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En Espagne comme en France, le bouleversement des modes de vie effraye

Temps de lecture : 5 min

L'interdiction de l'avortement en Espagne serait une incongruité à l’aune de l’extension des droits de l’individu qui caractérise les pays démocratiques depuis des décennies. Mais en Espagne comme en France, les institutions catholiques tirent parti du vertige qui saisit nos sociétés face aux transformations rapides des modes de vie.

Diner chez les Sopranos
Diner chez les Sopranos

En Espagne, le gouvernement Rajoy envisage d’interdire le recours à l’avortement (sauf pour des cas exceptionnels, viols ou santé de la mère). Un revers dans l’histoire de l’émancipation des femmes, un coup d’arrêt inédit, une incongruité à l’aune de l’extension des droits de l’individu qui caractérise les pays démocratiques depuis des décennies. Ici, comme en France avec la Manif pour Tous en 2012-2013, les institutions catholiques mènent une contre-offensive, tirant parti du vertige qui saisit ces sociétés face aux transformations rapides des modes de vie, un séisme culturel dans lequel se conjuguent désirs d’autonomie et progrès technologiques. Ce projet de loi a t-il des chances d’aboutir?

En Espagne, une révolution sidérante des modes de vie

Dans les années 70-80, suite à la Movida, la famille espagnole s’est engagée dans la modernité, comme partout en Europe, mais avec de vraies spécificités. Partant d’une situation très traditionnelle, le divorce a été interdit jusqu’en 1981 et l’avortement légalisé seulement en 2010, l’Espagne a effectué en trois décennies une révolution sidérante. On s’y marie peu, le taux de nuptialité y est un des plus bas d’Europe, et l’âge du mariage ne cesse de reculer: pour les hommes il est passé de 27 ans en 1975 à 35 ans en 2010 (32 ans pour les femmes). On y divorce autant qu’en France. On fait peu d’enfants, 1, 4 enfant par femme, un taux parmi les plus défavorables d’Europe, alors que dans ce pays très catholique la famille moyenne comportait 3 enfants en 1965. Plus d’un tiers d’entre eux nait hors mariage. L’Espagne a adopté une loi instituant le mariage gay dès 2005 -il concerne 3% des mariages, environ. Autre particularité, les adultes mettent du temps pour quitter le foyer parental, une tendance qui s’est même accentuée dans la période récente avec le chômage qui touche sévèrement les jeunes: en 2012, 38 % des 25-34 ans habitent encore chez leur parents, 43 % pour les hommes.

En France, la famille est aussi chamboulée, mais pas tant que cela

En France, pays laïcisé et, sur certains points plus en avance (l’avortement a été légalisé en 1975), l’individualisme a aussi pris le pas sur la famille, mais sous des formes différentes. D’abord, le nombre de personnes qui vivent seules ne cesse d’augmenter, un phénomène du pour une part à l’allongement de la vie, mais aussi à des choix, et à la fragilité des liens conjugaux. Cet attrait pour la vie en solo est confirmé par la croissance du nombre de célibataires et de divorcés, et par l’effritement du nombre de mariages.

Quelle place l’enfant détient-il dans cette évolution? Ici, la natalité est dynamique –un peu plus de deux enfants par femme, un chiffre stabilisé depuis quelques années, mais supérieur à celui des années 1990. Parallèlement, une majorité d’enfants nait dans un foyer non marié. De surcroit, l’enfant est de plus en plus souvent destiné à vivre soit dans une famille monoparentale, deux enfants sur dix environ (soit 86% de plus qu’en 1994), ou dans une famille recomposée, un enfant sur dix (178% de plus qu’en 1994). Ce sont les familles recomposées qui se sont le plus développées, même si leur nombre demeure largement inférieur à celui des familles monoparentales.

