Cet article contient des spoilers sur le film 12 Years a Slave.
Commençons par le commencement: si vous n’avez pas déjà vu 12 Years a Slave de Steve McQueen, il faut absolument y aller. Il le faut parce que sa star, le toujours charismatique Chiwetel Ejiofor, y excelle et parce que c’est un film émouvant, poignant.
Et aussi parce que sa seule existence est un petit miracle en soi: c’est un film dont le réalisateur est noir, la star noire et qui traite de l’esclavage du début à la fin. A-t-on si souvent l’occasion de voir la pop culture américaine reconnaître l’existence de l’esclavage? (Bien que Steve McQueen soit britannique, le film a été tourné aux États-Unis et produit principalement par des sociétés américaines).
«Je ne suis pas un esclave»
L’attitude des États-Unis envers ce qui reste leur plus grande honte n’a absolument rien de cohérent. Le déni prévaut, les Américains préfèrent regarder ailleurs. Un récent sondage de CNN montre que, lorsqu’on les interroge sur la guerre de Sécession, environ un quart des Américains sympathisent davantage avec les États confédérés du Sud esclavagiste qu’avec ceux de l’Union. Et 42% pensent que l’esclavage n’a pas été le principal motif de sécession des États du Sud.
Ce contexte donne à 12 Years a Slave un caractère d’urgence morale. Aller voir ce film gorgé d’images traumatisantes habituellement oblitérées de la mémoire américaine devrait être obligatoire —surtout quand on songe aux élus et autres commentateurs américains enclins à déplorer la perte des convenances et des saines valeurs sur lesquelles se seraient construit leur pays.
Ces fausses idées sont encore bien vivantes, et étant donné la volonté générale de tout oublier, on ne peut qu’imaginer les batailles qu’a dû nécessiter la réalisation de ce film. C’est un véritable exploit.
Mais les prémisses de 12 Years a Slave ont leurs limites, celles du secteur du divertissement américain dans son ensemble. Le film, basé sur une histoire vraie, suit Solomon Northup, un homme noir né libre, enlevé en 1841 par des négriers et réduit en esclavage en Louisiane pendant douze ans. La bande annonce met l'accent sur la singularité de cet homme instruit et violoniste de talent. «Je ne suis pas un esclave», martèle-t-il. «Je suis un homme libre!»
Le récit de Northup, publié en 1853, se vendit à 30.000 exemplaires et contribua à cristalliser le sentiment du public contre l’esclavage. Raconter son histoire était nécessaire à l'époque, et son statut d’homme libre jeté dans les fers fait de 12 Years a Slave un film passionnant. Après tout, pour les besoins du film, le public a besoin de se projeter dans un personnage.
Un homme exceptionnel
Mais ce point de vue narratif a un prix. Le film dit de Solomon Northup ce que tant de films américains disent de leurs personnages: c’était un homme exceptionnel (c’est le même message que celui délivré par Django Unchained, le film sur l’esclavage de Quentin Tarantino, vainqueur de deux Oscars l'an dernier). Le message implicite, constamment paraphrasé par Northup, est le suivant: «Je ne suis pas censé être ici!»
Le cinéma américain appréhende avant tout la souffrance comme un prélude à la catharsis. Le fait que Northup ne soit en effet pas censé être là —et que sa captivité se termine sur ses retrouvailles avec sa famille— en fait, à un certain niveau, une histoire familière: celle d’un homme qui survit à l’adversité grâce à une invincible intégrité psychique («Je ne m’abandonnerai pas au désespoir!», s’écrie Northup —et il résiste, en effet. Ceux qui s’y abandonnent disparaissent le plus souvent du récit: il serait trop insupportable que le film reste dans leur subjectivité).
Mais cette logique narrative a un revers aussi regrettable qu’involontaire: l’idée que tous les autres, dans un certain sens, soient à leur place dans les chaînes. Ou, comme le dit un des mes amis: «Si les esclaves ordinaires savaient jouer du violon, peut-être ne se retrouveraient-ils pas dans cette situation.»
Il ne fait aucun doute que le film n’a jamais voulu donner cette impression et d’ailleurs, le réalisateur fait de son mieux pour suppléer à la mise en avant d’un seul et unique personnage. Une note à la fin nous rappelle par exemple que la plupart des esclaves kidnappés n’étaient jamais sauvés.
Il y a également un plan remarquable au milieu du film: après la mort d'un esclave dans les champs de coton, McQueen nous projette dans son point de vue à lui alors que Northup l’enterre, comme pour dire: «C’est ainsi que cela pouvait finir et que cela s’est terminé pour des millions de gens.» Mais si le passage est glaçant, il n’est pas aussi efficace qu’il aurait pu l’être: nous n’avons jamais rencontré cet homme avant qu’il ne meure. Il reste une addition anonyme à l’histoire de Northup. Ce n’est que le temps d’un plan qu’on nous demande de voir par ses yeux.
Identification au succès
La meilleure tentative du cinéaste de faire dévier un tantinet cette vision d’un seul et unique personnage vient d’une intrigue secondaire autour d’une autre esclave, Patsey (Lupita Nyong'o), violée par son maître sociopathe Edwin Epps (un effrayant Michael Fassbender). Ces scènes figurent parmi les plus dures à regarder, mais elles sont moralement simples: Patsey souffre, en bonne figure christique, et finit par demander à Northup de la tuer. Il reste noble et refuse.
