Caroline Proust, alias le capitaine Berthaud dans la série policière Engrenages (Canal +), est arrivée un jour sur le tournage avec son texte en main. Parmi ses répliques, elle était censée dire:
«Arrêtez vos salades commissaire.»
«Non mais vraiment, "arrêtez vos salades commissaire"! J’ai dit au réalisateur: "on change, là c’est pas possible"», confie-t-elle. «Il m’a demandé ce que je voulais dire à la place. Je voulais dire "Ta gueule". Ce n’est pas possible de bien jouer sur une réplique qui dit "arrêtez vos salades".»
Derrière cette anecdote, une petite partie des problèmes des séries françaises. Si la phrase est si mauvaise, pourquoi le réalisateur ou les comédiens n’avaient-ils pas eu l’occasion d’en discuter avec le scénariste? Pourquoi Caroline Proust s’est-elle retrouvée à changer une réplique au moment même du tournage?
Depuis la rentrée 2013, la Femis, prestigieuse école de cinéma parisienne, la 6e meilleure du monde selon le Hollywood Reporter, travaille pour répondre à ces questions et faire en sorte qu’elles ne se posent plus.
Son directeur Marc Nicolas a en effet ouvert une filière consacrée à l’écriture des séries et veut permettre aux Français d’atteindre la qualité et le professionnalisme que l’on envie notamment aux Américains. Car si les séries françaises s’améliorent constamment (Engrenages, Les Revenants, succès critique et public vendu à l’étranger, Les Hommes de l’ombre, Un Village français…), au point que le New York Times leur a rendu hommage dans un article, les mauvaises restent bien plus nombreuses. Et on est encore loin des cultissimes The Wire, Les Soprano, Mad Men, etc.
Les raisons de cet écart sont connues. «On manque d’auteurs formés», juge par exemple Marie Guillaumond, directrice adjointe à la direction artistique de TF1. «Une série est une œuvre colossale. (…) C’est surhumain pour un seul homme. (…) C’est là le nœud de notre problème national. On a beaucoup de mal à entrer dans une logique de création collective», complète dans une tribune Rodolphe Belmer, directeur général adjoint de Canal+, qui produit quelques-unes des meilleures séries françaises.
C’est à ce manque d’écriture en équipe qu’entend s’attaquer la Femis. Il est impossible de travailler vite et en quantité (nécessaire pour une série) seul, et c’est pour cela qu’aux Etats-Unis les scénaristes sont réunis en ateliers d’écriture, parfois à une petite dizaine, sous l’autorité d’un homme-clé, le showrunner.
La théorie de l'auteur? «Un paquet de conneries»
Le showrunner, c’est celui que vous qualifieriez volontiers d’«auteur» d’une série: Vince Gilligan pour Breaking Bad, Aaron Sorkin pour A la Maison Blanche, Matthew Weiner pour Mad Men... Une fois l’argent accordé par les financiers de la série, il est l’empereur du projet: il gère le budget, prend les décisions pratiques et artistiques sur le long terme et au quotidien. Est le plus souvent créateur de la série mais aussi présent en salle d’écriture, sur le tournage et au montage. Et dans tous ces endroits, il a le dernier mot, pour garantir la cohérence artistique de l’objet fini. Mais dirige des dizaines de personnes qui collaborent. Dont les scénaristes, regroupés en atelier, pour écrire, réécrire, réécrire encore scénarios et dialogues.
En France, traditionnellement, ce showrunner n’existe pas. Il y a le réalisateur, qui, dans la tradition du cinéma français d’auteur (quand on parle de cinéma d’auteur, on parle en fait de cinéma d’auteur-réalisateur, dans la tradition impulsée par la Nouvelle Vague) est théoriquement la personne toute puissante, celle qui apparaît le plus haut au générique artistique de la série française. Vince Gilligan, créateur de Breaking Bad, confiait au Guardian en septembre 2013:
«La pire chose que les Français nous aient jamais donné, c’est la théorie de l’auteur. C’est un paquet de conneries. Personne ne fabrique un film tout seul. Encore moins une série télévisée.»
