération serait suffisamment lâche pour que chaque partie constituante puisse nouer des relations étroites avec les Etats voisins de leur choix. Ce serait une manière de maintenir la fiction d’une Ukraine indépendante tout en permettant à l’est russophone et à la Crimée de s’amarrer à la Russie.
Vladimir Poutine a une longueur d’avance sur les Européens qui peinent à définir une politique commune: il a un projet pour l’Ukraine et des moyens de pression pour l’imposer.
Daniel Vernet