McQueen et le scénariste John Ridley compliquent un peu leur relation dans une scène terrifiante vers la fin du film lorsqu’Epps, devenu fou, oblige Northup, sous la menace d’une arme, à fouetter Patsey nue et attachée. C’est à ce moment-là que les cinéastes sont au plus près d’ébranler la force de Northup: l’esclavage l’a mis dans une position où rester pur est impossible.
Mais là, pour moi, le film se dérobe. Patsey dit à Northup qu’elle préfère que ce soit lui qui la fouette plutôt qu’Epps; et en parfaite martyre, elle l’absout (si le film est apparemment très fidèle au texte du vrai Northup, il est très parlant que ces mots-là soient de Ridley, et non de lui). Et il la fouette en effet, mais Epps ne tarde pas à prendre sa place, laissant Northup libre de le critiquer insolemment.
Et 12 Years a Slave permet à la relation de Northup et Patsey de se terminer par une tendre étreinte, lorsqu’il recouvre la liberté. Le film joue sur la corde tragique, car nous savons que la vie de Patsey continuera d’être atroce. Mais il est pur. Sa complexité morale et émotionnelle reste limitée, car il ne peut se permettre de risquer que cessions de nous identifier à Northup.
Les Américains ont tendance à s'identifier avec le succès, même quand il leur échappe. Je crois que cela entrave leur compassion. Pensez à la géniale observation de John Steinbeck:
«Le socialisme ne s’est jamais implanté en Amérique parce que les pauvres ne se considèrent pas comme un prolétariat exploité, mais comme des millionnaires temporairement dans l’embarras.»
Les sondages laissent entendre que de vastes pourcentages d’Américains pensent qu’ils figureront bientôt parmi les 1% les plus riches du pays.
«L'individu plus grand que l'institution»
Rien de surprenant que ces tendances se manifestent dans les médias. David Simon, le créateur de The Wire —l'un des rares divertissements de masse que je connaisse qui soit honnête sur les chances des individus face à des systèmes oppressifs— l'évoque sans mâcher ses mots:
«Ce qui a été exalté et qui consume le secteur du divertissement américain, c’est l’individu perçu comme étant plus grand que l’institution... C’est l’histoire que nous ne nous lassons jamais de voir raconter. Et vous savez pourquoi? Parce qu’au fond de nous, ce que nous savons du XXIe siècle, c’est que chaque jour, nous allons valoir un peu moins, et pas un peu plus.»
La catharsis individuelle est à ce point ancrée dans l’industrie du divertissement que nous ne la remarquons presque plus; nous avons beaucoup de mal à imaginer d’autres formes de récit.
Alors, peut-être serait-il plus juste de dire que les limites de 12 Years a Slave ne tiennent pas à lui mais à nous, au public. Il nous est terriblement difficile de nous identifier aux «esclaves ordinaires», quelle que soit leur incarnation. 12 Years a Slave raconte l’histoire d’un homme qui essaie de revenir vers sa famille et offre à chaque spectateur un moyen d’éprouver de l’empathie pour son personnage principal.
Peut-être avons-nous besoin d’une histoire ainsi conçue à l’échelle individuelle pour qu’elle nous soit compréhensible. Mais il n’empêche qu’elle n’en a pas moins un effet déformant. Nous sommes davantage investis dans un seul héros que dans un million de victimes; si nous sommes contraints de nous imaginer réduits en esclavage, nous voulons nous voir sous les traits de Northup, personnage hors du commun qui échappa miraculeusement au système qui tenta de l’écraser.
Le bémol de Kubrick
L’histoire de Solomon Northup est puissante, et ce film est important. Mais je ne peux m’empêcher de penser à ce qu’a dit Stanley Kubrick à propos de La liste de Schindler. Kubrick était un ami de Steven Spielberg et il admirait son film, mais avec un bémol de taille:
«Vous pensez que ça parle de l’Holocauste? Mais ça parle d’une réussite plutôt, non? L’Holocauste, ce sont 6 millions de personnes qui se font tuer. La liste de Schindler parle de 600 personnes qui en réchappent.»
Tout au long de 12 Years a Slave, les sadiques esclavagistes tentent sans relâche d’anéantir l’humanité de Northup. Ils n’y parviendront pas. C’est ça, plus que toute autre chose, qui désigne 12 Years a Slave comme étant un film américain. C’est un voyage au pays du désespoir, mais qui se dirige vers une destination toute différente. Dans le divertissement américain, l'intolérable a ses limites.
Est-il même possible de réaliser un film qui dise la vérité absolue sur l’esclavage? Qui dise que, Northup ou pas Northup, pendant deux abominables siècles de l’histoire américaine, l’individu n’a pas été plus grand que l’institution? Nous pouvons supporter 12 Years A Slave, mais ne vous attendez pas à voir bientôt 60 Years a Slave. Quant à 200 Years, Millions of Slave, n'y pensez même pas.
Peter Malamud Smith
Traduit par Bérengère Viennot