Mais l'«auteur» n’est pas si puissant que ça dans une série française, car il ne supervise pas l’écriture. Il y a les scénaristes, moins nombreux qu’aux Etats-Unis et qui travaillent plutôt seuls. Et il y a un ou plusieurs producteurs, au rôle variable.
Sur le modèle des films, ce sont souvent ceux qui financent, laissant aux réalisateurs une marge de liberté plus ou moins grande selon leur bankabilité et leur renom. «Mais leur rôle est bien moins défini qu'aux Etats-Unis, où ils ont un droit de regard sur l'aspect général de la série, mais n'assurent pas forcément le financement», précise Marjolaine Boutet, spécialiste des séries, maître de conférences et qui enseigne l’analyse de séries à la Fémis.
En France, les producteurs vont très souvent être ceux qui négocient avec la chaîne, d’où une influence «souvent non négligeable», souligne la chercheuse.
«Mais leur rôle n'est pas très clair. C'est aussi l'un des buts de la Fémis que de clarifier les rôles et métiers de chacun.»
Apprendre l'humilité
Jean-Marc Brondolo, réalisateur de plusieurs épisodes de saisons passées d’Engrenages, de Reporters, d’Un Village français et actuellement de la deuxième saison des Hommes de l’Ombre, fait partie de l’équipe enseignante de la filière série de la Fémis. Il raconte que, notamment pour des raisons d’ego, «s’il y avait un chef d’orchestre de l’écriture, on ne fonctionnait pas comme un atelier». Car pour qu’un atelier fonctionne, estime Fabrice de la Patellière, directeur de la fiction de Canal+, «il faut une hiérarchie dans la salle, ce que les auteurs doivent accepter. Or certains auteurs acceptent et ensuite ça se passe mal. On a souvent essayé de marier des auteurs et c’est dur. Mais ça s’améliore».
«Etre extrêmement humble, toujours capable de se remettre en question et d’écouter les autres, c’est l’une des choses cruciales que l’on va apprendre aux élèves», espère Franck Philippon, scénariste (Maison Close, No Limit), et co-créateur de la série Les Limiers (France Télévisions). «Ici on apprend à gérer son ego», confirme Angela Soupe, 32 ans, l’une des élèves de la nouvelle filière, auteure d’une web série pleine d’ambition produite par les Nouvelles écritures de France Télé: Les textapes d’Alice.
«Je crois qu’on est douze ego très forts dans la promotion, mais à travailler ensemble en permanence, sur les ateliers, on est obligés de s’écouter, d’apprendre. Moi je me sens déjà moins égoïste, sourit-elle, quelques mois après la rentrée. Au début on sentait qu’on avait tous eu l’habitude de bosser seuls avant et qu’il fallait comprendre que l’inverse était enrichissant.»
Les Textapes d'Alice, d'Angela Soupe
La même alchimie doit être atteinte avec les autres métiers impliqués dans une série, auteurs, réalisateurs, scénaristes. Pour Franck Philippon, il est «important d’apprendre un langage commun aux producteurs, diffuseurs, réalisateurs et donc comprendre leur métier, leur mode de fonctionnement, leurs enjeux. C’est ce qui fait défaut actuellement. Pour un scénariste, ça ne suffit pas d’être un bon auteur, il faut aussi saisir la logique des séries. Cette compréhension réciproque, c’est ce qui permet qu’elles soient bonnes et belles».
Aux Etats-Unis, par exemple, où les séances de lecture collective des scénarios par les acteurs sont chose courante, c’est l’occasion pour le showrunner et les scénaristes d’entendre le texte, de pouvoir l’améliorer; pour les comédiens, de se familiariser avec lui, voire de proposer des modifications afin d’éviter de devoir les demander au dernier moment sur le plateau, ce qui ralentit le tournage, voire impose des jours supplémentaires (ça a un coût, qui peut devenir supérieur à celui d’un atelier d’écriture).
En France, les choses changent peu à peu. Caroline Proust en témoigne:
«Jusqu’à présent on a eu les textes une semaine avant de tourner. Au début j’avais demandé des séances de lecture à Alain Clert [producteur des trois premières saisons] et il m’avait dit “non, les acteurs tirent la couverture à eux et on va perdre du temps”. Là sur la saison 5 [en cours de tournage] on fait des lectures pour la première fois.»
