Le territoire de l’Islande n’est rien de plus qu’un petit îlot de lave perdu dans une immensité d’eau salée à la limite du cercle Arctique. Par endroits, la terre est encore fumante. Toutes ces grandes étendues de terre ont des airs de nuage d’Oort. Et pourtant, le long des falaises qui entourent l’île, on trouve des prairies très vertes, des phoques qui font des cabrioles, des baleines qui jaillissent hors de l’eau et un très grand nombre d’oiseaux marins. De l’eau chaude gratuite sort de la terre en bouillonnant. Le parfait tableau du paradis naturel.
Jusqu’à ce que j’apprenne la mauvaise nouvelle qui concerne le macareux moine. Cet oiseau marin est tellement mignon qu’il est carrément devenu un des produits phares de l’industrie du tourisme islandais. Ces neufs dernières années, la reproduction des macareux a presque entièrement disparu dans la moitié sud de l’Islande, y compris pour la plus grande colonie du monde qui vit dans les îles Vestmann. Chaque année, il est question de centaines de milliers de nids qui ne donnent pas d’oisillons.
C’était donc un choc pour moi quand j’ai appris que le plus gros débat sur le sujet qui a divisé l’Islande cet été concernait l’avenir de la chasse au macareux moine.
En 2011 et 2012, les problèmes de reproduction avaient déjà pris une telle ampleur que la chasse au macareux avait été interdite dans les îles Vestmann. Certains scientifiques ont voulu étendre l’interdiction à tout le territoire islandais. Mais, en 2013, une minorité très agitée s’est réveillée et a organisé des pétitions pour que la chasse soit ouverte à nouveau.
«Ça les rendait dingues de ne pas avoir pu chasser pendant autant d’années», m’a dit Erpur Hansen, un biologiste qui travaille au South Island Nature Centre et qui étudie le déclin des macareux. «C’est compréhensible, ces gars ont la culture de la chasse. Mais le problème est simple : la population n’est pas renouvelable.»
Les arguments des chasseurs sont terriblement directs:
- Il y a tellement peu d’oisillons qu’on ne pourra pas les tuer de toute façon.
- Ça veut dire que la chasse n’aura aucune incidence sur le nombre de macareux.
- Et donc, la chasse devrait être autorisée.
Si ce genre de logique vous fait mal à la tête, c’est parce qu’il s’agit d’une collision entre une situation qui a toujours existé et une situation actuelle. C’est un symptôme de l’incroyable capacité humaine à ignorer une calamité juste parce qu’elle interfère avec la tradition.
Mais tuer les macareux? C’est une des seules espèces que le public qui n’est pas du genre à trimballer ses jumelles partout apprécie d’observer. Ce sont des petits mecs trapus qui se promènent en bottes orange avec des poissons dans le bec. Ils pèsent environ 500 grammes, en comptant toutes leurs plumes. Pour nous, l’idée de les manger est grotesque. En Islande, ils représentent une source de protéine depuis plus de 1.000 ans.
Une île de renégats
Peut-être faut-il être islandais pour comprendre. L’île a été colonisée par des Vikings tellement irascibles qu’ils avaient été chassés de Norvège par d’autres Vikings. Le genre de mecs qui se feraient virer d’un groupe de death metal parce qu’ils sont trop sataniques. Ces renégats se sont donc installés dans des maisons en tourbe et ont développé une cuisine à base de mouton, de poisson séché et d’oiseaux marins. Chaque hiver, la nuit dure plusieurs mois, sauf en cas d’éruption volcanique. Ce qu’il faut retenir, c’est que les Islandais ont dans leurs veines une volonté de fer vis-à-vis de la nature.
Le conseil municipal a finalement décidé d’autoriser cinq jours de chasse au macareux à la fin du mois de juillet.
Je suis donc allé à la chasse avec Hansen et son ami Marino Sigursteinsson, un ancien chasseur. Dans ce cas précis, il s’agissait uniquement d’attraper des macareux pour placer des balises qui permettraient de suivre leurs mouvements en hiver.
Les îles Vestmann sont un groupe de petits volcans dont le sommet dépasse de l’océan, entourés de falaises abruptes et surmontés d’une herbe très verte et très épaisse. Des milliers d’oiseaux marins (des fulmars, des guillemots et des petits pingouins) vivent sur les falaises et y font leur nid. Le macareux moine creuse des terriers sinueux dans l’herbe qui surmonte ces falaises. Les îles comptent environ 4.000 habitants, pour 1,6 million de macareux.