Reste qu’en 2011 près de 75 % des enfants de moins de 18 ans vivent avec leur deux parents biologiques, 71 % de familles classiques, plus ceux qui, issus d’un couple recomposé, habitent avec leurs deux parents et éventuellement avec des demi sœurs ou demi frères. La famille est donc chamboulée, mais pas autant que les films ou les téléfilms le dépeignent à l’envi.

La société française hésite

Autre type nouveau de famille: celle qui réunit des parents du même sexe. Là encore, les chiffres invitent à garder la tête froide. En 2011, 198 000 personnes se déclarent en couple de même sexe contre 31 748 000 personnes se déclarant en couple, soit 0,6%. Et parmi les homosexuels en couple, seulement un sur 10 réside avec un enfant en son sein.

A l’aune de ces tendances, il est plausible, que la désaffection pour la vie en couple et la montée de la vie en solitaire et de la mono ou pluri parentalité se poursuivent à un rythme régulier pour longtemps. Cependant, tout changement dans la composition familiale étant particulièrement coûteux en terme économique (logements, déplacements, etc), d’une part, et, la famille se posant en recours majeur face aux menaces dans l’emploi, de l’autre, la crise peut-elle mettre un frein au train follement lancé de l’individualisation des parcours? Pour le moment, les éléments qui, en France, pourraient l’attester sont ténus: après une décrue continue depuis 20 ans, le nombre de mariages a augmenté en 2012; le nombre de divorces stagne ces dernières années; et le nombre des adultes de 25-34 ans vivant chez leurs parents croit un peu (12 % en 2012 contre 8 % en 2007). Ces données marquent plutôt une hésitation de la société française face au grand vent de l’autonomie individuelle qu’un renversement de tendance.

La tolérance continue à progresser

L’individualisme adopte donc des visages différents en Espagne et en France. Dans le premier pays, on note 18% d’adultes vivant seuls, contre 34% dans le second. Si, pour de multiples raisons (tradition, niveau économique, politique familiale, etc), la vie clanique est clairement plus en vigueur en Espagne qu’en France, en revanche cette dernière est plus nataliste –dans une conception moderne de la procréation, indépendamment de l’ancrage dans un foyer traditionnel. Enfin, dans les deux pays, le mariage a perdu sa sacralité.

La montée de l’individualisme et les perturbations de la famille suscitent des appréhensions, des attitudes mitigées et parfois contradictoires, mais pas au point de remettre en cause radicalement les grandes tendances de l’opinion. Bien sûr, dans la plupart des enquêtes françaises, 90% des personnes pensent que «pour grandir en étant heureux, un enfant a besoin d’un foyer avec un père et une mère», mais une tolérance, et même une vision optimiste, se dégagent envers des modèles de familles atypiques, les plus jeunes étant d’ailleurs souvent les plus ouverts à l’égard de ces évolutions. Pour le mariage gay, par exemple, l’opinion a nettement évolué vers l’acceptation: entre 2000 et 2012 l’opinion favorable est passée de 48% à 63% (+ 15 points). Cependant, au cours de l’année 2012-2013, l'évolution a été plus contrastée, les opinions favorables sont demeurées majoritaires, mais l’attitude envers l’adoption par les couples homosexuels, de favorable est devenue quelque peu minoritaire, sauf précisément chez les 18-24 ans. De même, en Espagne, les habitants ne semblent nullement souhaiter un retour à la pénalisation de l’avortement (53% des Espagnols appuient l’actuelle législation, contre 37% favorables au projet Rajoy, selon un sondage Metroscopia). Cette tolérance n’est guère surprenante: accepter que chacun conduise sa vie privée comme bon lui semble, cette pensée s’est imposée comme dominante au cours des trente dernières années en Europe.

Pourtant, des conceptions portées par un catholicisme conservateur rencontrent quelques succès, difficile de le nier. Comment expliquer cette vague traditionnaliste alors que, dans les têtes et dans les comportements, la conception la plus libre de l’individu est en train de triompher? Comment expliquer ce contraste entre les aspirations à l’individualisme et un certain retour du religieux sur la scène publique?

Monique Dagnaud

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