Le réalisateur Jean-Marc Brondolo avec Caroline Proust ©Frédéric Simon / Son & Lumière / Canal+
La Fémis voudrait aussi apprendre à ses élèves à comprendre les demandes et contraintes des chaînes. Ce n’est pas toujours le cas des scénaristes actuels (en cause toujours: ce manque de communication et de compréhension les uns des autres) qui, faute de connaissance du terrain par exemple, écrivent parfois des scènes beaucoup trop chères à réaliser.
Et pour gérer cette complexité, les élèves apprennent sur le terrain des séries déjà existantes. «Nous allons notamment les faire travailler sur Fais pas ci fais pas ça, Reporters et Sections de recherche. Ils commencent la semaine prochaine un atelier avec l’équipe de Plus Belle la vie. La contrainte de production quotidienne, c’est un entraînement génial» s’enthousiasme Marc Nicolas.
Plateau de la Fémis, ©Kristen Pelou.
Bien sûr, il ne faut pas surestimer le poids de la filière, dont la première promotion ne se compose que de douze étudiants, un nombre qui n’est a priori pas amené à évoluer pour les promotions suivantes et qui ne suffira pas à remplir les salles d’écriture de toutes les chaînes, même en additionnant les quelques formations existant déjà à la Sorbonne ou au CEEA.
Manque de scénaristes
«Comme diffuseur, nous souffrons de la lenteur du processus d’écriture, dû au manque de scénaristes» qui s’ajoute au déficit de collaboration décrit. «Si on avait plus de scénaristes, il y aurait moins d’écart entre les différentes saisons, c’est sûr que ce serait plus rapide», confirme Fabrice de la Pattelière. Les saisons des séries américaines se suivent chaque année. En France, il faut au moins patienter deux ans entre chaque saison.
La filière devrait contribuer à remédier au mépris qu’a longtemps subi le genre sériel en France, qui n’a pas incité les bons scénaristes à aller vers lui. «C’est un signal fort», s’enthousiasme Marie Guillaumond.
Mais les choses s’accélèreraient aussi si les chaînes n’attendaient pas de savoir si une série fonctionne pour lancer la saison suivante. Les diffuseurs attendent parfois la diffusion entière d’une saison, de connaître l’audience de tous les épisodes, pour lancer l’écriture de la suivante. Et c’est là une question d’audace, pas de manque de scénaristes.
Tant qu’aucune série ne fait un carton, les diffuseurs seront hésitants. Les Revenants, par exemple, avec ses audiences, son succès critique, sa diffusion à l’étranger, fait du bien à tout le secteur. Mais il faudrait tenter des dizaines, voire des centaines de séries comme Les Revenants pour que les séries deviennent en France une véritable industrie –ce qu’elles ne sont pas encore.
Quand une chaîne ne commande que trois séries par an, elle ne peut pas prendre le risque de se tromper. Donc elle joue la sûreté. «Si cette attitude de précaution est rationnelle, ce n’est pas celle qui autorise la plus grande liberté, la plus grande innovation», remarque Marc Nicolas.
«Or, c’est l’innovation qui tire un genre vers le haut et entraîne les plus grands succès. La tentation de refaire ce qui a déjà marché, dans toutes les industries culturelles, est très grande.»
Danemark vs France
Les chaînes cachent leur frilosité derrière la taille du marché français: on ose moins dans un pays de 65 millions de potentiels spectateurs que dans un pays où ils sont 300. A cela la Fémis a une réponse: mettre sur le marché des scénaristes capables d’inventer un modèle spécifique pour la France. Sven Clausen l’a fait le pour le Danemark (et ses 6 millions d’habitants).
