Il était une fois… Cette simple petite phrase nous plonge spontanément dans des histoires de princesses malheureuses, d’enfants perdus dans des forêts obscures en proie à des sorcières maléfiques et des monstres mythologiques.
Les contes de Perrault, Grimm et consorts contiennent tous des éléments narratifs intemporels, fortement symboliques et universels, le tout dans des mondes fantasmagoriques, merveilleux ou cauchemardesques. Matériau littéraire issu de la tradition orale et donc en perpétuelle évolution, le conte tente de formaliser les rites initiatiques, parcours obligé de l’humanité: rien d’étonnant alors que le cinéma, art le plus populaire, s’y soit abreuvé.
Qu’elles soient littérales, métaphoriques ou dans l’air du temps, les adaptations cinématographiques de Blanche-Neige, Hansel et Gretel ou La Belle et la Bête, pour ne citer qu’elles, ont donné lieu à des lectures variées, inspirées ou classiques, bodybuildées ou oniriques. Si tout finit (presque) toujours en happy end au pays des fées, les traitements pluriels des cinéastes prouvent encore aujourd’hui la puissance évocatrice de ces vieilles histoires d’un autre temps.
Au pied de la lettre
Essentiellement littérales, les premières adaptations marquantes de contes de fées s’ancrent dans un monde monarchique, régime politique en vigueur à l'époque des conteurs, du XVIIe au XIXe siècle. Rois, princes et princesses demeurent ainsi les personnages attendus des films, reprenant sans les modifier les codes d’une autre époque.
Cette vision passéiste (ou du moins conservatrice) s’explique parfaitement dans le cadre des adaptations Disney, gros consommateur de contes. Destinés à un jeune public, les films de la souris aux grandes oreilles n’ont aucun intérêt à relire ou à recontextualiser les œuvres dont ils sont issus. Récits édifiants censé déminer les peurs enfantines à force de monstres allégoriques et de figures héroïques, les contes forment ainsi les scénarii parfaits pour des dessins animés.
Walt Disney ne s’y est d’ailleurs pas trompé en jetant son dévolu, pour le premier long métrage du studio d’animation en 1937, sur le Blanche-Neige des frères Grimm. Si le psychologue Bruno Bettelheim, dans La Psychanalyse des contes de fées, souligne l’édulcoration patente des productions Disney tirées de contes (les morts y sont souvent moins brutales ou carrément escamotées), le spectacle du merveilleux que propose le studio depuis plusieurs décennies perpétue, en dépit des clichés sexistes, la tradition du conte.
Mais les films d’animation n’ont pas le monopole du conte cinématographique: en France, Jean Cocteau, par exemple, en a perçu le potentiel formel.
Dans La Belle et la Bête (1946), il rivalise de créativité pour illustrer le texte de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, préférant cette version à la précédente de Gabrielle-Suzanne de Villeneuve. Proposant un film fidèle à la narration originale, il met en scène des décors magiques, des costumes magnifiques et un masque de Bête mémorable.
Étonnamment, la version 2014 de Christophe Gans ne s’éloigne pas de la ligne Cocteau. Alors que la plupart des adaptations de conte subissent depuis quelques années des transformations profondes quant à leur symbolique et surtout leur contemporanéité, Gans revient à un cinéma à l’ancienne, prenant à rebrousse-poil les attentes du public. Si les effets spéciaux ont remplacé les trucages, cette Belle et la Bête du XXIe siècle s’arc-boute sur la reproduction d’un monde imaginaire où la magie est de mise, renonçant de fait à donner à son œuvre une autre lecture (psychologique, sociale) ou un autre cadre narratif (changement d’époque ou de lieu).
Cette tendance conservatrice était déjà au cœur du Petit poucet d’Olivier Dahan (2001). L’adaptation du conte de Perrault par le réalisateur de La Môme présente les mêmes caractéristiques qu’un Disney, excepté la prise de vue réelle.
Sans doute convaincus de la valeur intrinsèque du matériau littéraire et de son indémodabilité, Dahan et Gans renouent avec la veine romanesque des films en costumes, conservant leur coquille datée. Si les deux tentatives réussissent le pari d’une transposition littérale, elles refusent de moderniser ces légendes, un comble pour des récits oraux qui n’ont d’autre valeur que d’être sans cesse renouvelés pour s’adapter aux interrogations d’une époque. La forêt n’a plus aujourd’hui, par exemple, la valeur symbolique qu’elle recouvrait au XVIIe siècle. On pourrait attendre des metteurs en scène qu’ils s’emparent de ces symboles pour les actualiser, leur trouver une résonance contemporaine.