Des milliers d'oiseaux dégustés lors d'un grand festival de musique
Une petite brise fraiche soufflait sur les gouttes de pluie qui venaient de l’est. Nous avons traversé des prés à moutons vertigineux pour atteindre l’endroit où la tourbe humide entre en contact avec le vide. «Fais attention, ne glisse pas, m’a soufflé Hansen. C’est un vrai toboggan.» Sigursteinsson a noué une simple corde de sécurité autour de sa taille et a donné l’autre extrémité à Hansen. La pluie frappait son visage anguleux. Il a installé son énorme filet équipé d’une poignée de 3,5 mètres de long dans l’herbe et a regardé par-dessus le rebord de la falaise pour chercher sa proie.
Un petit groupe de macareux est passé au-dessus de nous pour faire moins d’un kilomètre en direction de la mer, avant de planer dans le vent et revenir doucement se poser au bord de la falaise. Sigursteinsson n’avait plus qu’à attendre qu’ils se rapprochent avant de tirer sur son filet pour les piéger.
Les chiffres officiels indiquent qu’en moyenne, les chasseurs islandais attrapent au moins 260.000 macareux par an en utilisant cette méthode, et qu’environ un quart de ces prises viennent des îles Vestmann. (Hansen pense que ce rapport est en fait sous-estimé de près de 50%). Depuis une centaine d’années, des milliers de ces oiseaux sont dégustés lors d’un grand festival de musique qui a lieu en août. Le reste est fumé et gardé pour l’hiver ou trouve sa place sur les menus des restaurants pour touristes aux côtés du cormoran, du guillemot ou de la baleine.
La plupart des oiseaux attrapés sont assez jeunes (ils ont entre 2 et 4 ans). Ils sont naïfs, et comme ils n’ont pas de nid attitré, ils n’ont pas grand chose d’autre à faire que de tourner en rond dans le ciel. Ils sont bien plus simples à chasser que les adultes reproducteurs, et c’est ce qui a permis à la chasse au macareux d’être durable pendant très longtemps. Les macareux âgés de 4 ans et moins représentent au moins 70% des prises. Ceux qui parviennent à éviter les filets peuvent dépasser l’âge de 30 ans, en se reproduisant tous les ans.
Mais notre chasse ne s’est pas tout à fait déroulée comme prévu. Au bout d’une heure, seuls trois macareux se sont approchés suffisamment près du filet de Sigursteinsson, et tous l’ont évité quand il a été tiré. De manière générale, il y avait très peu de jeunes macareux dans les airs, ce qui veut dire qu’un jour il y aura très peu de macareux adultes pour assurer la reproduction.
La chaîne alimentaire perturbée
Le problème de l’Islande est similaire à ce qu’il s’est passé dans le Maine en 2012. Des eaux plus chaudes ont forcé la population de harengs à s’éloigner au large, hors de portée des macareux, qui se nourrissaient principalement de ces poissons. Des dizaines de petits macareux sont morts de faim. En Atlantique du Nord, des courants plus chauds ont amené des populations importantes de maquereaux en Islande. Ils sont passés de zéro à deux mille à plus d’un million de nos jours. Ils sont trop gros pour que les macareux puissent les manger, et ils ont perturbé la chaine alimentaire en faisant presque disparaître la première source de nourriture des oiseaux, les lançons. La différence n’est qu’une question de proportions: on trouve 2.000 macareux dans le Maine. En Islande, j’ai pu en voir six fois plus en une seule après-midi.
Je suis remonté vers le nord avec Hansen pour voir à quoi ressemblaient des macareux en bonne santé. (Dans la voiture, il m’a fait écouter des chansons de death métal islandais qui parlaient des dieux scandinaves.) Là-haut, l’océan est encore glacial, on ne trouve pas encore de maquereaux, et les macareux mangent à leur faim.
Sur une île appelée Drangey, les macareux sont si nombreux dans les airs qu’ils donnent l’impression qu’une énorme boule à facettes est en train de projeter ses reflets noirs sur les faces des falaises environnantes. Ils avaient le bec tellement rempli de poissons qu’ils peinaient à garder la tête relevée.
J’ai parlé à Viggó Jónsson, qui organise des excursions pour observer les macareux mais qui en chasse également plusieurs milliers par an sur cette île. Il utilise la technique du filet puis leur brise la nuque d’un violent coup de poignet.
