Si on tenait compte de tout ce qui a été écrit sur le bitcoin, on pourrait en conclure que cette monnaie virtuelle née en 2009 s’est imposée comme un phénomène économique majeur. Ce qui est manifestement faux: sur la base des derniers cours, on peut estimer que les 12 millions de bitcoins en circulation actuellement représentent aujourd’hui un peu plus de 7 milliards d’euros.
Ce n’est pas négligeable, mais c’est peu si on rappelle par exemple que le PIB de la France dépasse 2.000 milliards d’euros ou que les réserves de change de la Chine en dollars, euros, etc. excèdent maintenant 3.800 milliards de dollars. Le bitcoin reste une goutte d’eau dans la mer. Mais c’est une goutte d’eau qui grossit et qui, surtout, possède des propriétés tout à fait particulières, au point de susciter l’intérêt des banquiers centraux voire des législateurs.
Vu avec intérêt aux Etats-Unis….
Ce sont d’ailleurs aujourd’hui les déclarations des autorités qui sont à la source des principales fluctuations du cours du bitcoin qui, après être monté jusqu’à 1.200 dollars au début de décembre dernier, a ensuite perdu presque la moitié de sa valeur avant de revenir ces derniers jours au-dessus de 900 dollars. A l’origine de cette hausse on trouve une lettre de Ben Bernanke, président de la Réserve fédérale, à un comité du Sénat, lettre datée du 6 septembre, mais dont le contenu a été publié seulement le 18 novembre.
Tous ceux qui croient au bitcoin n’ont retenu que les aspects positifs de la prise de position de Ben Bernanke (page 10): les monnaies virtuelles pourraient «présenter des promesses de long terme» et «promouvoir un système de paiement plus rapide, sûr et efficient». Ils ont préféré passer rapidement sur les passages ou le président de la banque centrale évoquait les risques «liés à l’application de la loi et aux questions de supervision».
… et interdit en Chine
Mais, le 5 décembre, la banque centrale chinoise a fait savoir qu’elle interdisait aux établissements financiers du pays d’utiliser cette monnaie. Cette décision, compte tenu de l’importance potentielle du marché chinois pour les monnaies virtuelles, a fait plonger le cours du bitcoin. Et, le même jour, la Banque de France a enfoncé le clou en publiant une étude sur cette «monnaie non régulée qui n’offre aucune garantie» et «représente un risque financier pour les acteurs qui le détiennent» (PDF).
A l’image du comité du Sénat américain pour la sécurité nationale et les affaires gouvernementales, la commission des finances du Sénat français, présidée par Philippe Marini, s’est emparée du sujet. Invité le 15 janvier dernier à présenter le point de vue de la Banque de France, Denis Beau, directeur général des opérations, a repris l’essentiel des arguments déjà exposés dans la note du 5 décembre.
Rappelant les fonctions de base d’un monnaie –unité de compte, instrument d’échange et réserve de valeur, il souligne que le bitcoin ne répond à cette définition que «imparfaitement et partiellement». S’il fournit une unité de compte, sa fonction d’échange est limitée aux commerçants qui l’acceptent; quant à son rôle de réserve de valeur, la rapidité et l’ampleur des fluctuations de ses cours en limitent la portée. Alors, interroge Philippe Marini, peut-on dire que le bitcoin, est une fausse monnaie? Réponse: ce n’est pas une monnaie!
Comment définir cette «chose»?
A partir de là, s’engage avec les autres personnalités invitées un dialogue sur la question de ce qu’est le bitcoin, des problèmes qu’il pose, mais aussi de ses éventuels avantages. Philippe Marini, pour l’évoquer, parle de la «chose». L’expression n’est pas restée dans le compte-rendu de cette réunion et c’est dommage. Car tout le problème est là: quelle est cette chose qui n’est pas à proprement parler une monnaie et que l’on ne sait pas vraiment définir.
Gonzague Grandval, président de Paymium, société à l’origine de la plateforme d’échange Bitcoin central, apporte une réponse particulièrement éclairante. Le bitcoin est avant tout une «technologie innovante», c’est «le premier protocole libre en matière de paiement électronique». Et là, ça devient intéressant. Les représentants des Douanes et du Gafi (Groupe d’action financière) rappellent que ce protocole vise à garantir l’anonymat des transactions, ce qui peut en faire un outil d’évasion fiscale et de trafic. Les douanes expliquent qu’elles ont acheté des bitcoins (quelques unités) pour entrer dans le réseau et coincer des trafiquants de stupéfiants.
Dans le même registre, le FBI, l’année dernière, a piégé le site Silk Road, qui a été fermé par décision judiciaire le 2 octobre, mais aurait rouvert le mois suivant. A ce propos, il est rappelé que le FBI détiendrait, lui, une centaine de milliers de bitcoins.