À mi-chemin d’une version littérale et d’une actualisation du conte, la proposition coréenne de Yim Pil-sung se révèle ainsi plus pertinente. Dans son Hansel et Gretel (2007), l’action se déroule de nos jours. Mêlant des éléments originels du conte des Grimm (la forêt, la maison a priori enchanteresse, le méchant terminant sa course au fond d’un four), le film joue sur une mise en abyme du récit fantastique et des conséquences que sa connaissance produit sur une fratrie.
Battus et violés dans un orphelinat au cœur d’un bois, les trois enfants se voient offrir le livre des frères Grimm et la mésaventure des petits héros leur donne l’idée de se débarrasser de leur tortionnaire. Enfin seuls, ils kidnappent des promeneurs afin qu’ils jouent un temps le rôle de parents. Oscillant entre conte macabre nimbé de magie et drame contemporain, Hansel et Gretel parvient à faire revivre le vieux conte en se débarrassant de toutes les scories datées.
Jeux de miroir
Dans cette lignée, d’autres cinéastes ont essayé de moduler les contes pour mieux radiographier les peurs modernes, comme Matthew Bright dans Freeway (1997). Adaptation très libre du Petit Chaperon rouge de Charles Perrault, le film s’intéresse au destin d’une adolescente à problème tombant sur un meurtrier (le grand méchant loup). Renouvelant l’habillage du conte sans en perdre la signification, Freeway marque le début d’une ère résolument iconoclaste où la grille de lecture du conte s’enrichit d’une dimension réaliste.
Fortement impressionné par un fait divers sordide où un couple d’adolescents avait massacré un camarade de classe avant de partir en cavale, François Ozon fait lui se télescoper ce crime et Hansel et Gretel des Grimm.
Dans Les Amants criminels (1999), les deux personnages se réfugient dans la forêt pour enterrer leur victime mais s’y perdent et tombent fortuitement sur une masure inhabitée. Le propriétaire ne tarde pas à se manifester, incarnant à la fois la figure de la sorcière et de l’ogre. Séquestrant les jeunes gens, il abuse sexuellement du garçon.
Si les points de jonction entre ce film et le conte sont moins nombreux que dans les adaptations plus littérales, la proposition d’Ozon a le mérite d’interroger la symbolique du conte des Grimm. Conservant l’allusion à l’anthropophagisme (la sorcière faisait engraisser Hansel pour le dévorer tandis que l’ogre fait déguster de la chair humaine aux deux personnages), le réalisateur ajoute à ce tabou ancestral celui du viol, autre forme d’appropriation du corps de la victime.
Bien que le final soit tragique (à la différence des contes où le conflit se règle au bénéfice des plus faibles), Les Amants criminels intègre en filigrane le parcours initiatique du jeune protagoniste, trame narrative majeure de tout conte.
Plus radicale, la tentative de revisitation de La Belle au bois dormant par Julia Leigh fait merveille. Dans Sleeping Beauty (2011), la réalisatrice met en scène une jeune employée d’une étrange agence d’escorts. Les filles y sont droguées de leur plein gré pour s’offrir endormies à de riches clients.
Lecture lointaine du texte de Perrault, Sleeping Beauty délaisse la pure narration du conte pour se concentrer sur la métaphore du corps féminin en sommeil. Là où l’auteur questionnait la puberté en devenir des jeunes filles, la cinéaste plonge dans la complexité du désir et du plaisir féminin. La dimension charnelle est donc conservée –toutefois, les interrogations portent sur un angle plus contemporain.
Mais l’intérêt de porter sur grand écran un conte réside aussi dans la plasticité de l’univers à présenter. Si Julia Leigh abandonne toute reproduction fidèle de l’univers de La Belle au bois dormant, elle en conserve la beauté formelle et fantasmatique d’un corps féminin endormi. Désormais nue, la belle Lucy, soumise et inconsciente, s’offre au regard (et au toucher).
Si les séquences peuvent s’apparenter à une sorte de viol, aucune pénétration n’est admise lors de ces séances, qui demeurent ainsi plus un spectacle où les clients (et le public) imaginent une sexualité fictive, jamais consommée. Les temps ayant changé, l’héroïne n’attend plus son prince charmant pour la délivrer de son mal mais elle explore (et exploite) son corps pour en découvrir les mystères. Une proposition de relecture où chaque scène de sommeil éveille la fascination de la chair.
Décidemment internationale, l’adaptation d’un conte trouve en Espagne une vision encore différente. Dans Blancanieves (2012), le réalisateur Pablo Berger propose une Blanche-Neige ibérique, orpheline d’un père toréador et d’une mère chanteuse de flamenco. Dans ce film muet, la jeune fille est élevée par une marâtre vénale jusqu’au jour où elle s’enfuit, se lançant elle-même dans une carrière dédiée à la corrida au sein d’une troupe itinérante de nains.