Jónsson est l’archétype du Viking, sauf qu’il porte un jogging. Sa tête semble faite de granit blond. Il m’a fait descendre le long d’une corde jusqu’à une extrémité de la falaise très exposée au vent, et qu’il utilise pour prendre des photos des touristes pour leur page Facebook. Je lui ai demandé pourquoi il s’embêtait encore à chasser le macareux.
«Ça m’aide à me sentir vivant, m’a-t-il dit. Pourquoi est-ce que j’arrêterais ? Je pêche, et je chasse le guillemot, et la baleine. C’est mon histoire! J’aime bien venir ici et aller les chercher. C’est ça qui fait de moi un Islandais.»
Son anglais approximatif le rend encore plus impressionnant.
«Comme ça, je sais ce que je mange. Vous savez pas ce que vous mangez quand vous avalez un hamburger aux États-Unis. Vous savez pas ! »
Et le macareux, c’est bon? C’est pour ça que vous en mangez?
Et la macareux, c'est bon?
«Oui, c’est très bon. Ça a le goût de... » Il s’est tourné vers son fils pour lui demander la traduction en criant.
Il se tenait dos au vide et agitait beaucoup les bras en parlant. J’essayais de me concentrer mais je n’arrivais pas à penser à autre chose qu’à ces cent mètres de vide derrière lui, et au fait que j’étais sur le point de voir un Viking tomber du meilleur coin photo de Drangey. Bien entendu, il n’est pas tombé. Il a fini sa phrase, et a écarté un fulmar de son chemin d’un coup de pied (il y a eu un petit bruit étouffé quand le cuir de la chaussure a rencontré les plumes) avant de remonter à l’abri.
«Ça a le goût de baleine de Minke», a-t-il répondu.
Nous sommes retournés dans les îles Vestmann, au sud, où je m’étais porté volontaire pour vérifier que les nids de macareux avaient du succès à l’aide d’une petite caméra attachée au bout d’un câble. Je me tenais au bord d’une falaise, entouré par la brume, et j’écoutais l’océan qui frappait les falaises de l’île avoisinante. Quelques macareux se trouvaient dans l’herbe à côté de moi et me regardaient d’un air nerveux.
C’est la plus importante colonie de macareux du monde. J’allais bien trouver un oisillon ou deux en train de se gaver de lançons, bien au chaud dans son terrier. Et pourtant, terrier après terrier, j’ai fait passer le câble de ma caméra pour ne trouver que de la terre, des cailloux, des toiles d’araignées et des racines. Quelques crottes de moutons. Mais pas un seul oisillon.
«La saison a été terrible dans les îles Vestmann, m’a raconté Hansen à la fin de l’été. 80% des oiseaux ont abandonné leurs œufs. Seuls 4% d’entre eux ont eu des oisillons.»
Pendant la saison de chasse de cinq jours de cette année, on a rapporté environ 300 prises, contre la moyenne habituelle d’environ 76 000, selon Hansen. Pas un seul des macareux montrés à Hansen et ses collègues n’avaient moins de 4 ans. Après des années d’échec dans leur reproduction, ces jeunes oiseaux n’existent simplement pas. Donc j’imagine que les chasseurs ont raison. La chasse n’est pas vraiment le plus gros souci des macareux des îles Vestmann en ce moment.
Ça paraît fou, de se dire que pendant que la prochaine génération de macareux est un train de mourir de faim, l’inquiétude numéro 1 de certains chasseurs est de s’assurer qu’ils pourront déguster du macareux fumé pour leur grande fête de fin d’été.
La tradition, par définition, appartient au passé. La tradition est inconsciente et autoritaire.
Elle devient tellement naturelle qu’on est incapable d’imaginer notre vie autrement. Il suffit de penser à notre dinde de Thanksgiving (ou notre repas de Noël).
L’Islande est le pays des baleiniers, et des voleurs d’œufs, et des mangeurs de macareux. Fort bien, mais aux États-Unis, on élève nos animaux entassés dans des entrepôts pour que leur viande coûte moins cher que les asperges. Le thon rouge disparaît petit à petit, un coup de baguettes à la fois. Les bibelots en ivoire sont un symbole traditionnel de richesse en Chine. Maintenant que la Chine est devenue riche, les éléphants d’Asie et d’Afrique se font massacrer.
Alors oui, peut-être que le fait de manger des macareux moines est une pratique barbare. Mais peut-être aussi qu’il serait temps de prendre exemple sur nos voisins les Vikings et de s’énerver un petit peu: faut-il tuer nos idoles? Faut-il tuer notre télévision? Non, il faut tuer nos traditions.
Hugh Powell
Traduit par Hélène Oscar Kempeneers