Ancien réalisateur devenu directeur des programmes au sein de la télévision publique danoise, Clausen a décidé, dans les années 1980, qu’il fallait arrêter de faire «du Derrick local». Il passe quatre ans aux Etats-Unis, entre 1990 et 1994. C’est l’époque d’Urgences. Il étudie les méthodes de production, rentre et adapte comme cela convient à son pays. Au lieu de faire des grosses séries à saisons multiples, il se concentre sur des plus petits objets. Trois saisons. Depuis: Taxa, The Killing, Borgen, et le système s’étend aux pays voisins (Bron, Real Humans...)
Borgen © Mike Kollöffel, DR Fiktion, Arte / © ZDF/Tine Harden
«Ces séries ont des propos universels, elles sont intelligentes, exigeantes. Et elles ne sont pas exportables parce qu’elles parlent anglais et ont des effets spéciaux. Elles sont exportables parce que les thèmes parlent à tout le monde, parce qu’elles sont bonnes», souligne Marjolaine Boutet.
On n’a pourtant pas découvert soudainement, dans les pays scandinaves, une génération spontanée d’Aaron Sorkin. Sven Clausen a créé un système industriel qui permette à des Aaron Sorkin de naître. Un système propre au Danemark, qui s’articule avec les spécificités du pays. C’est ce qu’il nous faut et que la Fémis cherche. La France ne manque pas de talent, elle ne manque que du système qui laisse ces talents émerger, qui soit adapté à la fabrication de séries. Et donne envie aux chaînes de tenter des choses.
Marie Guillaumond, de TF1, assure:
«Nous avons envie de faire des séries qui marchent, mais nous ne nous fermons aucune porte. Nous sommes dépendants des offres des producteurs et des scénaristes. C’est l’offre qui fait l’ambition.»
Qu’ont-ils à offrir, les douze élus de la Fémis? Ils lorgnent essentiellement du côté d’Arte et de Canal+. Parlent de drame social. De séries réalistes qu’ils ne décrivent pas mais que l’on devine assez frères Dardenne meets The Wire. Doutent encore du potentiel pourtant énorme de TF1.
Durant les interviews (un peu plus de la moitié de la promo) conduites par Slate, la jeune personne qui rêverait de faire pour TF1 le Desperate Housewives français, une série très grand public et canon dans son genre, ne s’est pas manifestée. Une série qui mettrait fin au mythe, incompréhensible mais persistant, selon lequel Plus Belle la vie est une super série française.
L’une des élèves lance même:
«Moi de toute façon je ne suis pas d’accord politiquement avec TF1 donc je ne veux pas travailler avec eux.»
Oubliant qu’aux Etats-Unis par exemple, la Fox, chaîne qui appartient à NewsCorp, conglomérat média conservateur de Murdoch, diffuse depuis 25 ans, avec Les Simpson, l’un des programmes les plus satiriques de l’audiovisuel américain. Ou des séries luttant contre l’homophobie comme Glee, ou féministe comme The Mindy Project. Et que si 24 Heures Chrono (Fox également) a certes colporté une idéologie pro-torture, elle a contribué à révolutionner l’écriture sérielle.
Mais l’on sent aussi chez ces élèves un appétit de changement, une grande ambition. L’intelligence pour absorber le diagnostic que leur directeur a mis presque une décennie à établir pour monter une filière en réelle adéquation avec le secteur.
Peut-être aussi que de fil en aiguilles, certains, après avoir écrit quelques séries, prendront des postes à la direction des chaînes. Garderont leurs envies et se souviendront de leurs cours et de leur étude des séries. Il y a peut-être dans cette promotion le Sven Clausen français.
Mise à jour du 14/01: Une photo montrant Manuel Boursinhac et légendée Jean-Marc Brondolo par erreur a été remplacée par une photo montrant effectivement Jean-Marc Brondolo.
Charlotte Pudlowski
Les séries françaises de 2014
Sur TF1: Résistances, avec Fanny Ardant; Interventions, avec Anthony Delon
Sur France Télévisions: Les Textapes d'Alice (web-série sur France 4, le 16 janvier) Les Hommes de l'Ombre (France 2)
Sur Canal +: suite de Tunnel (jusqu'à fin janvier), Kaboul Kitchen (saison 2 en janvier), Braquo (saison 3 en février), Engrenages (saison 5), Mafiosa (saison 5), Working girls (saison 3)