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Sécurité privée: les sociétés françaises parées à embarquer

Temps de lecture : 4 min

Après plusieurs années de débat, elles s'apprêtent à devenir officiellement fréquentables grâce à un projet de loi encadrant leur activité.

Dans la mer d'Arabie, le 2 février 2011. REUTERS/Chief Hull Maintenance Technician John Parkin-US Navy/Handout.
Dans la mer d'Arabie, le 2 février 2011. REUTERS/Chief Hull Maintenance Technician John Parkin-US Navy/Handout.

Si, quand on vous parle de société militaire privée, vous pensez encore à Blackwater (depuis renommée Xe, puis Academi), sachez que les entreprises françaises de la branche deviennent officiellement fréquentables. Elles vont enfin pouvoir embarquer des hommes armés sur des navires français pour lutter contre la piraterie.

Les ministre de l'Écologie et des Transports, Philippe Martin et Frédéric Cuvillier, ont présenté en début d'année en conseil des ministres un projet de loi visant à encadrer cette activité, jusqu'ici assurée par la Marine nationale. Une victoire pour le lobbying des sociétés militaires privées, rebaptisées dans le texte en un plus neutre «entreprises privées de protection des navires».

Comme s'en félicite Gilles Sacaze, co-fondateur de Gallice Security et ancien du service action de la DGSE, le texte a d'abord une valeur symbolique:

«C'est un signe très positif, parce qu'il montre la fin d'un dogme.»

Réflexion depuis 2011

Comme aiment le répéter leurs dirigeants, ces sociétés n'ont désormais plus rien à voir avec les mercenaires barbouzes d'hier. Non plus qu'avec leurs homologues américaines et leurs dérives, incarnées entre autres par Blackwater et ses agissements en Irak. Le secteur se veut respectable et tente de le démontrer sur le terrain de la lutte contre la piraterie depuis quelques années.

La réflexion sur l'évolution de la règlementation pour les soldats privés embarqués sur les navires a commencé en 2011. Le secrétariat général de la mer, qui dépend de Matignon, a planché le premier, proposant un système de labellisation des navires en fonction de leur importance stratégique.

En février 2012, deux députés de la commission de la Défense, Christian Ménard (UMP) et Jean-Claude Viollet (PS), ont rendu un rapport d'information sur les «entreprises de services de sécurité et de défense» (ESSD), autre acronyme technocratique. Leur rapport estimait que la France était «désormais prête à autoriser l'embarquement de personnels privés armés à bord des navires commerciaux traversant des zones dangereuses».

Enjeu économique

Un premier pas vers une modification de la règlementation en vigueur, qui n'a pas été suivi d'effet. L'enjeu était alors surtout économique, martelaient les entrepreneurs de sécurité, suivis par les parlementaires. Le marché mondial pour les sociétés militaires privées, toutes activités confondues, s'élève à plusieurs centaines de milliards de dollars par an selon le rapport de l'Assemblée nationale.

Le ministère des Transports estime à 12 millions d'euros le futur chiffre d'affaire des entreprises de l'Hexagone pour la protection des navires français, sans exclure qu'il soit supérieur grâce à des contrats avec des pavillons étrangers, notamment européens. Deux cents emplois seraient créés. Des chiffres qui paraissent peu réalistes au directeur de la société Risk&Co, Bruno Delamotte qui pronostique une centaine d'emplois nouveaux dans le secteur et parle d'un «micro-marché».

La piraterie a en effet diminué ces dernières années. Selon le Bureau maritime international, le pic des attaques signalées a été atteint en 2010, avec 445 tentatives dans toutes les régions. Deux ans plus tard, elles sont passées sous la barre des trois cents grâce à une forte baisse au large de la Corne de l'Afrique. Une conséquence du déploiement de forces armées sous l'égide de l'Union européenne (opération Atalante, à partir de 2008) et de l'Otan («Task Force 151», à partir de 2009) ainsi qu'à la stabilisation de la situation en Somalie, note l'étude d'impact sur le projet de loi.

La France a aussi proposé aux armateurs d'embarquer des équipes armées de militaires français. «Les armateurs doivent en faire la demande, explique le ministère de la Défense, et le Premier ministre prend la décision après notre accord.» 70% des demandes ont été acceptées, sur une trentaine au total.

Infréquentables cow-boys

Les armateurs prennent alors à leur charge prennent les frais des militaires, qui continuent d'être payés par le ministère. Le dispositif a fait grincer des dents des dirigeants de sociétés militaires privées, qui y voyaient une concurrence déloyale et une utilisation à des fins privées de la puissance publique, leur renvoyant en creux une image peu flatteuse d'infréquentables cow-boys.

Un ancien consultant pour la sécurité des plate-formes pétrolières, fin connaisseur du Golfe de Guinée, est sceptique sur l'emploi d'hommes armés. Il a observé l'évolution des solutions élaborées pour lutter contre la piraterie et la montée en puissance de propositions de plus en plus radicales:

«Au début des années 2000, les consignes étaient d'éviter d'avoir des armes à bord et de pouvoir s'enfermer à l'intérieur du navire en cas d'attaque. Puis la tendance était à la discrétion à l'approche de zones dangereuses, comme le détroit de Malacca.»

D'autant que la présence d'armes à proximité de plateformes pétrolières ne le rassure pas du tout.

Attente des décrets

Le texte de loi, préparé en interministériel avec le concours de l'Intérieur, des Affaires étrangères, de la Justice et de la Défense, laisse à des décrets d'application le soin de préciser des points cruciaux: les zones concernées, le nombre d'armes autorisées à bord, les modalités d'attribution d'autorisations aux «entreprises privées de protection des navires»

Pour ce dernier point, le Conseil national des activités privées de sécurité (Cnaps) jouera un rôle central, tant pour distribuer les autorisations que pour contrôler le respect de la règlementation. Sauf que ses moyens permettent difficilement des visites inopinées dans les ports où embarquent les gardes armées.

Difficile d'imaginer une ouverture à d'autres domaines que la piraterie dans ces conditions, comme le réclament les entreprises françaises. À défaut d'énoncer une doctrine sur les sociétés militaires privées, le ministère de la Défense renvoie à une déclaration de Jean-Yves Le Drian le 12 septembre devant la commission de la Défense du Sénat:

«Je suis défavorable [à la reconnaissance des sociétés militaires privées] pour l'armée de Terre, car cela s'apparenterait à du mercenariat, ce qui est contraire à notre tradition républicaine et à nos convictions.»

Pierre Alonso

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