The Act of Killing (en français, L’acte de tuer), le saisissant documentaire de Joshua Oppenheimer sur les massacres de 1965-1966 en Indonésie, a été nominé en janvier pour un Oscar (la cérémonie aura lieu le 2 mars). Depuis sa sortie en 2012, ce témoignage à la fois bouleversant et terrifiant a été présenté dans 120 festivals à l’étranger.
Il a reçu plus d’une trentaine de distinctions. Les autorités indonésiennes évitent toutefois de lui faire la moindre publicité. En Indonésie, des projections privées ont eu lieu et le grand public peut retrouver le film sur Internet.
Mais «L’acte de tuer» n’est ni à l’affiche ni au programme en salle. «Trop tôt», affirment certains intellectuels. «Le portrait inapproprié d’une nation», a estimé le gouvernement il y a quelques jours, en réponse à la Une du JarkartaPost sur le film:
JG Front Page, Jan. 24: The Act of Killing puts Indonesia's past - 1960s anti-communist purge - in global spotlight pic.twitter.com/Ijql9MBuBp
— Dominic G. Diongson (@dgdiongson) 24 Janvier 2014
En 1965, dans des circonstances controversées, le général Suharto prend le pouvoir, enferme son prédécesseur Sukarno dans le palais de Bogor, station d’altitude proche de Jakarta. Prétextant de l’assassinat de cinq généraux attribué sans preuve aux communistes, l’armée déclenche la brutale répression du PKI, le parti communiste, interdit l’année suivante. Une véritable boucherie –entre un demi-million et un million de morts– à laquelle participe des milices civiles. Sans parler des camps de concentration et des descendants privés, pendant trois décennies, de droits civiques. Cible privilégiée: la minorité chinoise.
La dictature kleptocrate de Suharto (1966-1998) est donc née dans un bain de sang qui a été –et pour cause– gommé de la mémoire collective, des manuels scolaires, de la littérature, des journaux. Peur et bourrage de crane, les Indonésiens ont gobé la version officielle: Suharto a sauvé l’Indonésie d’une tentative de prise de pouvoir par les communistes (le PKI est, de nos jours, toujours interdit). Même si d’éminents Chinois ont figuré dans l’entourage de Suharto, leur communauté a été privée de ses droits jusqu’en I998: ni écoles, ni journaux, ni célébrations.
Le bourrage de crane a été tel, nous a déclaré en 1999 le cinéaste Garin Nugroho, que les Indonésiens en ont été «complètement déboussolés». Certes, depuis la chute de Suharto, des efforts ont été entrepris pour confronter la vérité. Mais ils ont été épars et sans grand effet. Jusqu’à la sortie de «l’Acte de tuer», quinze ans après la chute de Suharto et cinq ans après sa mort.
Quand Oppenheimer a commencé à tourner, il a recherché des survivants. Et quand ces recherches ont été connues, des pressions ont été exercées par les militaires sur les rescapés pour qu’ils se taisent. «Avant d’abandonner votre projet, pourquoi ne pas essayer de rencontrer quelques vieux chefs de bandes encore en vie? Eux vont peut-être vous parler et vous dire ce qu’il est advenu de nos parents bien aimés», ont suggéré ces rescapés à Oppenheimer, a raconté le réalisateur à la revue The Diplomat.
Le réalisateur l’a fait et les anciens tueurs ont parlé. Tourné à Sumatra Nord, le documentaire se concentre sur Anwar Congo, aujourd’hui patriarche apparemment heureux, et deux de ses complices, qui se pavanent en se rendant sur les lieux de leurs crimes, décrivant comment ils ont tué, affirmant même parfois qu’ils n’ont pas de problèmes de conscience et que si c’était à refaire, ils n’hésiteraient pas.
Le procédé rappel celui auquel a eu recours Rithy Panh dans son documentaire acclamé et primé, S-21, la machine de mort khmère rouge, sorti en 2003. Faute de témoignages des victimes, il avait fait appel à d’anciens gardiens du centre de torture et d’exécution de Tuol Sleng à Phnom Penh. Avec l’aide de Vann Nath, le peintre prisonnier aujourd’hui décédé, il avait demandé à ces anciens tortionnaires de montrer, dans les cellules des condamnés, comment ils avaient procédé (Rithy Panh est également nominé pour un Oscar pour L’image manquante, son dernier et brillant effort de renforcer la mémoire à l’aide de figurines en glaise).
Mais l’Indonésie n’est pas le Cambodge. Les anciens Khmers rouges se cachent: ils ont fait 1,7 million de victimes lors de leur passage au pouvoir et leurs derniers dirigeants en vie sont internés et font l’objet d’un procès. En Indonésie, les anciens tueurs n’ont pas peur. En dépit des protestations des militants des droits de l’homme, les milices civiles levées au temps de Suharto ont toujours pignon sur rue. Leurs vétérans sont ainsi protégés.
En revanche, les noms des parents de victimes ou de survivants qui ont témoigné n’ont pas été rendu publics afin d’éviter des représailles.
Que L’acte de tuer n’ait pas été formellement interdit en Indonésie constitue un progrès. Sans évoquer ceux, nombreux, qui ont beaucoup à se faire pardonner, la nomenclature du régime ne souhaite pas qu’on remue la boue, qu’il s’agisse de 1965-1966, de la répression pendant l’occupation unilatérale de l’ancien territoire portugais de Timor Est (1975-1999, 200.000 victimes) ou même de la Papouasie indonésienne, sous occupation militaire indonésienne de fait depuis 1963.
Le président actuel est un général à la retraite, qui a fait toute sa carrière militaire sous Suharto. L’un des principaux candidats à l’élection présidentielle, cette année, est un autre général à la retraite, très controversé celui-là. Le travail de mémoire promet donc de s’étaler sur une longue période avant d’aboutir.
Jean-Claude Pomonti