Si les éléments du récit des Grimm sont présents (la belle-mère malfaisante, la pomme empoisonnée et les nains), le glissement vers la culture espagnole (corrida, flamenco) produit un effet inattendu. À travers cette proposition osée (un film muet adapté d’un conte de fées), le metteur en scène prouve l’universalité de ces textes. Remplaçant les éléments magiques du conte par des métaphores (le miroir magique s’incarne dans l’obsession du paraître de la belle-mère), il transfigure le décorum sans modifier l’arc narratif ni la portée édifiante du texte.
Du sang et des armes
On ne le dira jamais assez, mais l’omniprésence adolescente au sein des multiplexes américains produit des effets surprenants sur la production cinématographique. Tandis que les films d’action ont plus que jamais la cote et que l’inventivité scénaristique peine à s’imposer dans les studios, un nouveau genre voit le jour: le conte de fées actioner.
Cet objet hybride, dont on pouvait déjà voir un exemple avec la présence du petit chaperon rouge dans Jin-Roh, la brigade des loups d’Hiroyuki Okiura (1999), connaît un premier sursaut en 2011 avec Le Chaperon rouge de Catherine Hardwicke, qui s’empare de la légende de Perrault pour narrer une histoire d’amour contrariée par la présence d’un loup-garou (!).
Ne s’embarrassant pas d’une quelconque portée symbolique de son matériau, la réalisatrice de Twilight emprunte les grandes lignes du récit original et son contexte (monde imaginaire et vaguement médiéval) pour proposer un film d’entertainment à gros budget. L’utilisation du conte ne s’explique que par la notoriété du personnage à la cape rouge (bankable car connu de tous) tant la lecture d’Hardwicke est simpliste et puritaine. Le sous-texte, toujours présent dans les contes et légendes, est ici évacué au profit d’une image clinquante, contemporaine dans sa forme mais définitivement pas dans le fond.
Une fois lancée, cette mode a fait des petits. L’année suivante, c’est au tour de Blanche-Neige de subir une adaptation siphonnée de toute substance mais bourrée de scènes d’action. Dans Blanche-Neige et le chasseur de Rupert Sanders, on retrouve l’héroïne de Twilight, Kristen Stewart, pour une prestation très éloignée et du Disney de 1937 et du récent Blancanieves.
Encore une fois, l’univers de conte fait de la résistance (le château, le miroir magique, la princesse et sa méchante belle-mère sorcière, la pomme empoisonnée) mais tellement vide de sens qu’il est difficile de le rattacher à l’œuvre des Grimm. Les nains deviennent ainsi des mercenaires, le prince un combattant bodybuildé (l’acteur de Thor) et l’héroïne une guerrière en armure chevauchant avec son armée pour en découdre avec sa belle-mère. Le conte sert de prétexte scénaristique à un récit qui n’a plus rien d’édifiant et qui ne sonde aucunement la psychologie humaine.
Ce changement majeur de traitement du conte trouve son aboutissement le plus vulgaire avec Hansel et Gretel chasseurs de sorcières (2013) de Tommy Wirkola. Mauvais film d’action, ce long métrage piétine le texte original et sa portée pour présenter un spectacle où le duo frère/sœur défouraille des sorcières avec des arbalètes high-tech. Alors que les légendes à l’origine des contes servaient de catharsis au public auditeur de l’époque, elles ne sont plus que des alibis scénaristiques pour produire à la chaine des œuvres désémantisées, voire décérébrées.
Les peurs ancestrales qui prenaient forme dans ces récits sont adaptées au pied de la lettre (comme on le voit chez Disney) mais elles sont vidées de leur symbolique. Le message intrinsèque du conte se dissout alors dans une explosion de violence graphique, garante d’une réussite au box-office.
La pertinence de l’usage du conte est ainsi fortement questionnée. Peut-il n’être qu’un appât à spectateurs, curieux d’une version modernisée, ou se doit-il d’être porteur d’une signification supérieure? A la découverte d’Hansel et Gretel chasseurs de sorcières, force est de constater qu’il n’y a pas de leçon à tirer du film, si ce n’est l’affadissement profond que subit ce pauvre conte.
Alors que le cinéma produit à la volée des suites, des remakes et des préquelles, symptôme d’une industrie créativement stérile, il est fort probable que le conte persiste à être une valeur sûre pour piocher des scénarii archétypaux et des personnages charismatiques. Parfois, pour le meilleur, les relectures s’engagent dans un véritable travail de modernisation, souvent, elles se contentent d’adapter les mondes imaginaires sans variation et, depuis quelques années, pour le pire, elles sucent la substantifique moelle des contes pour en recracher des produits stéréotypés sans âme.
On parle déjà d’une suite à Blanche Neige et le chasseur… Un contresens absolu de la portée singulière du conte. Tout est bien qui finit mal, donc.
Ursula Michel