Monde

Contre l'enfermement suisse

Temps de lecture : 3 min

La décision de la Suisse de fermer partiellement ses frontières à l'immigration est un recul pour l'Europe du traité de Rome. Le plus grave, c'est que cette tentation du repli sur soi gagne tous les pays, y compris la France.

Le drapeau suisse flotte sur le Palais fédéral, à Bern le 12 février 2014. REUTERS/Thomas Hodel
Le drapeau suisse flotte sur le Palais fédéral, à Bern le 12 février 2014. REUTERS/Thomas Hodel

César raconte qu'Orgétorix, le plus riche des Helvètes et le plus noble, avait convaincu les siens de quitter leur pays «de toutes parts enfermé», par le Rhin, par le Jura, par le Rhône, et qui ne correspondait plus à leur nombre et à «leur réputation de bravoure». Le territoire «restreignait le champ de leurs courses vagabondes et les gênait pour porter la guerre chez leurs voisins: situation fort pénible pour des hommes qui avaient la passion de la guerre». Ils mettent alors le feu à leurs villes et leurs villages «pour s'interdire l'espoir du retour» et, le 5 des calendes d'avril (28 mars, en 58 avant J.-C.), les voilà partis. Ils sont 263.000 Helvètes, écrit César, accompagnés de petites peuplades qui font un total de 368.000 âmes[1].

Apprenant qu'ils allaient passer sur les provinces conquises par Rome, le proconsul gagne «à marche forcée» Genève et leur barre le passage. Il s'ensuit une série de tentatives diplomatiques et de batailles «longues et acharnées» et le grand Jules l'emporte à Bibracte au mont Beuvray (près d'Autun) tout près d'Alésia, où il écrasera Vercingétorix six ans plus tard. Le vainqueur ordonne aux Helvètes de rentrer chez eux et de reconstruire leurs villages. Pour information, ils ne sont plus au retour que 110.000, dixit le texte. César massacrait pas mal…

Ainsi commencent la guerre des Gaules et, les historiens me corrigeront sûrement, ce qu'on peut appeler l'enfermement suisse.

Dimanche 9 février, les Suisses ont voté une loi qui limite l'immigration, celle des peuples barbares mais aussi, de façon inattendue, celle des peuplades, alentour, de l'Union européenne. C'est un vote d'enfermement. Il aurait sans doute plu aux Romains. Enfermés, les Helvètes leur ficheront la paix. Mais elle est contraire à Rome, je veux dire à l'esprit du traité de Rome, cette moderne vision de l'entente entre les peuples forgée après tant de guerres européennes, vision signée elle aussi en 58, mais 1958 après J.-C., vision aujourd'hui gravement menacée.

Qu'une partie de l'UMP y voie un exemple, dont François Fillon qui parle d'«une revendication parfaitement naturelle», est ahurissant et alarmant. Suivre l'exemple suisse est tourner le dos à la construction difficile certes, tâtonnante, mais indispensable, d'un multilatéralisme global face aux problèmes, économiques, technologiques, environnementaux, migratoires qui nous attendent et qui sont globaux. Le chacun chez soi a été essayé dans les années 1930.

La peur du nombre

La votation suisse s'explique par un comportement malthusien, le «nombre» tant redouté par Orgétorix reviendrait faire problème dans la petite Confédération. Trop de monde! Trop de monde dans les jolis trains à l'heure, trop de monde dans les propres villes, trop de monde dans les blanches écoles, trop de monde partout. Solution: ne partons plus, mais restons entre nous.

La Suisse est désormais un pays très riche où tout va bien, pas de chômage, des banques, une agriculture préservée, des multinationales de la santé et du café et «des courses vagabondes» sur les pentes enneigées. Tout le monde aime cette Suisse en vérité, on l'aime en ce qu'elle est une exception. Mais ce que les descendants des Helvètes ont oublié, c'est qu'elle n'est pas isolée, elle réussit parce qu'elle est insérée dans l'économie mondiale, elle en est une pièce, exceptionnelle car institutionnellement séparée, mais pleinement incluse. La Suisse a sa place dans la division internationale du travail comme, il y a 2.000 ans, elle a eu sa place dans l'empire de Rome, César veillant en particulier à la défendre contre les invasions des Germains.

Tous ceux qui veulent, à droite mais aussi à gauche, que la France se referme à l'exemple de la Suisse font la même erreur d'analyse fondamentale, erreur instillée par le Front national, qui gagne dangereusement des esprits naguère plus ouverts.

Les votants suisses ne le savent peut-être pas, mais leur pays est riche des autres. La France des Trente Glorieuses, vantée comme le paradis perdu aussi bien par Marine Le Pen que par la gauche de la gauche, n'était pas riche de son isolement, à «produire français» derrière ses frontières, elle était riche de la fin de son isolement, de l'abaissement de ses frontières, du traité de Rome, de l'ouverture de ses marchés et de ses débouchés!

Funeste conception malthusienne qui veut nous faire croire qu'il faut revenir «à du protectionnisme» pour les biens, les capitaux et les hommes. C'est l'ouverture, la confrontation, la concurrence qui, aujourd'hui, mille fois plus qu'hier à cause du caractère accéléré des technologies et de l'enrichissement des pays du Sud, sont nécessaires à la croissance.

Il faut nuancer et savoir faire des exceptions, comme on accepte la Suisse au coeur de l'Union européenne. Il faut veiller en bonne intelligence, l'ouverture n'est aucunement garante de bénéfices, mais le principe, la ligne générale, le message politique qu'il faut tenir est celui d'un avenir à ouvrir en collaboration.

Nous ne sommes plus à l'époque des empires, de la pax romana. Pas plus de la pax americana, et comme le dit justement Jacques Mistral, la pax sinica (la chinoise) n'arrivera pas[2]. Le XXIe siècle s'annonce plein de terrorismes, l'Asie se réarme, Internet pose des problèmes nouveaux de sécurité et de liberté, les biosciences amènent des interrogations éthiques et morales inédites et radicales. Les solutions toutes faites, les y-a-ka du «enfermons-nous», l'équivalent du «partons tous» d'Orgétorix, ne produiront que des désillusions et des milliers de morts.

Eric Le Boucher

Article également paru dans Les Echos

[1] Guerre des Gaules, Jules César. Retourner à l’article

[2] Guerre et paix entre les monnaies, Jacques Mistral, Fayard. Retourner à l’article

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