Peut-être un montage frauduleux
Mais cet aspect des choses est-il le plus important? Après tout, on pourrait se poser la question de savoir s’il n’est pas plus dangereux de fabriquer des billets de 500 euros, utilisés dans beaucoup de trafics. On pourrait même s’interroger sur la véritable motivation des créateurs inconnus du bitcoin (on ne sait pas qui se cache réellement sous le nom de Satoshi Nakamoto). Ainsi s’interroge, Jean-Michel Cornu, directeur scientifique de la fondation Internet nouvelle génération, «il y a un débat actuellement pour savoir s'il s'agit d'une chaîne de Ponzi ou non, à savoir un montage financier frauduleux qui consiste à rémunérer les investissements des clients essentiellement par les fonds procurés par les nouveaux entrants».
De fait, ce système extrêmement ingénieux limite la création de bitcoins dans le temps. Au cours des quatre premières années, il en était créé 50 toutes les dix minutes, temps nécessaire pour agréger en blocs et valider des opérations en bitcoins, soit 2,6 millions par an; depuis le 1er janvier 2013 et jusqu’à la fin de 2016, ce nombre est ramené à 25 et il va baisser ensuite jusqu’à un plafond de 21 millions de bitcoins en circulation aux environs de 2040.
Ce système favorise les fondateurs et premiers entrants dans le système, qui ont bénéficié des distributions les plus généreuses du début.
Une innovation, comme la carte bancaire en son temps
Cela dit, ce système favorise l’investissement et l’innovation. On estime aujourd’hui que 100.000 processeurs travaillent dans le réseau bitcoin. Avec cette monnaie, on commence à pouvoir faire beaucoup de choses, comme par exemple payer des pizzas livrées à domicile, mais beaucoup de transactions portent sur l’achat de matériel informatique. En effet, les 25 bitcoins livrés toutes les dix minutes le sont de façon aléatoire aux processeurs qui travaillent à faire des blocs; plus on a de processeurs, plus on a de chances de gagner (les «mineurs», ceux qui travaillent sur le réseau, par analogie avec les chercheurs d’or, ont tout intérêt à se regrouper en pools). Des processeurs ont été spécialement conçus pour effectuer ce travail qui demande de plus en plus de puissance et de rapidité.
Le résultat est là: on a là une technique remarquable qui peut permettre des transactions internationales avec une rapidité sans équivalent si l’on travaille avec les monnaies officielles par l’intermédiaire du système bancaire et à un coût très faible. François Marc, rapporteur de la commission des finances du Sénat, se montre pragmatique: les innovations, comme la carte bancaire en son temps, créent toujours des problèmes et provoquent des réticences, en l’occurrence d’autant plus justifiées qu’il y a avec le bitcoin des dérives et des spéculations, mais ces nouvelles technologies peuvent susciter une «dynamique économique porteuse d’avenir».
De fait, le monde des monnaies virtuelles et en pleine ébullition. Le bitcoin est la plus connue, mais il en existe des dizaines d’autres. En France, beaucoup de travaux sont effectués sur d’autres protocoles dits OpenUDC (Universal Dividend Currencies). Interdire purement et simplement les monnaies libres serait une absurdité.
Un statut à clarifier
En tout cas Delphine d’Amarzit, à la direction du Trésor, ne se place pas dans cette perspective. Il lui semble tout autant impossible de les interdire que de leur donner le statut de monnaie légale. «La question est plutôt de savoir si l'on peut donner une qualification: celle-ci peut-elle relever de catégories existantes ou bien faut-il créer de nouvelles catégories juridiques? Nous sommes conscients de la nécessité de clarifier les choses».
S’agissant de «choses» s’apparentant à des monnaies et permettant des échanges transfrontaliers, on aurait tendance à penser que la clarification devrait se faire au niveau international et d’abord au niveau européen. Pourtant, une fois de plus, chacun avance en ordre dispersé, l’usage du bitcoin se développant en Europe du nord, où l’Allemagne lui a donné une forme de statut légal, et restant peu utilisé dans l’Europe du sud.
Il serait pourtant nécessaire de se mettre d’accord assez vite. Le problème du bitcoin lui-même n’est pas le plus important: qui peut dire quel sort va connaître cette «chose» qui peut s’effondrer demain ou s’avérer une très belle réussite, du moins pour ses créateurs? Mais une nouvelle technique se développe, on ne peut l’ignorer et elle réclame un cadre juridique. Car, même si cela déplait fortement aux adeptes des monnaies libres, fortement influencés par les idées libertariennes, les Etats ne peuvent se désintéresser de cette question.
Gérard Horny